Au cœur de la relation,
le mystère du divin
Écospiritualité
«La transmission sur sacré au cœur du vivant.» Tel était le thème du dernier forum A Ciel Ouvert, qui s’est tenu à Aix-les-Bains en novembre 2024. Difficile d’imaginer un sujet plus beau et essentiel, mais aussi plus actuel et d’une certaine manière «politique». Pourquoi? Parce que si l’on va à ses racines, tout le système croissanciste, productiviste et consumériste qui épuise la Terre et les humains, qui dérègle le climat et détruit la biodiversité, est le fruit d’une désacralisation du vivant.

La modernité occidentale, d’où provient le système écocide, s’est pour une bonne part construite et développée contre et en dehors du sacré du vivant. Il en a résulté une nature désenchantée, privée d’âme et d’intériorité, coupée du divin, réduite à sa dimension matérielle. Un stock de ressources que l’être humain a du coup dominé, manipulé et marchandisé sans limites. Oui, les dégradations écologiques et sociales sont l’expression d’une culture qui a sacrifié le divin et la Création sur l’autel de l’argent, du profit et de la technique.
C’est pourquoi, si l’on veut répondre en profondeur aux bouleversements écologiques, il est essentiel de retrouver la sacralité du vivant. C’est l’un des enjeux spirituels de la grande transition écologique et sociale à opérer, au sens fort de l’étymologie latine «trans-ire»: «aller au-delà». Un véritable changement de paradigme, qui nous emmène infiniment plus loin que le développement durable. L’enjeu de cette mutation individuelle et collective est de retrouver le sens du sacré pour nourrir le respect de la Terre et de tous les êtres qui l’habitent.
L’espace de la Présence
Mais qu’est-ce que le sacré? Pour beaucoup de personnes, est sacré ce qui a une grande valeur. Une valeur inestimable. Par exemple, la Terre est sacrée, parce qu’elle nous porte, nous nourrit, nous donne tout ce dont nous avons besoin pour exister. Mais aussi parce qu’elle est pleine d’une sagesse dont nous n’avons souvent pas vraiment ou suffisamment conscience, que nous peinons à écouter.
Tout cela est juste. On peut cependant aller plus profond, en particulier en suivant les enseignements écospirituels des grandes traditions de sagesse. Dans une perspective chrétienne, qui est celle dans laquelle je m’inscris et que je connais le mieux, le vivant a une dimension sacrée, parce qu’il est l’œuvre de Dieu, la manifestation de sa bonté, le reflet de sa beauté, le miroir de sa beauté. Mais aussi, et plus encore, le lieu de sa présence.
Dans la sensibilité contemporaine, le sacré ne sépare plus, mais relie.
Je pense à cet oracle de Dieu chez le prophète Jérémie: «N’est-ce pas moi qui remplis le ciel et la terre?» (Jr 23,23-4). En résonance avec ce verset biblique, je pourrais citer nombre de textes qui voient une mystique dans un arbre, une fleur, la rosée du matin, qui parlent du cosmos comme un «langage de l’amour de Dieu», du vivant habité et animé par l’Esprit saint. Grégoire Palamas, un grand théologien byzantin du XIVe siècle, compare la Création à un vaste buisson ardent – pareil à celui où Dieu se révèle à Moïse (Ex 3,1-14) – rayonnant des énergies divines.
Dans cette approche, on quitte la compréhension traditionnelle du sacré: ce qui «est (mis) à part», coupé du profane. Autrement dit, le domaine du «Tout Autre», tissé de règles et d’interdits, au nom duquel on a commis tant d’exclusions et de violences. Dans la sensibilité contemporaine, le sacré ne sépare plus, mais relie; il n’est plus limité à certains lieux, mais est potentiellement partout; il n’est plus réservé à certaines personnes consacrées, mais est accessible à toutes et à tous. En définitive, il n’existe plus qu’une seule réalité, orientée vers le haut ou vers le bas, sacralisée ou profanée selon notre regard et notre rapport au monde.
Appel à l’expérience
Le sacré est donc l’expression de Dieu et de sa présence, la manifestation de l’invisible dans le visible, de l’infini dans le fini, de l’éternité dans le temps, de l’Un dans la diversité. Cette Présence – et cela pose la question de la transmission du sacré – dépasse ma compréhension rationnelle, tout ce que je peux en dire ou en connaître. Elle est un mystère, au-delà de tous les noms que les traditions lui ont donnés: Dieu, le Souffle, l’Esprit, le Réel ultime, l’être, la Source ou encore le divin. Un mystère cela ne s’explique pas, ne se démontre pas, ne se résout pas comme une énigme. Un mystère, cela se vit, se célèbre, se chante et se danse.
En matière (éco)spirituelle, on ne peut transmettre et enseigner que ce que l’on est et que l’on connaît. La connaissance du sacré, qui est celle de la présence mystérieuse et du langage de Dieu dans le vivant, est d’abord une expérience. C’est ce qu’écrit saint Bernard de Clairvaux à l’un de ses disciples: «Crois-en mon expérience, on apprend beaucoup plus dans les bois que dans les livres : les arbres et les rochers t’enseigneront des choses que tu ne saurais connaître autrement.»
