Alan Lucien Øyen:
raconte-toi ou meurs!

Visions

Une vraie réflexion sur une problématique contemporaine essentielle à travers une chorégraphie époustouflante. Voilà ce qu’offrent le jeune Danois Alan Lucien Øyen et sa compagnie Winter Guests avec Story, story die. Une pièce de théâtre dansé qui prend à bras-le corps le rôle du storytelling dans nos vies et notre époque. Avec ses promesses et ses désillusions, ses vérités et ses mensonges.

Story, story, die était au programme du récent festival de danse STEP, qui a tourné dans toute la Suisse. Le titre est éloquent. Story renvoie à la place croissante de la narration – en particulier de soi – dans le monde actuel. Le mouvement de la transition en a fait, comme composante clé de l’imaginaire, l’un des moteurs de la transformation individuelle et sociétale à opérer. «Changer d’histoire pour changer l’Histoire», disait Cyril Dion, auteur du film Demain.

Les récits ont un triple pouvoir : subversif pour déconstruire les croyances qui sous-tendent le système croissanciste, productiviste et consumériste, et nous aider à sortir des modèles dominants écocides. Créatif pour imaginer – avec d’autres – des futurs désirables. Mobilisateur pour se rassembler autour d’une vision et d’un socle de valeurs communes, et créer une dynamique de métamorphose.

Je me raconte, donc je suis

La vogue sociétale du storytelling n’a pas que ce versant collectif et souvent vertueux, même s’il comporte aussi ses œillères, en particulier idéologiques. Elle a également un versant individuel et de masse, notamment à travers les réseaux sociaux. C’est cette réalité qu’Alan Lucien Øyen explore avec force, en en dévoilant la face mortifère signifié par le mot «die».

Le titre Story, story, die fait référence à un jeu où, dans un cercle, quelqu’un commence à raconter une histoire. A tout moment, à brûle-pourpoint, l’animateur peut demander à un.e autre participant.e de continuer le récit. Si elle hésite ou bafouille, tout le monde crie « meurt ! », et elle est éliminée.

Pour l’écrivain, metteur en scène et chorégraphe, ce jeu est une métaphore de notre monde actuel et de la nouvelle normativité sociale, où se raconter et se montrer est devenu un must pour «exister». «Je me raconte, je selfie, donc je suis». Cela, dans une immédiateté et une course au «toujours plus, toujours plus vite» dictées par les médias sociaux comme Instagram, Snapchat, Facebook, Pinterest ou encore Twitter. Accumuler les «like» pour se sentir aimé.e. Multiplier les «post» pour plaire aux algorithmes. Réagir – vite – pour rester dans le coup. S’inscrire dans des réseaux pour se sentir moins seul.e. Diffuser en temps réel ce que l’on vit pour attirer l’attention. Rendre publique son intimité pour étancher sa soif de reconnaissance.

D’où une pression sociale qui peut être énorme. Avec ses shoots de dopamine quand les émojis admiratifs s’affichent. Avec les peurs: ne pas être aimé.e ou estimé.e, ne pas être à la hauteur, disparaître du paysage, être mal jugé.e… Avec aussi tous les risques de captation, d’addiction, de dérapage et de lynchage qu’on connaît, les emballements de réactions qu’on ne maîtrise pas et qui peuvent «tuer» une personne. Des coups de feu claquent sur la scène.

Le grand théâtre du monde

Pour Øyen, les réseaux sociaux ne sont qu’une forme exacerbée d’une réalité sociale plus large. Souvenons-nous de Shakespeare dans Comme il vous plaira: «Le monde entier est une scène, hommes et femmes, tous, n’y sont que des acteurs. Chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties, et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles.» On pourrait aussi citer Blaise Pascal: «Nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire; et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver cet être imaginaire.»

Nombre d’auteurs, de Pirandello au sociologue Erving Goffman, ont décrit la société comme un théâtre où chacun.e joue un rôle, porte des masques, devient le miroir plus ou déformant de l’autre. Nous sommes une «espèce fabulatrice» (Nancy Huston) et toute histoire est toujours une réinterprétation, une réinvention de la réalité. Dans la pièce d’Øyen, même le squelette – qui devrait être une matière incontestable, antérieure à toutes les chairs dont on va l’habiller et le travestir – est une création des autres. Un squelette blanc est ainsi dessiné sur le corps d’un des danseurs, préalablement déshabillé et peint en noir par les autres.

Entre le vrai et le faux

Dans ce grand cirque ou bal masqué que sont la société et les réseaux sociaux, il y a ce que l’on dit de soi, ce que l’on fait et ce que l’on est vraiment, mais aussi ce que les autres nous renvoient comme commentaire et comme image. Il y a notre personne et le personnage que nous jouons ou souhaitons être. Il y a la vie réelle dans son quotidien le plus trivial, la vie rêvée et la vie que l’on projette et expose à travers les histoires que l’on (se) raconte, projette ou expose.

Au carrefour du théâtre et de la danse, dans la ligne du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch, Øyen et ses sept interprètes virtuoses venus du monde entier explorent physiquement ce jeu de miroirs (et de dupes?), les liens et les tensions entre tous ces plans qui s’entremêlent. Ils jouent pour cela sur les résonances et les discordances, les confluences et les décalages entre les corps et les paroles, les gestes et les mots, les mouvements et les textes qui fusent à travers l’espace, en voix in ou off, dont certains semblent sortis d’un chat.

