Carrie Mae Weems: la forme
des choses

Visions

Quand l’art et la politique se conjuguent et se magnifient mutuellement. Telle est l’expérience puissante que j’ai vécue en découvrant récemment l’œuvre de Carrie Mae Weems au Luma à Arles. La plus grande exposition jamais consacrée en Europe à cette grande artiste et activiste afro-américaine. Une réflexion décoiffante sur les dominations systématiques et la démocratie.

Photographe renommée âgée aujourd’hui de 70 ans, Carrie Mae Weems questionne depuis près de quatre décennies les dominations systémiques en explorant l’image de la femme noire, le racisme, le sexisme, les relations de pouvoir dans la société et au sein de la famille. Elle puise pour cela son inspiration dans l’histoire des communautés afro-américaines. Une mémoire tissée de blessures et de traumatismes, mais aussi de révoltes et d’espoirs. «La violence dirigée contre le corps noir est une réalité qui doit être soigneusement comprise, analysée, et ce, de manière continuelle et non ponctuelle, explique-t-elle. L’histoire se répète. On revient toujours sur le même terrain, mais sous une autre forme. C’est l’une des raisons pour lesquelles les problématiques liées à la race, à l’identité, à la politique et à la violence continuent de s’imposer à nous, et à moi.» [1]

Fantômes du passé

Cette œuvre pionnière prend une résonance brûlante et universelle avec les évolutions récentes aux Etats-Unis – cancer du trumpisme, meurtre de George Floyd, mouvement Black Live Matters – et, plus largement, avec la vague #MeToo, la montée de l’extrême droite et l’exacerbation des conflits autour de l’immigration dans le reste du monde. Comme elle le dit à propos de Trump et de la politique américaine, «en nommant un clown au pouvoir, attendons-nous à un cirque».

Carrie Mae West, «The Shape of Things», extrait, captation privée

Pour travailler ces questions, Carrie Mae Weems agence toutes sortes de matériaux en conjuguant avec brio divers arts et supports : photographie, vidéo, peinture, chant, danse, musique, voix et textes. La profondeur et la subtilité de sa pratique artistique n’empêchent pas l’engagement militant. Au contraire. Pour elle, l’artiste a la responsabilité non seulement de témoigner de son époque et de ce qu’il vit, mais de s’impliquer, de prendre parti : «Je suis persuadée que nous faisons avancer les choses, que nous repoussons les barrières grâce à l’action, à l’indignation, etc. La liberté est la capacité de prendre des risques. Tout ce qui favorise l’entière expression de l’humanité est du bon côté de l’histoire. Et tout ce qui diminue notre humanité est du mauvais côté.» [2]

Il s’agit, à travers cet engagement dans la cité, de semer des graines d’espérance, de résistance et de résilience. Si Carrie Mae Weems, pour reprendre ses mots, «s’intéresse à la manière dont le passé exerce une emprise sur le présent et nous façonne», c’est non seulement pour mieux comprendre notre situation, mais aussi pour aider à nous libérer «des fantômes qui nous hantent, ne cessent de se manifester et continueront de le faire tant que nous ne les aurons pas véritablement affrontés» [3]. Autrement dit, pour relever les défis d’aujourd’hui et de demain, il convient de prendre le passé à bras-le-corps, y compris dans ce qu’il peut avoir de douloureux et traumatisant. L’art peut être un chemin de libération et de guérison, un lieu et un outil pour à la fois transcender et métamorphoser les blessures, les traumas et les sentiments douloureux, les «composter» en engrais pour l’action.

Installation «Seat or Stand or Speak»

Apprendre à écouter

L’exposition présentée au Parc des Ateliers d’Arles regroupe différentes installations. A Case Study nous plonge dans l’histoire de Fred Hampton, un jeune militant des Black Panthers assassiné par la police de Chicago en 1969 pour avoir pris la défense de sa communauté. En contrepoint, dans la conscience que le changement passe par l’être, le faire et le vivre ensemble dans un esprit démocratique, Seat or Stand or Speak invite à se souvenir de l’importance clé de rêver, mais aussi d’apprendre à écouter (les chaises autour du piano) et à oser s’exprimer (les mégaphones).

Mais pour que la parole soit vraie et féconde, il convient qu’elle naisse du plus profond de l’être, donc du silence. On y accède par la contemplation. En ce sens, All Blue – A Contemplative Site offre un espace où s’asseoir et méditer face à un escalier qui se termine par une porte conduisant à un ciel étoilé. Quand tout va trop vite dans tous les sens et que la confusion règne, il importe de prendre une pause, de sortir du flux ou du chaos, de se décentrer. Quoi de plus inspirant que les astres pour s’orienter. Encore faut-il accepter, oser ou vouloir ouvrir la porte.

Installation «All Blue – A Contemplative Site»

Le clou ou plutôt l’acmé de l’exposition est le cyclorama intitulé The Shape of Things. Nous sommes immergés dans le bleu d’un espace circulaire, devant un écran incurvé de 360 degrés. Une enveloppe d’images actuelles et de documents d’archive, de mises en scène nouvelles et d’œuvres anciennes, de sons et de voix, en particulier celle « off » de Carrie Mae Weems. Le film, obéissant à une logique politique-poétique, se déploie en sept parties ou strates dont les motifs s’entrelacent et se répondent.

