Manuel, essai, traité, boîte à outils…? Naviguant entre tous ces genres, l’ouvrage foisonnant que vous tenez entre les mains a quelque chose d’indéfinissable. Il est le fruit d’une quête et d’une expérience de vie. C’est ce qui fait sa force, sa singularité et sa richesse. Il est né de la métanoïa d’une femme qui, bousculée par la transition écologique radicale de son frère et de sa belle-sœur, se réveille brutalement à la fin des années 2010. Et se demande comment elle a pu rester si longtemps endormie face aux effondrements en cours et à venir, aux bouleversements planétaires comme les dérèglements climatiques ou la sixième extinction des espèces.
Ainsi qu’elle le raconte, son frère joue alors un peu le rôle de Morpheus dans le film Matrix. Elle renonce aux «pilules bleues» consolatrices et aux réconforts illusoires de la société – y compris ceux de la psychothérapie traditionnelle – pour prendre la «pilule rouge» qu’il lui tend. Autrement dit, elle sort de sa bulle de confort et plonge dans les gouffres du réel, extérieur et intérieur. Pour cette chercheuse dans l’âme, c’est le commencement d’une mise en question personnelle et professionnelle profonde ainsi que d’une recherche ardente. Dans cette nouvelle phase de son chemin de vie, jalonnée de récits collapsologiques, marquée par l’écoanxiété et nourrie aussi par d’heureuses synchronicités, elle découvre l’écopsychologie. Une «ouverture vertigineuse» et un «cadeau de la vie» qui suscitent en elle un grand «eurêka» et rabattent les cartes de son existence.
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Emmanuelle trouve dans cette mouvance transdisciplinaire le chaînon manquant dans sa formation de psychologue développementaliste. Un espace de liberté dans un champ universitaire et une corporation qu’elle estime trop souvent «hors sol» et loin des besoins actuels. Une contribution tellement essentielle qu’elle va, portée par son enthousiasme et un engagement militant, participer à la création de l’Association française d’écopsychologie (AFECOP) en 2021.
Notre autrice investit l’écopsychologie corps et âme. Elle la considère comme une «roue de médecine» et l’intègre dans son cheminement personnel, sa vision du monde et sa pratique professionnelle. Mais surtout, ainsi qu’en témoigne ce livre, elle se l’approprie de manière subjective et créative en y intégrant d’autres apports, issus notamment du taoïsme, du chamanisme, de la philosophie et de l’écospiritualité. Elle convoque d’innombrables idées, auteurs et grilles de lecture qui ont nourri sa transition intérieure et dont elle offre une synthèse personnelle.
Mais toujours, signifiée par des souvenirs, des témoignages et des «mots-remèdes», l’expérience est première. Les modèles théoriques exposés ne proviennent pas seulement d’une réflexion en chambre et d’un travail livresque (considérable), mais de la praxis, en particulier du terrain clinique. Ils ne sont pas une fin en soi, mais l’appel à une expérience en retour dont ils servent de support. D’où les nombreux exercices et pratiques qui jalonnent le processus de guérison et de transformation proposé. D’où également, le refus assumé par Emmanuelle d’une approche académique ou cartésienne au profit d’une écriture le plus proche possible de l’ébullition de la vie et de ses propres ressentis, douloureux et joyeux. Avec des métaphores en forme de jeux de mots et des néologismes comme la «soyauté» pour dire l’espace sacré tissé d’interdépendances d’où émergent les actions des «méditantes-militantes». Avec parfois aussi des formules qui pourront surprendre, paraître un peu excessives ou sans nuances, mais qui sont d’abord l’expression d’une sensibilité vive et d’un tempérament de feu. L’autrice ne parle pas qu’avec sa raison analytique et logique, mais avec ses tripes. Il y a de l’appel, pour ne pas dire du cri, dans ses écrits.
L’écopsychologie donne en particulier à Emmanuelle une approche stimulante pour éclairer autrement et plus profondément le burn-out. Une maladie de civilisation, dont l’accompagnement est l’une de ses spécialités depuis plus de dix ans et qui constitue le cœur de cet ouvrage. Cuisante, souvent brutale, elle a pour vertu de nous obliger à regarder ce qu’on ne voulait pas voir.
L’autrice la décrit comme un incendie qui consume non seulement les ressources physiologiques, émotionnelles, cognitives, sensibles et relationnelles de la personne, mais aussi celles de la planète. Sa thèse, très juste et encore insuffisamment comprise, c’est précisément qu’il existe un lien circulaire entre l’épuisement de notre corps – via un mental avide et surchauffé – et celui de la Terre. Le second est le miroir du premier qui en est la cause. Les deux sont soumis à un stress systémique et dévastateur, généré par la loi du «toujours plus, toujours plus vite» et la démesure du système croissanciste, productiviste et consumériste.
