Un laboratoire de (trans)formation
à la transition intérieure

Méditant-militant

Comment chercher à transformer le monde si l’on ne se transforme pas soi-même? C’est brièvement résumé la raison d’être du laboratoire de transition intérieure initié en août 2016 par Michel Maxime Egger et porté par les ONG suisses EPER et Action de Carême. Un lieu de rencontre, d’exploration et d’expérimentation «tête-cœur-mains» pour faire émerger une nouvelle manière de s’engager: la personne méditante-militante. Entretien.

Pourquoi avoir créé un tel laboratoire?

Nous sommes à un moment carrefour de l’histoire de l’humanité. Le système économique dominant, croissanciste, productiviste et consumériste qui repose sur l’illusion d’une croissance matérielle et énergétique illimitée, arrive à une impasse. Il se heurte aux limites de la planète comme de l’être humain. Le burnout, maladie de notre civilisation, en est l’un des signes. Nous sommes entrés, selon certains scientifiques, dans l’anthropocène, une nouvelle ère géologique caractérisée par l’impact global et significatif des activités humaines sur l’écosystème terrestre. Face à un tel bouleversement systémique et aux menaces d’effondrement qui l’accompagnent, il ne suffit plus de réformer le système pour qu’il prenne davantage en compte des éléments sociaux et écologiques, comme le préconise le développement durable.

Aller au-delà de l’écologie extérieure

Que faire de plus ?

L’enjeu est d’aller au-delà et d’entreprendre une transition en profondeur, c’est-à-dire un véritable changement de paradigme. Il s’agit de passer d’un système socio-économique qui détruit le vivant à un autre qui le respecte, le protège et l’honore. Un nouveau système fondé sur un rééquilibrage non seulement des relations entre les humains, mais aussi entre ces derniers et la Terre avec tous les êtres qui l’habitent, dans ses dimensions minérale, végétale et animale. Le vrai enjeu va bien au-delà de la protection de l’environnement. Il s’agit d’opérer une «révolution culturelle courageuse», pour reprendre la formule du pape François dans sa lettre encyclique Laudato si’.

«Un laboratoire de transition intérieure pour promouvoir la transition écologique», Ciel, mon info !, interview de Michel Maxime Egger par Serge Carrel, Lafree TV, 7.11.2018

Quelles sont les dimensions de cette transition?

Il y a des dimensions extérieures qui s’expriment par la prolifération, sur l’ensemble de la planète, d’alternatives que le film Demain illustre à merveille. Notamment dans les domaines de l’énergie, l’éducation, l’habitat, l’agriculture urbaine, les monnaies complémentaires, les éco-quartiers ou les villes en transition. Mais, dans la transition, il y a aussi des dimensions intérieures, culturelles, psychologiques et spirituelles. Comme le souligne le paysan, écrivain et philosophe Pierre Rabhi, toutes ces initiatives sont nécessaires, mais si l’être humain n’évolue pas, ce sera un échec de plus.

Comment se manifeste cette transition intérieure?

D’un côté, par un système de valeurs et une vision du monde. Elle s’inscrit dans notre imaginaire: comment, par exemple, percevons-nous la nature? N’est-elle qu’un stock de ressources ou bien est-elle dotée d’une âme avec une dimension spirituelle pour ne pas dire sacrée? Nous pouvons fort bien nous engager dans le développement durable tout en considérant la Terre comme une réserve de matières premières, en ayant un usage plus raisonnable de ces dernières pour qu’elles puissent durer davantage. Mais cela ne signifie pas encore que nous changeons notre perception de la nature.

L’expérience montre que ces écogestes ne prennent véritablement leur sens et ne sont durables que s’ils sont enracinés dans l’être.

D’un autre côté, la transformation s’exprime dans des modes de vie. Nous pouvons par exemple décider de consommer moins, bio et de manière équitable, d’utiliser davantage les transports publics et de composter nos déchets. L’expérience montre que ces écogestes ne prennent véritablement leur sens et ne sont durables que s’ils sont enracinés dans l’être. Ainsi, le consumérisme questionne notre idéal d’accomplissement humain. Que faisons-nous de notre puissance de désir? Cherchons-nous à la libérer de tous les mécanismes par lesquels les marchés la capturent et l’instrumentalisent? On pourrait aussi parler de nos peurs, en particulier celle de manquer – derrière laquelle se cache l’angoisse de mourir – qui nourrit notre obsession de la croissance et de l’accumulation. Tous ces aspects relèvent de la transition intérieure.

De l'intime au politique

Est-ce une affaire purement individuelle, voire intime, ou une affaire collective?

Certes, on ne pourra jamais imposer la transition intérieure par une loi, et clamer: «Eveil de conscience obligatoire sous peine d’amende ou d’emprisonnement!» Ce serait le pire des totalitarismes. En même temps, on ne peut pas séparer l’individuel et le collectif, l’intérieur et l’extérieur. Changer de paradigme implique d’articuler toutes ces dimensions. Mes choix intimes et personnels ont une incidence sur la marche du monde et sont en partie déterminés par les structures socio-économiques. De plus, c’est au sein de groupes et de communautés que le travail intérieur puise toute sa force. Et la spiritualité n’a de sens que si elle s’ouvre à une dimension collective, voire politique.

