La clé de l’engagement
est la manière de s’engager
Méditant-militant
Combien de tentatives de changer ou révolutionner la société ont fini par échouer, voire mal tourner, à cause du «pénible facteur humain»? Combien d’activistes finissent dans une dépression d’épuisement (burn out) faute d’avoir su garder la juste distance par rapport à leur cause? La transition écologique appelle à une transformation intérieure, personnelle et collective. La voie de la personne «méditante-militante» offre quelques pistes fécondes.
Je n’ai jamais été adepte de la spiritualité sub specie aeternitatis, déconnectée des réalités du monde dans une époque particulière. Il y a bien sûr une Réalité ultime, divine, au-delà du temps et de l’espace, dont je suis appelé à faire l’expérience. Mais en même temps, cet Esprit ou ce Souffle auquel je m’ouvre n’acquiert sa plénitude de sens et sa fécondité que s’il se manifeste – à travers mon être – dans la transformation du monde et de la matière. C’est pour moi d’autant plus fort que la tradition – chrétienne orthodoxe – dans laquelle je m’inscris confesse un Dieu qui s’est fait chair par nature en Jésus-Christ, et qui continue à se faire chair par la grâce dans chaque personne qui, comme Marie, dit «oui» à son mystère.
Cette nécessité d’une incarnation sur tous les plans – intérieur et extérieur, personnel et collectif – a toujours été une évidence pour moi, depuis mes premiers pas décidés et conscients sur la Voie il y a plus de trente ans. Comme sociologue, journaliste puis responsable d’ONG, je me suis toujours engagé dans des actions pour la paix, la justice, la sauvegarde de la Création ou encore le respect des droits humains. Cet engagement citoyen et politique découle organiquement de mon cheminement spirituel. Ce dernier inspire et nourrit mon engagement. La recherche du «Qui suis-je?» et la quête de l’Un conduisent à la communion avec les autres – humains et autres qu’humains – et au désir d’un monde plus solidaire et fraternel. Pour paraphraser Andrew Cohen , l’éveil spirituel dans l’ici et maintenant est un réservoir inépuisable d’énergie et d’action pour le futur. Je suis, dans ma liberté, co-responsable de sa création.
L’aventure de la transition
En même temps, en formulant les choses de cette manière, il peut demeurer comme une forme de dualisme entre la vie spirituelle et l’engagement. Or aujourd’hui, dans ma conscience et mon vécu, transformation de soi et transformation du monde ne sont plus simplement mis en boucle – ce que j’ai souvent affirmé – mais en réalité ne font qu’un. L’accomplissement de cette unité dans l’être et son incarnation dans l’existence la plus quotidienne sont à mon sens la clé – incontournable – pour ce que l’écopsychologue Joanna Macy appelle l’«aventure essentielle» du temps présent: l’engagement – au plan collectif et personnel – pour la transition d’une société de croissance matérielle autodestructrice vers une société qui soutient et célèbre la vie, car fondée sur une harmonie et fraternité retrouvées entre les humains ainsi qu’avec la Terre et tous les êtres qui l’habitent.
La transition doit être entendue au sens fort de son étymologie latine: «trans-ire», qui signifie aller «au-delà».
La transition doit être entendue au sens fort de son étymologie latine: «trans-ire», qui signifie aller «au-delà». A l’heure de l’anthropocène, où l’être humain est devenu une force géologique qui dévaste les écosystèmes et dérègle le climat par ses activités, il ne s’agit pas seulement de procéder à quelques arrangements dans un ensemble qui globalement subsiste, mais d’opérer un changement de paradigme, équivalent dans son ampleur à la révolution du Néolithique il y a 10’000 ans et à la révolution industrielle il y a deux siècles. Si ces dernières étaient mues en bonne partie par les progrès techniques – invention de l’agriculture et de la machine à vapeur –, la métamorphose globale à opérer obéira à une évolution de la conscience et des valeurs, une transformation des modes d’être et de vivre. Elle reposera notamment sur l’expérience de notre unité et interdépendance avec la toile de la vie. Son moteur sera donc intérieur avant d’être extérieur.
