Diane Arbus : à travers les miroirs

Visions

Pour célébrer le centenaire de sa naissance, LUMA Arles a consacré à Diane Arbus (1923-1971), monument légendaire de la photographie, l’exposition la plus complète sur son œuvre. Une «constellation» de 454 tirages uniques sous la forme d’un palais des glaces. Une immersion dont on ne sort pas indemne. Un voyage bouleversant à travers les miroirs du monde, de l’artiste et de nous-mêmes. Une œuvre d’une actualité renouvelée à l’heure où croissent la conscience des dominations systémiques et le besoin de rendre visibles les invisibles.

La forme de cette rétrospective est non seulement puissante, mais profondément pertinente. A trois titres. Primo, comme dispositif. Pas de chronologie, de sens de la visite ou de notices. Pour Doon Arbus, réfractaire au «déferlement de théories et d’interprétations» dont l’œuvre de sa mère a fait l’objet, les photos sont «assez éloquentes pour n’avoir besoin d’aucune explication, d’aucun manuel d’instruction pour les regarder, d’aucun détail de biographie pour les étayer».

A chacun.e donc de tisser son fil d’Ariane dans ce dédale en miroir. Il s’agit d’inventer son propre chemin dans une infinité de parcours possibles, en suivant son intuition et son désir, en se laissant guider par le hasard ou une recherche, un peu à la manière dont Diane Arbus arpentait New York à la cueillette de ses sujets. «Une photo, c’est un secret qui en cache un autre. Plus elle vous parle, moins vous en savez», disait-elle.

Palais des glaces

Secundo, comme installation. D’abord, chaque photographie ouvre sur l’espace hors-champ qui lui a donné naissance. Pour Diane Arbus, «le sujet de l’image est toujours plus important que l’image. Et plus complexe. J’éprouve un certain sentiment pour la photo, mais ce n’est pas un sentiment sacré. Je pense que ce qu’elle est vraiment, c’est ce dont elle parle. Il faut que ce soit une photo de quelque chose. Et ce dont elle parle est toujours plus remarquable que ce qu’elle est.»

Ensuite, chaque image est reliée aux autres par des entre-deux, spatiaux et temporels, des fils invisibles qui forment une vaste toile où l’ordre naît du chaos, la révélation de la rencontre, le sens du parcours. Ces entrelacs tissent la trame de l’imaginaire de la photographe: une vision très personnelle et créative du monde qui, sans s’y substituer, sous-tend et informe son approche documentaire.

L’enjeu pour Diane Arbus est de célébrer le réel tel qu’il est, dans sa nudité parfois choquante, en «rassemblant» et «préservant» ce qu’elle appelle des «cérémonies formidables de notre temps». Elle voit les situations et personnages qu’elle choisit de photographier comme «nos symptômes et nos monuments. Je veux simplement les sauvegarder, car ce qui est cérémoniel et curieux et banal deviendra légendaire».

Tertio, comme scénographie. Quoi, en effet, de plus signifiant qu’un palais des glaces où les images se reflètent à l’infini, pour manifester l’essence même de l’art de Diane Arbus et de sa quête. Ses photographies sont toutes, à des degrés divers, des traversées des miroirs. De plusieurs ordres et niveaux.

Miroir de la bourgeoisie

Un premier miroir est son milieu social. Diane Arbus est née en 1923 dans une riche famille juive new-yorkaise, à la tête d’un grand magasin de vêtements de luxe et d’un prospère commerce de la fourrure. Elle a grandi dans le quartier huppé de Central Park ouest, entourée de domestiques. Une cage dorée, pleine de privilèges et d’artifices, qu’elle considère comme «irréelle» et où elle se sent aliénée et enfermée. «Je suis née en haut de l’échelle sociale, dans la bourgeoisie respectable, mais, depuis, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour dégringoler, raconte-t-elle. L’une des choses dont j’ai le plus souffert lorsque j’étais enfant est de n’avoir jamais été dans l’adversité… Ce sentiment d’être préservée était – aussi grotesque que cela puisse paraître – une véritable souffrance. Pendant longtemps, c’était comme si je n’avais pas hérité de mon propre royaume. Je pouvais apprendre des choses, mais elles ne me paraissaient pas être le fruit de ma propre expérience.»