On entend ainsi des interrogations: Tout peut arriver: quelles sont les chances?.. Est-ce que tu aimes?… Ai-je changé?… Comment va ta vie?… Où est ma maison?… Es-tu heureux?… Combien d’argent as-tu?… Mais aussi des affirmations: Je te reconnais… Je me reconnais en toi… Je te suis, je t’aime… Je suis toujours moi, j’ai changé… Je suis comme vous êtes… Je suis content que tu existes. Et le cri final: Je ne suis pas moi, je suis ici.

En passant de situations très réalistes à des scènes quasi surréalistes comme l’irruption d’un personnage déguisé en ours, les figures dansantes ne cessent – comme les réseaux sociaux – de brouiller les frontières entre le réel et le virtuel. D’où cette question, qui sous-tend et traverse l’ensemble de l’œuvre: où est le vrai et où est le faux? En sachant qu’en les confondant ou en creusant le fossé entre les deux, on génère du mal-être.

Relations tronquées

Il résulte de ces explorations des tableaux quasi cinématographiques, inspirés par l’expériences des danseurs. Un chapelet de moments animés et traversés par une énergie folle, fulgurante. Dans toute cette agitation – intérieure et extérieure, propre à chacune ou aux interactions – l’enjeu ultime, c’est la relation.

Sur scène, les relations sont globalement tout sauf simples et harmonieuses. Elles sont le plus souvent tortueuses et torturées. La violence, la manipulation, la défiance, l’abandon, les coups et les humiliations l’emportent sur la douceur, la bienveillance, la confiance, la fidélité, les caresses et les valorisations. Le groupe peut être un soutien, mis aussi une source d’oppression et de dénigrement.

C’est pourquoi, sur les réseaux sociaux, les soi-disant liens entre les gens sont fréquemment illusoires. Story, story, die est emblématique: il est très difficile, sinon périlleux, de se montrer dans sa nudité ou vérité, avec ses pensées inavouées et ses fragilités. Se dévoiler, c’est risquer d’être jugé.e et rejeté.e, comme Erwan à qui l’on dit qu’il est «sans ambition, stupide, faible, inutile». Il convient en revanche de se montrer sous son meilleur jour. Quitte à (se) tromper, faire semblant, retoucher son image. C’est pourquoi, dans leur essence, les réseaux sociaux sont l’inverse de l’amour, qui suppose d’oser être soi, d’apprendre à se connaître et s’apprécier tel quel l’on est, avec ses zones d’ombres et ses vulnérabilités.

En fait, dans les mouvements browniens des corps et des mots qui se déploient sur la scène, tout finit par se retourner en son contraire: l’émancipation devient enfermement, l’identité aliénation, l’hyperconnexion solitude, la conversation monologue, l’amour haine, le succès échec, le bonheur malheur.

Le saint se connaît et ne s’exhibe point, disait Lao-tseu

Faux moi narcissique

Surtout, l’amour et la reconnaissance auxquels les personnages aspirent ne sont que des illusions, fabriquées par le marché et la technologie. Des idéaux qui s’éloignent et se travestissent au fur et à mesure qu’ils s’en approchent. Le «faux moi» qui consomme et s’exhibe règne en maître, recouvre sans cesse le Soi véritable. La prolifération des «post» et des «like» alimente le vide existentiel qu’elle est censée combler.

Dans cette version du storytelling, on est loin de l’«identité narrative» chère au philosophe Paul Ricoeur. Le titre d’un de ses livres fondateurs en donne la clé: Soi-même comme un autre. Pas de solipsisme, mais la construction de soi dans la découverte de la part d’altérité qui nous constitue et dans l’ouverture à l’autre qui non seulement fait partie de notre être, mais dont nous avons besoin pour naître et grandir dans des relations dialogiques «Je-Tu» plutôt qu’instrumentales «Je-Cela» (Martin Buber).

Sur Internet, c’est tout l’inverse: soi-même comme soi-même. L’autre qu’on mobilise et dont on dépend pour exister, n’existe pas pour lui-même, mais comme instrument de valorisation de soi. Les interactions et les partages sont déterminants, mais comme outils de sa propre visibilité. Non seulement l’autre n’a pas de réalité, mais il n’y a pas vraiment de «nous» possible, sinon comme refuge et tribu face à l’ennemi. La communauté sert de défense et de caisse de résonance pour l’ego. Affichées sans cesse pour capter l’attention et se distinguer des autres tout en faisant partie de la masse, la singularité et l’unicité ne sont en fait que des avatars, des expressions standardisées de la foire aux vanités égotiques.

La pièce d’Øyen le montre bien. Sur les réseaux sociaux, l’autre qu’on rencontre est soi-même. Un soi mis en scène, donc mis à distance. Nous cessons d’être des sujets pour devenir les objets de nos propres représentations. Du coup, paradoxe vertigineux, on ne «meurt» pas seulement (comme personnage social) de ne pas se raconter, on meurt aussi (comme personne tout court) de se raconter. Narcisse se noie dans la fascination de sa propre image. A force de ne vivre que pour et par soi-même, les autres disparaissent et on n’existe plus pour pour eux.

«Le saint se connaît et ne s’exhibe point», disait Lao-tseu (Tao tö king, LXXIII).

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