Besoin d’une métanoia
Cette transition n’est pas qu’un doux rêve d’idéalistes en mal d’utopie. Comme l’a bien montré un film comme Demain, elle est déjà à l’œuvre à travers l’émergence d’alternatives dans différents domaines comme l’agroécologie, la permaculture, les nouvelles formes d’éducation, les monnaies complémentaires, les villes en transition, etc. En même temps – et Demain ne l’aborde guère – ma conviction est que ces initiatives ne seront pas durables et n’aboutiront pas au changement de paradigme requis sans une transformation intérieure, spirituelle, de celles et ceux qui les portent.
Combien de tentatives de changer ou révolutionner la société ont fini par échouer, voire mal tourner? Combien de projets pour un altermonde se sont enlisés ou dérapent faute d’avoir su gérer ce que Pierre Rabhi appelle le PFH («pénible facteur humain») : les problèmes d’ego, de pouvoir et d’argent, ainsi que les «forces cachées» – passions, peurs, blessures –qui pervertissent nos actions en apparence les plus vertueuses? Combien d’organisations – faute de structures et de processus de gouvernance adéquats – sont minées par des tensions et querelles intestines? Combien d’activistes finissent dans une dépression d’épuisement (burn out) faute d’avoir su garder la juste distance par rapport à leur cause? Sur le principe, une monnaie locale complémentaire, c’est bien, mais cela ne suffit pas si rien ne change dans la relation à l’argent et la nature marchande des échanges. Promouvoir les énergies alternatives, c’est extra, mais en veillant à respecter l’harmonie du paysage et avec l’objectif de consommer moins…
Sri Aurobindo l’avait déjà dit à sa manière: «Espérer un véritable changement dans la vie et la société sans un changement de la nature humaine est une proposition irrationnelle et antispirituelle; c’est demander un miracle impossible.» Autrement dit, si rien ne change au-dedans de l’être humain et des organisations, rien ne sera jamais vraiment changé au-dehors. La transition implique une métanoia personnelle et collective, c’est-à-dire un changement radical et global de nos manières de voir et de croire, de penser et de connaître, d’être et de vivre, une transformation fondamentale de nous-mêmes et de nos relations aux autres, humains et non-humains. On ne «met pas du vin nouveau dans de vieilles outres» (Lc 5,37).
Question d’attitudes intérieures
Pour reprendre l’expression du philosophe Ken Wilber, une spiritualité «intégrale» devrait non seulement ouvrir sur la prise en charge citoyenne du monde et de ses problèmes, mais aussi obéir à un mode d’être spirituel. Pour moi, plus important encore que l’engagement est la manière de s’engager. Plusieurs attitudes intérieures me semblent particulièrement importantes. Elles définissent la personne «méditante-militante» comme figure de l’être en transition, engagé avec «dégagement» dans le changement de cap. Elles créent les conditions pour transformer le PFH en «précieux facteur humain»:
Le non agir. La question est de savoir ce qui est au centre – l’ego ou le Souffle – et au service de quoi: soi-même ou une réalité plus grande que soi. A l’agir du petit moi volontariste, la personne «méditante-militante» substitue le «non-agir», au sens taoïste du terme. Celui-ci n’est pas la passivité et l’inertie, mais l’action contemplative, ouverte à l’énergie cosmique et divine qui la traverse, au flux de vie qui agit et coule nuit et jour à travers nous à partir du moment où nous nous y rendons présents, où nous rejoignons le centre de notre être où jaillit la Source, où nous lâchons prise pour laisser place à ce qui vient et ne cesse de s’engendrer.
L’humilité. C’est la mère des vertus, selon les Pères de l’Eglise. Elle répond à l’orgueil qui est la matrice de la démesure à l’origine des désordres humains et écologiques. «Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des cieux est à eux» (Mt 5,3). Sa racine étymologique est la même que celle de l’humain: l’humus, la terre dont nous sommes tirés et à laquelle nous retournerons. L’humilité nous invite à prendre conscience de notre finitude et à accepter nos limites. La personne «méditante-militante», en ce sens, se méfie du militantisme sacrificiel et de sa prétention implicite à détenir la vérité et à sauver le monde. Elle agit dans la conscience modeste du sens et de la fragilité de son engagement.
L’intention juste. «L’arbre est déjà contenu dans la semence», disait Gandhi. Autrement dit, la qualité véritable de notre action dépend de nos motivations profondes, de l’orientation de nos désirs et de l’authenticité de nos intentions. Non pas celles que l’on expose dans les belles histoires que l’on se raconte si souvent à soi-même et aux autres, mais celles – parfois inconscientes – qui se trouvent au fond du cœur. Les découvrir suppose un travail de discernement et de connaissance de soi. Une nécessité pour que, faute d’avoir été amenées à la conscience et transformées, elles n’empoisonnent pas nos relations et nos manières d’agir.