Elle fera tout pour sortir de ce cercueil de verre. A dix-huit, contre l’avis de ses parents, elle épouse Allan Arbus, un petit photographe sans le sou avec qui elle crée un studio de publicité et de mode. Un travail où elle apprend beaucoup techniquement, mais qui reste alimentaire. C’est seulement à l’âge de trente-huit ans, après vingt ans de dévouement quasi sacrificiel pour son mari et ses deux enfants, qu’elle se lance dans sa propre œuvre artistique. Elle ose briser sa bulle protectrice et, encouragée par la photographe Lisette Model dont elle suit les cours, se confronter à ce qui lui est étranger et l’effraye.

«Je veux photographier le diable!», déclare-t-elle. Une affirmation énigmatique dont sa fille Doon a tenté de préciser le sens: «Je pense que ce qu’elle voulait dire n’était pas ce qui est diabolique mais ce qui est ignoré, ce qui est toujours trop risqué, trop terrifiant ou trop dur à regarder pour quiconque. Elle était décidée à révéler ce à quoi les autres pensent plutôt tourner le dos. Aussi loin que je me souvienne, ce fut la première description du territoire qu’elle voulait cerner par elle-même, des choses qu’elle voulait affronter par son audace.»

Miroir de la marge

Ce monde inconnu et étrange, aux antipodes de son milieu d’origine, sera celui des marges et de l’exclusion. «Aller où je ne suis jamais allée est ce que je préfère au monde», déclare Diane Arbus. Entre baraques foraines de Coney Island et loges de cabarets mal famés, chambres d’hôtel miteux et camps de nudistes, roulottes de cirque et asiles psychiatriques, parloirs funéraires et boîtes de strip-tease, elle investit des espaces souvent marqués du sceau du tabou et de l’interdit.

Parcourant New York en tous sens, elle va à la rencontre d’êtres que la société catégorise comme des «phénomènes de foire» ou des «monstres»: nains, géants, homosexuels, lesbiennes, travestis, transsexuels, hermaphrodites, trisomiques, nudistes, tatoués, albinos avaleur de sabres, homme à une dent, trois jambes ou percé d’épingles. «J’ai beaucoup photographié les “freaks”, raconte-t-elle. Les approcher me mettait dans un drôle d’état, entre l’excitation et la terreur. Vraiment, je les adorais. J’en aime encore quelques-uns. Je ne veux pas dire que ce sont mes meilleurs amis, mais ils me font ressentir un mélange de honte et d’émerveillement.»

Il en résulte une impressionnante et vertigineuse galerie de portraits, dont certains sont devenus des icônes de l’histoire de la photographie. On pense en particulier à ce géant juif avec ses parents dans le Bronx, au Mexicain dans sa chambre d’hôtel ou au jeune homme à bigoudis.

Miroir de la photographie

«Je crois que j’ai une sorte de don pour percevoir les choses comme elles sont. C’est assez subtil, et ça m’embarrasse un peu, mais je pense vraiment qu’il y a des choses que personne n’aurait vues si je ne les avais pas photographiées.» En même temps, c’est moins la difformité ou la bizarrerie qui l’intéressent en tant que telles que les personnes qui en sont porteuses ainsi que la manière dont elles ont affecté ou transformé leur psychisme. «Les phénomènes de foire sont nés avec leur propre traumatisme. Ils ont déjà passé leur épreuve pour la vie. Ce sont des aristocrates.»

Contrairement à ce que certains critiques ont dit ou à l’impression qu’on pourrait avoir face à certaines images, il n’y a pas chez Diane Arbus de voyeurisme, exhibitionnisme, recherche du spectaculaire ou volonté de choquer. Elle s’immerge corps et âme dans les réalités qu’elle explore et approche au plus près de ses sujets, dans leur quotidien. Sans jugement, mais avec un profond respect et même une forme d’amour ou de compassion qui n’a rien à voir avec de l’apitoiement. Ses images, dans leur sensibilité extrême à l’altérité, distillent une forme de tendresse au cœur même de leur dureté.