Surtout, le burn-out humain et celui du vivant ont les mêmes racines. Ils proviennent, explique Emmanuelle, de la «folie» paradigmatique issue de la modernité occidentale et dans laquelle nous avons été engrammés. En l’occurrence, cinq paradigmes ou systèmes de représentation qui, fondés sur l’illusion d’une planète et d’un corps aux ressources illimitées et inépuisables, conduisent à une série de dualismes ou séparations (entre le mental et les émotions, l’humain et le vivant) ainsi qu’à la chosification du vivant soumis à la violence des dominations systémiques. Hérités d’une culture, ces paradigmes toxiques et pathogènes vivent à l’intérieur de nous. Ils colonisent notre imaginaire, parasitent notre âme, nous morcèlent et nous aliènent, ferment et durcissent le cœur, nous conduisent à maltraiter notre être ainsi que la Terre.
La prise de conscience et la déconstruction de ces «paradigmes destructeurs du vivant» constituent le début d’un chemin de guérison conjointe de l’être humain et de la Terre. Un processus holistique, alchimique, complexe, dynamique et non linéaire, qui vise à les transformer en «paradigmes médecines», c’est-à-dire en forces de résilience, de compassion et d’amour, de discernement et de sagesse. À travers cette spirale, dont Emmanuelle décrit par le menu les différentes étapes, le burn-out devient l’occasion d’une métamorphose individuelle et collective. Avec pour objectifs ou fruits de réenchanter notre imaginaire; «régénérer le lien intime au vivant» dont nous sommes parts et qui fait partie de nous jusqu’aux strates les plus archaïques de notre inconscient; nous unifier intérieurement corps, âme et esprit; développer des savoir-être et savoir-faire pour prendre soin et accroître notre résilience. Une telle mutation a un caractère initiatique. En effet, si dans le burn-out il n’y a plus d’avant possible, dans le processus de guérison il n’y a plus de retour en arrière possible.
Toute cette démarche est au cœur d’une école créée par Emmanuelle en 2023. Elle ne relève pas du développement personnel, du moins pas au sens où le propage l’«happycratie» ou industrie du bonheur, nouvel avatar de l’ère néolibérale très en vogue aujourd’hui. Le but n’est pas d’accroître son bien-être égotique, apprendre à vivre mieux dans un monde qui va mal en pensant «positivement», s’épanouir en devenant la meilleure version de soi-même. Il s’agit de passer du moi égocentré au soi écocentré en nous ouvrant, ainsi que le propose l’écospiritualité dont Emmanuelle se sent proche, au mystère du plus grand que soi et à une sacralité entre Terre et Ciel.
Tout libératrice qu’elle soit, une telle métamorphose n’est pas une sinécure. Elle implique en effet d’oser regarder ses parts d’ombre, démasquer les jeux de l’ego, déjouer les freins et résistances, composter des émotions difficiles et opérer certains deuils. Cela signifie accepter de mourir à des croyances, attachements, savoirs, conforts et autres conditionnements pour renaître à autre chose.
La transition intérieure est, au final, un processus d’empuissancement pour habiter le monde et le temps autrement, participer, de manière consciente et active, à ce que l’écophilosophe Joanna Macy appelle le «changement de cap»: le passage d’un système de démesure écocide à des sociétés de sobriété qui soutiennent le vivant. Elle ne prend son sens et sa fécondité qu’en s’incarnant dans des engagements. Avec la conscience que si les défis planétaires ne pourront pas être résolus sans une transformation profonde de la pensée, des modes d’être et d’action, le burn-out conjoint de l’être humain et de la Terre doit être resitué dans le contexte des structures socio-économiques. Celles-ci sont des expressions de la psyché collective, qui se reflètent dans la psyché individuelle. Elles conditionnent des attitudes et comportements envers la Terre.
À l’instar de la danse entre le yin et le yang, il s’agit d’articuler en permanence l’individuel et le collectif, l’intime et le socio-politique, le privé et le public. Pour Emmanuelle, fascinée par le symbole du Tao, une forme de danse continue et sans fin, toujours recommencée, entre notre oikos intérieur et notre oikos extérieur. Une voie que l’on ne suit pas seul dans son coin, mais avec d’autres. D’où l’importance des réseaux de liens et de soutien, des espaces collectifs existants ou à créer.
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Ultimement, dans cette interconnexion retrouvée, qui suppose beaucoup d’humilité, la clé est de créer un espace où le vivant pourra agir, déployer sa puissance de création, de vie et de résilience. Car c’est lui, pour reprendre Emmanuelle, qui «fait tout le boulot». Tout l’enjeu est donc de lui faire de la place dans notre oikos intérieur et notre oikos extérieur, pour qu’il puisse agir en nous et dans nos relations. Un «grand-œuvre» pour lequel cet ouvrage offre des pistes utiles, riches et fécondes.