Démocratie en péril

Tout commence avec « une femme au début du printemps ». En l’occurrence la chorégraphe Okwui Okpokwasili qui, assise sur une chaise, regarde des papiers tomber. Pour être dans le présent et pouvoir imaginer l’avenir, elle doit «se replonger dans le paysage de la mémoire». Et là, confrontée à «une histoire qui a déjà été racontée mille fois», elle scrute l’horizon et tente – au cœur même des horreurs et du toujours plus de la même chose – de percevoir de petites lueurs d’espoir et de rêves, comme des «battements d’ailes de colombes». L’espoir, dit la narratrice, est à la fois «ce qui manque et est espéré».

Les parties suivantes vont évoquer l’arrivée des migrants qui «viennent et continueront de venir» par voie de terre, de mer ou par les airs. Légalement ou non, mais poussés par des dérèglements climatiques dévastateurs, la guerre, la faim, le génocide, la dictature. Avec l’espoir de se sauver, travailler et retrouver un avenir.

Carrie Mae West, «The Shape of Things», extrait, captation privée

En même temps, le paysage sociétal et politique «brunit». De la guerre de sécession aux luttes entre suprématistes et activistes antiracistes, les images racontent l’affrontement, passé et présent, entre blancs et noirs – tous «pris au piège de forces qui les dépassent». Des groupes et des individus en proie à la violence, aux colères, frustrations et accusations mutuelles, dans «l’aveuglement de la race, de la rage et des circonstances historiques». Une cécité nourrie par les préjugés et stéréotypes, épinglés dans un épisode à travers l’évocation de mauvaises blagues qui en disent long et ne font pas rire. Comme celle de ce garçon juif et noir qui, rentrant de l’école en courant, demande à son père: «Papa, est-ce que je suis plus juif ou plus noir? Le père répond: « Pourquoi veux-tu le savoir, fiston?» – «Parce qu’un gamin à l’école vend un vélo à 50 euros et je veux savoir si je dois négocier le prix à 40 euros ou simplement le voler!»

Comment vivre dans une société où – juste à cause de leur apparence, de leur appartenance ethnique et de leur couleur de peau – des êtres humains sont constamment soupçonnés, arrêtés, accusés, condamnés. «Imaginez ce que vous ressentiriez si cela vous arrivait», clame Carrie Mae West. «Imaginez aussi que, pour ces mêmes raisons, votre enfant vive dans un état de peur constant, qu’il subisse une pression permanente, qu’il craigne pour sa vie. Imaginez cela, voyez cela! Imaginez l’impossible, le pire du pire, et sachez que c’est en train de se produire.»

Le résultat de ce désordre et sentiment de perte croissants est la victoire de Trump, symbolisé par un Monsieur Loyal qui orchestre des jeux de cirque et va miner les institutions démocratiques, n’hésitant pas encourager ses partisans à prendre d’assaut le Capitole pour protester contre sa non-élection.

Comment mesurer une vie?

Dans la partie six, au milieu toute cette noirceur, prenant comme de la hauteur, l’artiste nous appelle à nous poser humblement cette question: «Comment mesurer une vie?» Et d’égrener une série d’alternatives, notamment: «Par les rêves imaginés ou les espoirs déçus? Par la sagesse des mots dits ou la tristesse du silence? Par la richesse accumulée ou l’argent dépensé? Par le succès ou l’échec? Par les défaites ou les victoires, grandes et petites? Par l’oubli ou le souvenir? Par l’épuisement ou la capacité d’endurer? Par la souffrance des amis ou celle des ennemis ? Par le début ou la fin? Par la manière d’aborder la vie ou celle d’affronter la mort? Par le nombre d’amis rassemblés au cours d’une existence ou le petit reste qui va aussi loin que possible avec vous? Par le chemin parcouru ou par l’effort, la volonté? Par la gentillesse manifestée ou la grâce donnée?»

Questions essentielles qui ouvrent sur la dernière partie, celle de l’espérance, indissociable de l’expérience démocratique, de la puissance qui peut naître du questionnement, du débat, de l’ouverture à l’autre, de l’accueil du connu et de l’inconnu, du rassemblement dans la quête de «l’harmonie des yeux, des esprits et des langues». Pour cela, comme autant de viatiques pour aller de l’avant, quelques ultimes conseils salutaires: «Réexaminez tout ce qu’on vous a dit à l’école, à l’église ou dans n’importe quel livre. Rejetez tout ce qui insulte votre propre âme!» Ainsi, «votre chair même deviendra un grand poème» et tout en elle deviendra «fluide: non seulement ses mots, chaque mouvement du corps», mais aussi «les lignes silencieuses des lèvres, des visages et entre les cils des yeux».

La clé est de «lever le regard» et d’être là. Dans la présence à l’autre, le questionnement sur la situation, les problèmes et les remèdes, la réflexion sur ce à quoi porter son attention et comment la donner. «Parlez à quelqu’un de ce que vous savez et sachez que les mots sont légers.»

 Notes

[1] Hans Ulrich Obrist, «Une conversation avec Carrie Mae Weems», in Carrie Mae Weems, The Shape of Things, MW Editions et Luma Foundation, 2023, p. 11 de l’annexe contenant la traduction de l’entretien.

[2] Entretien avec Maja Hoffmann, «Souviens-toi de rêver», Arles Magazine #7, été 2023.

[3] Hans Ulrich Obrist, «Une conversation avec Carrie Mae Weems», op. cit., p. 14.

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