Avant le premier déclic, il s’agit pour elle d’établir une relation avec ses modèles, de faire vraiment connaissance en prenant le temps nécessaire, de développer un lien affectif fort qui peut aller jusqu’à une forme d’identification et perdurer longtemps après. «Je ne sais pas ce que c’est que d’être un nain. Je sais seulement ce que c’est que d’être avec eux.» Sa quête de proximité, ainsi que l’a révélé sa fille Doon, débouchait parfois sur des rapports intimes avec ses sujets. Elle-même le reconnait: «J’étais prête à perdre ma réputation ou ma vertu, ou tout au moins ce qu’il en reste, pour une bonne photo».

Dans cet «étrange accouplement» (Marvin Israel), la séance prend la forme d’un rituel où le modèle acquiert une conscience de lui-même et peut se livrer tout entier pour ce qu’il est, sans retenue et en toute confiance. Au final, comme Diane Arbus le dit, «ce n’est pas moi qui presse l’obturateur, mais l’image qui le fait». En même temps, de par la frontalité de la prise de vue, la présence de la photographe reste très tangible, aussi forte que celle de la personne photographiée.

On est donc loin de l’«image volée», du hasard ou de l’«instant décisif» cher à Henri Cartier-Bresson. Les photos de Diane Arbus sont le fruit d’une construction, d’un tête-à-tête, voire d’un affrontement qui ne laissait aucune échappatoire à ses modèles. D’où son style unique et très reconnaissable: des images noir et blanc en format carré, centrées sur les modèles qui regardent droit vers l’appareil, cadrées et éclairés avec une rigueur et une précision confinant à la perfection. Le geste photographique recrée, paradoxalement, une forme de distance un peu froide au cœur même de l’intimité, qui donne une place au spectateur.

Miroir de l’Amérique

Diane Arbus brosse un portrait critique et sans concession de l’Amérique des années 1950 et 1960. Elle dévoile la face cachée de la réussite et de la richesse, en mettant en lumière les oubliés, les parias, les déshérités et les victimes du rêve américain. Pas seulement à travers celles et ceux que la société considère comme des monstres, mais aussi des personnes ordinaires, riches et pauvres, célèbres ou anonymes, des couples et familles saisis dans toutes sortes d’événements : concours de beauté et de danse, mariages et rassemblements populaires.

Il en a résulté certaines de ses photos les plus célèbres : les jumelles de Roselle dans le New Jersey, le gamin désarticulé avec une grenade en plastique dans Central Park, une femme riche et momifiée dans une soirée de gala, un jeune militant républicain qui appelle à «bombarder Hanoï».

A chaque fois, forte de cette conviction que « si la photographie est un mensonge, elle est aussi la vérité », quatre choses intéressent Diane Arbus.

Premièrement, révéler le décalage entre le paraître et la réalité. L’art du portrait consiste à fissurer et faire tomber les masques sociaux, démystifier la comédie humaine avec ses fards, ses illusions et ses impostures, pour laisser émerger la vérité cachée de l’âme, du visage et du corps. «L’appareil photo est une sorte de passeport qui annihile les freins moraux et les inhibitions sociales, libérant nos secrets les plus intimes.»

Deuxièmement, brouiller les frontières entre normalité et anormalité, folie et raison, féminin et masculin, réel et irréalité. Par son style, qui conteste les canons de la beauté et de la laideur, elle questionne non seulement les normes sociales, mais aussi les conventions de l’esthétique photographique. Dans son regard qui en reconnaît la dignité et l’élève au rang d’«aristocrate», le soit disant « monstre » n’est pas embelli, transfiguré ou sublimé, mais devient un être humain comme les autres.

Troisièmement, manifester la singularité de chaque personne, montrer en quoi elle est unique. C’est patent dans les petites jumelles de Roselle. Comme au garde-à-vous devant un mur blanc, habillées à l’identique, soudées, bien droites dans la fixité et la transparence de leur regard, elles pourraient n’être que des copies conformes l’une de l’autre. Pourtant, devant l’objectif magique de Diane Arbus, elles deviennent différentes et uniques.

