L'expérience de la transfiguration
SagessesJ’ai toujours été frappé par la coïncidence des calendriers liturgique et historique. Le 6 août est pour l’Eglise orthodoxe la fête de la Transfiguration. C’est aussi la date de la bombe atomique sur Hiroshima. D’un côté, la lumière divine du «Soleil de justice» qui éclaire le sens de l’existence et brûle les âmes d’amour sans les consumer. De l’autre, une lumière d’injustice brûlante «comme dix mille soleils», qui réduit en cendres une ville. Quelle lumière choisissons-nous? Comment nous rendre poreux à la puissance transformatrice des énergies divines? Comment les incarner dans notre être et notre vie, jusque dans ses aspects les plus concrets et quotidiens?
Quel est l’apport spécifique du christianisme oriental à la question des énergies? Les Pères de l’Église, d’Irénée de Lyon (IIe s.) à Grégoire Palamas (XIVe s.), ont développé une théologie des énergies incréées unique dans la tradition chrétienne. Une vision mystique qui nous conduit au cœur du mystère de Dieu et de la Création, donc de la vie spirituelle et de nos engagements dans le monde. Une expérience tellement profonde et subtile qu’il est difficile de ne pas être saisi de crainte et de vertige. L’humilité est de rigueur. Comme le disait l’archimandrite Sophrony, «souvenons-nous constamment de notre insuffisance. Si nous nous permettons d’aborder un sujet si élevé, que cela ne soit qu’un timide essai de nous approcher un peu de sa compréhension; ne poussons pas la hardiesse jusqu’à prétendre le dévoiler ou le cerner dans sa totalité» [1].
Lumière du Thabor
Pour aborder la théologie des énergies incréées, je partirai de l’expérience de la transfiguration du Christ. Je souligne le mot «expérience», car le tableau offert par les Évangiles est tout sauf un rêve, une hallucination ou une affabulation. Le récit est connu: Jésus emmène à l’écart trois de ses disciples – Pierre, Jacques et Jean – sur une haute montagne que la tradition a définie comme le Thabor. Là, tandis qu’il prie, il est transfiguré devant eux. Il apparaît rayonnant d’une lumière éclatante. Son visage resplendit comme le soleil, ses vêtements deviennent d’une blancheur fulgurante. Puis une nuée lumineuse couvre les apôtres de son ombre (voir Mt 17, 1-9; Mc 9, 2-10; Lc 9, 28-36).
Qu’est-ce que cette nuée, quelle est la nature de cette lumière qui rayonne de la face et des habits du Christ sur tout le cosmos? Pour certains, comme le philosophe calabrais Barlaam qui a suscité une polémique contre Grégoire Palamas au XIVe siècle, c’est un phénomène naturel. Pour la tradition théologique et liturgique orthodoxe, c’est la manifestation plénière de la gloire de Dieu. La lumière du Thabor est la lumière une de la Sainte Trinité. Elle est divine, incréée, éternelle, «suressentielle» et «au-delà de l’être», pour reprendre les expressions de Denys l’Aréopagite (Ve s.). Avec cette nuance cependant: «Dieu est appelé Lumière non selon son essence, mais selon son énergie», ainsi que le précise Grégoire Palamas [2]. Celui-ci a explicité et formalisé dans une synthèse magistrale la théologie des énergies incréées qui traverse l’essentiel de la patristique [3]. Cette doctrine a été reçue comme vérité dogmatique par l’Église orthodoxe, mais pas par les Églises d’Occident, où elle demeure largement ignorée.
Modes de présence de Dieu
Que sont les énergies incréées? Pour bien en saisir le sens et la réalité, il convient d’entrer dans l’« identité-distinction » ineffable entre deux modes d’existence de Dieu: l’essence et les énergies divines [4]. Une théologie paradoxale, antinomique: Dieu, mystère des mystères, est à la fois caché et révélé, inaccessible et participable. Tel qu’en lui-même, dans son essence et sa vie intra-divine, Dieu est transcendant, inconnaissable, invisible, au-delà de tout nom. Il est le Tout Autre, la Réalité ultime, absolue, et «nul ne l’a jamais vu» (Jn 1,18). En même temps, par ses énergies, Dieu est immanent au monde, son «en-dedans» le plus profond, connaissable, visible, présent dans ses noms.