Dans la profondeur
La fécondité. A l’efficacité, définie par des critères rationnels à plus ou moins court terme, la personne «méditante-militante» préfère la fécondité, qui porte des fruits parfois invisibles et à long terme. Là où l’efficacité peut conduire à forcer le cours des choses en fonction d’un programme, d’un modèle et d’un résultat mesurable, la fécondité impose de s’insérer dans un processus de transformation silencieuse déjà en cours, de discerner le potentiel d’une situation, de prévoir et saisir l’occasion pour accomplir un pas vers sa réalisation. Ce n’est pas en tirant sur sa tige que l’on fait pousser une plante, mais en préparant la terre, plantant une graine, arrosant le plant, sarclant à son pied, dans l’attente patiente qu’elle porte ses fruits et que quelque chose émerge. L’émergence est un concept libérateur, car elle inscrit notre effort dans la durée, elle fait du temps un allié plutôt qu’un adversaire, elle nous dispense de rien prouver par des résultats immédiats.
Le subtil. Notre société est obsédée non seulement par l’efficacité, mais aussi par l’utile. Les deux sont les mamelles du rendement, de la volonté de contrôle et de l’avidité prédatrice. Regarder le monde à travers les lunettes de l’utilitarisme, c’est passer à côté de l’essentiel, de ce qui compte vraiment et n’est réductible à aucun calcul, de ce qui a de la valeur et est hors de prix. A l’utile, la personne «méditante-militante» substitue le subtil. Comme le rappelle justement Pascal Chabot , le mot vient du latin «sub-tela» qui, dans l’art du tissage, désigne la trame cachée sous la toile. Le subtil renvoie à ce que l’on ne voit pas, mais qui constitue le fondement des choses. Le philosophe Raimon Panikkar parlait à cet égard de la Trinité radicale, de l’unité – déjà là et non encore accomplie – entre le divin, l’humain et le cosmique, tri-unité qui structure le réel en profondeur. Le subtil est ce qui crée du lien, relie les fils de la toile de la vie et de la tapisserie du monde à venir que chacun tisse par ses pensées et ses actions.
Le détachement. Dans la dynamique de la fécondité, le travail s’accomplit dans la profondeur, l’invisible, la conscience aussi de l’incertitude des résultats. Ceux-ci, d’ailleurs, ne nous appartiennent pas. C’est l’enseignement central de la Bhagavad-Gita, que l’on retrouve sous des formes variées dans d’autres traditions spirituelles: l’action juste et vraie est don, offrande de soi, sans attente d’une rémunération ou d’une récompense. Elle suppose le détachement par rapport à ses fruits. C’est précisément par cette qualité de don que nos actions s’ouvrent à l’action de l’Esprit, aux énergies divines, et qu’elles trouvent, paradoxalement, leur plus grande fécondité. Cela revient à être à soi tout en renonçant à soi, à recevoir dans la gratitude pour pouvoir donner dans la gratuité.
La force de la coopération
Les moyens. L’engagement, disait Albert Camus, c’est «servir la dignité de l’homme par des moyens qui restent dignes au milieu d’une histoire qui ne l’est pas». Autrement dit, la fin ne justifie pas les moyens, mais ceux-ci transforment la fin. Il n’y a pas de chemin vers la paix, la justice et la sauvegarde de la Création, mais celles-ci sont le chemin. Dans une démarche collective, essentielle à la transition, l’autre ne doit pas être considéré comme un moyen, mais comme une fin. L’enjeu est, pour reprendre les catégories du philosophe juif Martin Buber, d’établir avec les autres une relation «Je-Tu» plutôt que «Je-Cela». Ce dernier est superficiel, unilatéral, instrumental, délibéré, empreint par la mentalité dualiste. L’autre y devient un objet: il est analysé, évalué, utilisé. Le «Je-Tu» en revanche est profond, réciproque, dialogal, inspiré par une grâce. Il constitue la dimension de la vraie vie, le lieu où l’humain accède à sa pleine humanité. L’autre est reconnu comme un sujet, unique: il est rencontré, accueilli tel qu’il est, sans jugement. La dualité devient communion, union sans fusion ni confusion. Un espace s’ouvre où Dieu se manifeste, le «Tu éternel» qui «par essence ne peut jamais devenir un Cela».