Si je change ma vie, à quoi bon si je suis presque seul à le faire, entend-on souvent…

Cessons de nous occuper de ce que les autres font ou non avant d’entreprendre quoi que ce soit! Nous avons le choix entre trois «histoires» ou possibilités: attendre que la technologie et les experts trouvent une solution à nos problèmes, sombrer dans le désespoir et l’enfermement en nous persuadant que ce que nous faisons ne sert à rien, ou au contraire nous engager dans une transition intérieure et extérieure, conscients de nos contraintes et de nos limites mais résolus à faire un premier pas.

Quelques gouttes d’eau dans l’océan?

Tous les grands changements, de l’abolition de l’esclavage à l’émancipation de la femme dans le monde, ont toujours été initiés par des minorités. Plus nous serons nombreux à accomplir ces petits pas, plus cela aura un impact. Regardez le commerce équitable. Dans les années 1970, leurs avocats étaient souvent considérés comme des idéalistes en Birkenstock qui portaient des pulls en laine de lama tricotés main et buvaient du café Ujama qui faisait plus grimacer que sourire par son amertume. Aujourd’hui, dans la grande distribution suisse, plus de la moitié du marché de la banane est issue du commerce équitable.

Un laboratoire comme outil

Pourquoi Pain pour le prochain (PPP), devenue l'EPER en 2022 après sa fusion avec une autre ONG protestante, a-t-elle décidé de s’engager dans cette voie?

L'EPER est l’une des grandes ONG suisses de développement. Elle est issue des Eglises protestantes et existe depuis des décennies. Elle s'engage au Nord et au Sud pour une transition vers de nouveaux modèles d’économie et de production alimentaire. Elle mène chaque année avec Action de Carême, dans les semaines avant Pâques, une campagne de sensibilisation de la population sur les enjeux Nord-Sud, en mettant en lumière l’impact de nos comportements de consommateurs sur les pays du Sud. Enfin, en lien avec Alliance Sud, l'EPER joue un rôle de lobbying politique: nous avons par exemple contribué de manière importante au lancement de l’initiative pour des multinationales responsables.

En complément de toutes ces activités qui ont déjà une dimension de transition, nous sommes convaincus de la nécessité d’un changement radical vers un autre système. Avec le Laboratoire de transition intérieure, l’idée n’est pas de créer de nouveaux projets d’énergie alternative ou d’agriculture urbaine qui existent déjà, mais de mettre l’accent sur les dimensions intérieures de la transition, en lien avec les racines spirituelles de l'EPER et d'Action de Carême.

Quel sens donner au laboratoire que vous avez fondé?

En jouant avec les mots et en trafiquant l’étymologie, il y a dans le mot laboratoire «labor» qui signifie travail en latin, et «orare» qui signifie prier. Ce laboratoire a pour vocation de faire le lien entre la transformation du monde et la transformation de soi, l’extérieur et l’intérieur, la contemplation et l'engagement. Il propose une nouvelle manière de s’engager: celle de la personne méditante-militante, qui allie contemplation et action dans des relations profonde et de qualité à soi, aux autres, au vivant et au mystère sacré du plus grand que soi. Il est à l’interface de plusieurs mondes: les milieux d’Eglise avec l’écospiritualité comme première porte d’entrée, la société civile et les initiatives de transition au sens large, avec un accent sur l’écopsychologie, et les spiritualités holistiques.

Un enjeu est de tisser le lien entre la contemplation et l’engagement.

Ce sont des approches complémentaires qui prennent en compte les dimensions intérieures de la transition écologique. L’écospiritualité fait explicitement référence à une transcendance, à un mystère divin, l’écopsychologie explore les interrelations entre la psyché humaine et la nature, sans forcément s’ouvrir au sacré. Ce laboratoire est un lieu d’expérimentation qui n’existe pour l’instant qu’en Suisse romande. Nous nous donnons quelques années après lesquelles nous ferons un bilan et étudierons les possibilités de l’ouvrir à une perspective nationale.

Vous encouragez donc les liens entre les milieux d’Eglises et la société civile?

En effet, ainsi que le montrent des études universitaires[1], avec en particulier pour objet le Laboratoire, la spiritualité peut agir comme un moteur de la transition, et inversement la transition peut aussi agir comme un moteur de renouveau spirituel dans les milieux d’Eglise. Le courant circule dans les deux sens.

Comment avez-vous procédé pour mettre sur pied ce laboratoire?

Je ne me suis pas installé dans mon bureau, maniant des concepts et élaborant des produits pour ensuite essayer de les «vendre» à l’extérieur. Ma première tâche a été d’identifier les personnes ou les organisations avec lesquelles je sentais un potentiel de co-création. J’ai mené quelques septante entretiens, dans les milieux d’Eglise, académiques, de la transition et de la société civile. L’idée était et est toujours de faire émerger des synergies et des partenariats. Plusieurs cercles (recherche, soutien psychologique et essaimage) sont nés autour du laboratoire, avec des personnes choisies pour leur proximité de cœur et d’esprit.