Le mot énergie – du grec energeia – désigne une activité, un travail. L’énergie, c’est Dieu en action dans le monde: «Mon Père est à l’œuvre jusqu’à présent et j’œuvre moi aussi» (Jn 5,17). Elle est relative à l’essence, mais distincte d’elle. Pour exprimer cette distinction, Grégoire Palamas recourt à la métaphore du soleil et de ses rayons. Le soleil qu’on ne peut regarder en face sans s’aveugler, c’est l’essence. Les rayons, dont on peut se laisser pénétrer, illuminer et chauffer, ce sont les énergies. Les rayons sont de même nature (divine, incréée) que le soleil. Les énergies incréées sont des forces éternelles, les processions naturelles de Dieu lui-même, les «débordements de la nature divine qui ne peut se limiter» parce l’Être divin personnel est «plus que l’essence» [5] Elles sont, ainsi que l’affirme Maxime le Confesseur (VIIe s.), «Dieu tout entier indivisiblement en chacun des êtres » [6].
Dieu, mystère des mystères, est à la fois caché et révélé, inaccessible et participable.
Mystériquement, invisiblement, l’univers baigne dans les énergies incréées. Celles-ci désignent «à la fois la vie divine communiquée et l’acte qui nous fait don de cette vie » [7]. On peut, en simplifiant, leur attribuer quatre fonctions majeures:
Révélation de Dieu. Elles constituent ce par quoi Dieu sort librement de lui-même pour se manifester dans le monde, communiquer sa vie et y faire communier ses créatures. Elles se manifestent sous diverses formes vibratoires qui véhiculent la joie, l’amour, la beauté, la connaissance: la lumière (Thabor, chemin de Damas), la flamme dévorante (Moïse au Sinaï), la brise légère (Élie à l’Horeb), les langues de feu (la Pentecôte) ou encore la voix de Dieu (Jourdain, Thabor).
Puissance créatrice et dynamique. Elles sont ce par quoi Dieu a créé le monde et continue d’y agir, ici et maintenant, de l’intérieur même de la Création. La nature est toujours en genèse d’elle-même, en mouvement, en devenir. Non seulement en réaction à des stimuli extérieurs et sous la poussées des énergies créées (telluriques, électromagnétiques, etc.), mais aussi sous l’action des énergies de l’Esprit saint qui «renouvelle la face de la terre» (Ps 104, 30).
Source et puissance de vie. Même si elles n’arrivent pas toujours à se manifester dans l’opacité de la matière, les énergies incréées pénètrent et animent tout ce qui existe de leur feu créateur, de leur souffle vivifiant et de leurs vibrations lumineuses. Elles tissent des liens subtils entre les créatures et leur donnent la force nécessaire à leur subsistance, croissance et fécondité.
Source de sanctification. Les énergies incréées sont ce qui permet à chaque créature – à sa manière, plus ou moins évoluée et consciente – d’accomplir son potentiel de participation à la vie divine, c’est-à-dire de réaliser le «programme» qui est inscrit en elle par les logoi. « Idées-volontés » de Dieu, les logoi sont les manifestations de la volonté créatrice de Dieu [8] . Ils sont l’empreinte du Logos créateur en chaque créature qui les porte comme un «programme», une information divine scellée au plus profond de ses cellules. Cette information définit sa «raison d’être» profonde, dans le dessein de Dieu, au triple sens du principe qui la fait exister, de son identité et de sa finalité ultime.
Il y a donc en chaque être – humain, en particulier – une aspiration qui le fait tendre dans un élan érotique et nuptial vers l’au-delà de lui-même: l’Infini divin qui est sa source
Cette finalité n’est autre que la transfiguration ou divinisation, laquelle est pour la tradition orthodoxe synonyme de salut: devenir totalement ouvert et poreux aux énergies incréées, rayonner de la lumière divine, refléter la gloire de Dieu et participer à sa vie. Il y a donc en chaque être – humain, en particulier – un logos qui le met en mouvement, une aspiration qui le fait tendre dans un élan érotique et nuptial vers l’au-delà de lui-même: l’infini divin qui est sa source. Les énergies incréées soutiennent et animent ce mouvement.