Le pouvoir de. Au pouvoir sur, fondé sur un modèle de possession et de domination où l’autre est un concurrent, la personne «méditante-militante» oppose le pouvoir de, centré sur un modèle de coopération et de confiance où l’autre devient un allié. La peur fait place à la confiance. La question fondamentale n’est pas: «Que puis-je gagner?», mais «que puis-je donner?» De l’ordre de l’être plutôt que de l’avoir, le pouvoir de s’accroît à partir du moment où il se partage. Il n’est pas une fin mais un moyen. Il ne repose pas sur un capital – argent, information, contacts – à accroître et à garder pour soi, mais sur des capacités qui s’agrandissent dans la synergie avec d’autres et se nourrissent des connexions avec la toile de la vie. Il ne consiste pas à imposer notre volonté, mais à développer des partenariats et des intelligences collectives qui rendent possible ce que nous ne pouvons accomplir seuls. Il encourage la «capacitation» : donner à ceux qui ne croyaient pas avoir voix au chapitre la possibilité d’exprimer ce qui leur semble essentiel. Sans partager notre vision et unir nos forces avec d’autres, il nous sera impossible d’arriver à bon port.
Dans la Présence et le Souffle
L’acquisition de ces attitudes intérieures est le fruit d’une transformation spirituelle. Les Evangiles parlent de métanoia, qui signifie littéralement: «changement de l’esprit». Il s’agit d’une levée et mutation de conscience qui suppose trois mouvements intérieurs.
D’abord, un retour au centre, un recentrage du cerveau raisonnant vers le cœur profond. Selon les Pères de l’Eglise, le cœur est le siège de l’unité de l’être, «le centre le plus central de l’homme, sa profondeur la plus profonde» . Il est le lieu – «supra-conscient» ou «transconscient» – où convergent toutes les puissances spirituelles, psychiques et corporelles de l’homme, où s’opèrent les choix fondamentaux de l’existence, où se réalise la communion avec Dieu, les autres et le monde.
C’est notamment parce que nous sommes divisés intérieurement que nous sommes si souvent incohérents.
Ensuite, une ouverture de ce même cœur et de notre chair – indissociable de celle du monde – au souffle de l’Esprit pour qu’il les vivifie, les libère, les féconde. Cela implique un travail de purification de tout ce qui les encombre, fait obstacle à l’action des énergies incréées et à l’éveil. «Heureux les cœurs purs: ils verront Dieu» (Mt 5,8).
Enfin, un processus de réunification intérieure et d’harmonisation de toutes nos facultés vers une unité, au-delà des dualismes. C’est notamment parce que nous sommes divisés intérieurement que nous sommes si souvent incohérents, exposés aux dérives du PFH. Cette unification doit se produire à plusieurs niveaux: entre les parties de notre être – corps, âme et intellect spirituel – qui sont souvent déconnectées; entre les divers modes de notre relation au monde: être, vivre, sentir, comprendre; entre les différents niveaux du réel qu’il convient d’intégrer dans notre être pour devenir pleinement une personne.
L'énergie de la prière
L’un des outils de cette transformation est la prière-méditation comme soutien de l’existence, inspiration de l’action, orientation de chaque nouvelle journée. Personnellement, je pratique l’invocation du Nom de Jésus ou prière du cœur. Prier-méditer, c’est rétablir la communication avec le Vivant qui ne demande qu’à s’incarner à chaque instant en chacun de nous, revivifier le lien avec le «Je suis» qui désire être un avec nous. C’est se rendre présent à la Présence divine qui emplit tout de son amour, au Souffle qui anime le cosmos tout entier.
Plus cette Présence et ce Souffle trouvent d’espace en nous pour se déployer, moins il reste de place pour l’ego autocentré et autosuffisant, avec son cinéma intérieur, ses masques et jeux d’identification, ses paquets de mémoire et d’angoisse, sa volonté de puissance et ses avoirs matériels, affectifs, intellectuels et même spirituels, tout cela qui nous enferme sur nous-mêmes, nous empêche d’être dans l’aller et l’à-venir de la Vie. Ce chemin de libération est l’œuvre de toute une vie, à reprendre humblement à chaque instant. Il est indissociable de mon engagement citoyen.