Dans la transition intérieure, il y a une forte part d’intimité, voire de secret ou de mystère. Est-il toujours possible de tout verbaliser?

Comme dans le domaine de la spiritualité, il y a une part indicible et intime qui doit certainement le rester. En même temps, le travail d’intelligence collective permet de faire émerger des choses et de les formuler. Il ne s’agit pas de presser notre intellect comme un citron, mais de vivre une dynamique de groupe qui mobilise les différentes dimensions de notre être, physique, émotionnelle, intuitive et spirituelle, afin de nourrir ce qui plus tard s’exprimera sous une forme plus mentale. Cela suppose, dans l’espace protégé du groupe, que chacun laisse peu à peu tomber ses armures, en étant authentiques.

Axes d'incarnation

Dans les faits, comment se manifeste cette transition?

Un élément clé est notre propre mode de fonctionnement, en tant qu’organisation. Pain pour le prochain avait compris que, pour être crédible dans son engagement pour la transition, elle devait aussi revoir fondamentalement son fonctionnement interne et ses structures. D’où un chemin vers l’holacratie qui est une forme nouvelle de gouvernance partagée inspirée du vivant et fondée sur de nouveaux modes d’intelligence collective, avec des cercles et des rôles plutôt que des cahiers des charges. Chaque personne se voit confier davantage de responsabilité et est encouragée à être audacieuse et créative. C'est l'un des défis de l'EPER, en tant qu'organisation fusionnée, d'intégrer de plus en plus ce type de gouvernance.

Quelles sont les principales activités du laboratoire ?

Elles se déploient sur plusieurs axes. Il y a d’abord des activités de sensibilisation, avec notamment des tables rondes, des conférences, des pièces de théâtre interactives, la participation à des événements et manifestations publiques comme des festivals. Nous avons aussi une page web et une plateforme Facebook ouverte, et nous sommes bien présents dans les médias. Une autre activité essentielle, à travers des ateliers et des parcours sur plusieurs soirées, jours ou même mois comme la voie de la personne méditante-militante, est la (tans)formation. Elle vise à développer nos ressources intérieures et changer notre imaginaire pour un nouveau monde possible. Cela implique notamment un travail sur ce qui, en nous, fait obstacle à un engagement: un travail sur nos peurs, nos doutes, des sentiments très répandus dans la population comme la tristesse, le découragement et l’impuissance – qui font d’ailleurs le lit des populismes. Nous travaillons à « composter » ces différentes émotions pour en faire des énergies mobilisatrices.

La transition intérieure vise à changer notre imaginaire pour un nouveau monde possible.

Beaucoup de transitionnaires souffrent d'épuisement et nombre d'initiatives sont confrontées à des problèmes d’ego, de pouvoir, de conflits d’intérêt ou d’argent à résoudre, le fameux PFH, «pénible facteur humain»! Pour transformer le P en «précieux», il existe des outils efficaces qui nous permettent de remodeler les postures intérieures qui nous limitent et nous entravent. De ces espaces de (trans)formation peuvent émerger des personnes multiplicatrices ou essaimeuses, porteuses de la transition intérieure par leur expérience et capables de la diffuser. Nous développons à cet égard des collaborations avec divers réseaux et initiatives, nationaux et internationaux. On y soigne la dimension de l’être et pas seulement celle du faire.

Vous mentionnez aussi les conversations carbone. De quoi s’agit-il?

Les Artisans de la transition, une association suisse issue de La Revue durable, ont commencé de promouvoir en Suisse francophone une méthode développée dans le monde anglo-saxon: lors de six soirées de deux heures, des ateliers participatifs de huit personnes combinent données factuelles, discussions de groupe, exercices et jeux autour de questions comme le logement, la mobilité, la consommation et l'alimentation. Le tout est riche de perspectives positives et a pour objectif une réduction concrète de l’empreinte carbone des personnes qui participent. Ces dernières sont confrontées à leurs incohérences, leurs désirs parfois contradictoires et à ce qui en elles fait obstacle aux changement requis. Le processus permet de découvrir toutes les possibilités, souvent insoupçonnées, de diminuer ses émissions de gaz à effet serre, et, avec le soutien des autres, d'accroître la motivation à changer de comportement. Le Laboratoire, qui comptent plusieurs personnes formées à la facilitation, participe à la diffusion des conversations carbones dans les milieux d'Eglise en Suisse romande, et ses organisations porteuses (l'EPER et Action de Carême) les ont lancées dans le monde alémanique.

Finalement, personne ne sait vraiment ce qui va émerger de tout cela?

En effet. Nous sommes un peu comme des alchimistes qui, après avoir combiné certains métaux mis à l’épreuve du feu, observent ce qui se passe. A la mise en lumière de nos expériences de vie, nous observons ce qui se passe, en nous et chez les autres. Un exercice d'humilité et de reliance profonde, d’unité dans la diversité.

Notes

[1] Irene Becci, Christophe Monnot, «Spiritualité et religion: nouveaux carburants vers la transition énergétique?», Histoire, monde et cultures religieuses, 2016/4, n° 40, p. 93-109.

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