Quatrièmement, toujours dans cette traversée des apparences, déceler et faire jaillir de ses sujets – dans leurs visages et leurs corps, nus ou apprêtés – ce qui les travaille intérieurement et est souvent source de souffrance: une fêlure, une douleur, un drame enfoui, une angoisse, un trouble, un sentiment de grande solitude, le vieillissement ou la mort au travail. Cette découverte de la vulnérabilité, cette mise à nu d’une part intime et cachée vaut pour les magnats de la haute société et les clochards des bas-fonds, les adultes et les enfants, les anonymes et les stars.

C’est pourquoi nombre de célébrités se sont indignés de leur portrait par Diane Arbus. C’est notamment le cas de l’artiste Andy Warhol, de la féministe Germaine Greer et de l’écrivain Norman Mailer, croqué les jambes écartées sur un fauteuil, affirmation ostentatoire de sa virilité. Ce qui lui a fait dire en 1963: «Confier un appareil à Diane Arbus, c’est comme mettre une grenade dégoupillée dans la main d’un enfant.»

Miroir d’elle-même

A travers sa confrontation permanente à l’altérité et à l’inconnu, c’est elle-même que Diane Arbus n’a cessé de chercher dans son œuvre. A cet égard, certains critiques n’hésitent pas à qualifier son travail d’«acte photo-biographique»[1]. Le face-à-face avec les autres, auxquels elle pouvait s’identifier, était un face-à-face avec la vérité de son être, l’identité qu’elle désirait autant découvrir que perdre. Les failles et vulnérabilités qu’elle décelait chez les autres étaient le miroir de ses hantises et abîmes personnels. A travers l’histoire de ses sujets, c’est sa propre vie qu’elle racontait. En dévoilant la réalité de son temps, c’est son âme qu’elle mettait à nu: «Il y a une chose extraordinaire que je commence à comprendre avec Boigon [son analyste): ce qu’on fait n’a pas d’importance, sauf ce qu’on se fait à soi. Je suis toujours en train de répondre à quelqu’un qui ne m’a rien demandé.»

En cherchant à repousser les limites de la photographie et à transgresser les normes de l’acceptabilité sociale, en allant jusqu’au bout de ce qui tout à la fois la fascinait et l’effrayait, Diane Arbus a fini par se brûler. Epuisée par un rythme de travail effréné, en proie à des chutes dépressives récurrentes, couverte de dettes, souffrant de relations affectives instables, elle se suicide le 26 juillet 1971, en s’ouvrant les veines dans sa baignoire après avoir pris des barbituriques. Elle a quarante-huit ans. Une fin qui va contribuer à sa légende.

Miroir de nous-mêmes

La photographie de Diane Arbus n’est pas qu’une rencontre ou traversée des miroirs entre elle comme artiste, ses modèles et elle-même dans son être. Elle l’est aussi avec nous, qui sommes renvoyés à nous-mêmes, au-delà de notre posture de spectateur. Nous regardons ses modèles, et ceux-ci nous regardent avec la même intensité, la même présence saisissante qu’ils fixaient l’objectif. Ils sont là, dans leur réalité en chair et en os. Une fois qu’on a croisé leur visage et leur expression, il n’est plus possible de détourner les yeux. Nous sommes happés comme Diane Arbus pouvait l’être. Leurs regards ne nous lâchent pas. Ces portraits nous interpellent, nous troublent. Ils questionnent la compréhension que nous avons de nous-mêmes, nous demandent qui nous sommes, réveillent l’autre en nous, éclairent nos parts d’ombre, d’anomalie, insoupçonnées et inavouables.

Cet effet de miroir inversé est précisément au cœur de la scénographie de Luma. Le mur du fond est recouvert d’une glace immense qui non seulement démultiplie les images à l’infini mais renvoie notre propre image et visage de manière surprenante.

Qui suis-je? Qui es-tu?

Notes

[1] Patrick Roegiers, Diane Arbus ou le rêve du naufrage, Ed. Perrin, 2006. On lira aussi avec profit la biographie par Violaine Binet, Diane Arbus, Grasset, 2009.

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