Cette expérience n’est pas un savoir sur, mais une connaissance de. Une connaissance par participation, communion, illumination, qui nous ouvre à un autre plan de réalité et de conscience. Une co-naissance où nous naissons avec ce qui est à connaître. On notera que, dans la lettre de saint Bernard, l’enseigneur ou l’enseigneuse, celui ou celle qui transmet le sacré, c’est le vivant lui-même, la nature elle-même, les arbres et les rochers. Et, à travers eux, c’est Dieu lui-même qui se révèle.
Les clés de la co-naissance
Mais encore faut-il apprendre à faire silence pour écouter ce que l’Esprit nous susurre dans la brise légère, lire les paroles de Dieu dans le livre de la Création. Encore faut-il être capable de percevoir – au-delà du voile des apparences – la Présence divine qui habite le vivant et qui en est la source. C’est tout l’enjeu du chemin de conversion, de transformation écospirituelle qui – notamment par la prière, la méditation et l’ascèse – a pour but de nous ouvrir de plus en plus à l’Esprit saint, de nous libérer de tout ce qui en nous fait obstacle à son action et à son rayonnement, de nous rendre capables de percevoir les énergies divines qui, comme le dit la mystique Hildegarde de Bingen (XIIe siècle), éveillent l’univers à la vie et pénètrent toute la Création de leur lumière.
Autrement dit, nous sommes, comme Moïse devant le buisson ardent, appelés à ôter nos sandales. Pour Grégoire de Nysse (IVe siècle), enlever ses sandales, c’est se dépouiller des peaux mortes de l’habitude, se délester des projections mentales, préjugés et mémoires qui font écran entre nous et le vivant, entre nous et Dieu. Autrement dit, c’est nous délivrer de tout ce qu’il peut y avoir de mécanique, répétitif et paresseux, objectivant et opacifiant dans nos rapports avec le vivant et les autres.
S’émerveiller, c’est voir le monde comme au premier jour, dans son mouvement et sa nouveauté continuelle.
Il y a plusieurs clés pour cette connaissance, qui sont au cœur du processus de transmission du sacré. Une première, c’est l’éveil et la culture du noûs, mot grec qu’on traduit par esprit (dans la triade corps-âme-esprit) ou intellect spirituel – l’intellectus latin, à ne pas confondre avec la ratio, la raison. C’est la faculté qui rend l’être humain capable de comprendre l’essence de chaque créature dans le dessein de Dieu, d’entrer en contact avec la Réalité ultime, ineffable et invisible du vivant, de s’unir au divin présent dans toute la Création et qui la fonde.
Une deuxième clé, c’est l’émerveillement. Une grâce et une attitude intérieure à cultiver. S’émerveiller, ce n’est pas saisir ou vouloir saisir. C’est, dans l’étreinte de la conscience et du cœur par l’Esprit, être saisi, se laisser saisir par ce qui s’offre à nous, le monde dans sa splendeur, l’autre dans son unicité, le vivant dans sa diversité, le divin dans le créé. C’est voir le monde comme au premier jour, dans son mouvement et sa nouveauté continuelle.
La puissance de l’amour
Une troisième clé, c’est l’amour. Et là, difficile de ne pas penser à Dostoïevski et à ce passage dans Les frères Karamazov: «Aime la création de Dieu tout entière. Aime chaque grain de sable, chaque feuille, chaque rayon de lumière. Aime les animaux, aime les plantes, aime tout. Si tu aimes tout, tu percevras le mystère divin dans les choses.»
Cette évocation de l’amour nous montre que, ultimement, la transmission du sacré est un art de la relation. Il s’agit, pour reprendre la géniale intuition du philosophe Martin Buber, d’instaurer et nourrir – avec toutes les créatures, humaines et autres qu’humaines, et dans toutes les sphères de l’existence – des relations «Je-Tu» plutôt que «Je-Cela». Les relations «Je-Cela» sont caractéristiques du système désacralisant et destructeur du vivant. Elles sont superficielles, unilatérales et instrumentales. Elles divisent et séparent. Elles transforment l’autre – humain et autre qu’un humain – en objet, en un instrument à mon service, pour la satisfaction de mes besoins, intérêts et envies propres. A l’inverse, les relations «Je-Tu» sont profondes, réciproques et dialogiques. Elles unissent, créent de l’unité. L’autre est reconnu comme un sujet, un partenaire.
Et, comme le précise Buber, dans le «Je-Tu», à un certain degré de profondeur et de qualité, un espace s’ouvre où émerge et se manifeste un «Tu» divin qui ne peut jamais être réduit à un «Cela». Cet espace, qui n’est autre que celui de l’agapé, de l’amour, est le lieu par excellence de l’expérience du mystère du sacré dans le vivant et de sa transmission. A cet endroit, l’acte de transmettre ne porte pas sur un contenu, mais sur le fil qui se tisse entre deux âmes, «de cœur à cœur». Il s’agit de faire passer au-delà de soi, à un autre que soi, l’expérience d’une réalité divine qui, fût-elle très intime à notre être, ne nous appartient pas et est toujours plus grande que nous.