En conséquence, il n’y a pas seulement deux modes d’existence de Dieu (l’essence et les énergies), mais encore deux modes de présence de Dieu dans la Création: par les logoi et les énergies. Cette présence est trinitaire. Source de toute réalité, «au-dessus de tous, à travers tous et en tous» (Ep 4,6), le Père est présent et agit dans la création par ses «deux mains» inséparables que sont le Fils (Logos, Verbe) et le Saint-Esprit. Chacune a son rôle, complémentaire et indissociable de l’autre. Le Logos structure et informe le monde par ses idées-volontés (logoi). Le Saint-Esprit, partout présent, l’anime et le vivifie par ses énergies divines, en lui permettant de s’accomplir [9]. Bien qu’elles soient des «forces et opérations commune de la Trinité» – «Toute énergie provient du Père, se communiquant par le Fils dans l’Esprit saint» – les énergies sont de facto souvent liées à l’Esprit saint, au souffle féminin (ruah) qui planait sur les eaux au tout début de la Genèse (Gn 1,2), à la grâce incréée que Dieu répand et communique en permanence sur toute la Création.
Voir la réalité telle qu’elle est
Avec cette présence de Dieu au cœur de toutes choses par ses énergies incréées et ses logoi, nous touchons au sens ultime de la transfiguration du Christ. La lumière du Thabor révèle la réalité telle qu’elle est dans sa profondeur, sa gloire cachée déjà présente et à venir. Elle manifeste notamment trois choses :
La réalité et potentialité de la personne créée à l’image de Dieu et appelée à accomplir la ressemblance (Gn 1,26), c’est-à-dire la déification. «Le but de la vie chrétienne consiste en l’acquisition du saint-Esprit», affirme Séraphin de Sarov [11]. Etre déifié, c’est s’unir à Dieu et à sa vie par une ouverture aux énergies divines qui vont sanctifier la nature humaine tout entière (corps, âme et esprit) pour la faire «participer de la nature divine» (2 P 1,4).
La vraie nature de la Création – les vêtements aussi sont éclatants de lumière – qui est plus qu’une simple réalité matérielle obéissant à des lois biologiques, physiques ou chimiques. «Je vénère la matière par laquelle m’est advenu le salut, comme étant remplie d’énergie divine et de grâce», écrit Jean Damascène [12]. La matière, toute la Création, est appelée à être transfigurée, à devenir sacrement de la présence divine, à actualiser pleinement ses potentialités en manifestant la présence du divin en elle par une transparence croissante aux énergies divines.
La réalité du Christ comme Fils, Dieu incarné, dans sa nature divine et lumineuse, dissimulée jusque-là sous le voile de la chair et les traits d’un humble serviteur (voir Ph 2,6-8). Transfiguré, Jésus apparaît dans «toute la plénitude de sa divinité» (Col 2,9), dans son corps pleinement matériel et humain mais littéralement saturé d’énergies divines.
Jésus ne change pas d’apparence, mais, sous l’action de l’Esprit saint qui emplit l’être humain tout entier, les yeux de chair des apôtres s’ouvrent et leur conscience s’éveille.
Les Pères et les textes liturgiques sont clairs: sur le Thabor, rien n’a été enlevé ni ajouté au Christ. Ni à son humanité, ni à sa divinité. «À cet instant, le Christ n’est pas devenu plus radieux ou plus exalté. Loin de là: Il est resté ce qu’il était avant», affirme André de Crête. Jésus a toujours possédé la lumière divine qui irradie de lui, depuis sa conception dans le sein de Marie jusqu’aux moments les plus humiliants de sa mort sur la Croix. Autrement dit, en réalité, ce n’est pas le Christ qui se transforme, mais les apôtres qui sont transfigurés. Jésus ne change pas d’apparence, mais, sous l’action de l’Esprit saint qui emplit l’être humain tout entier, les yeux de chair des apôtres s’ouvrent et leur conscience s’éveille.
Yeux de chair? Oui. Nous sommes ici en présence d’un nouveau paradoxe. La lumière divine n’est pas d’ordre intellectuel ou sensible. Si elle transcende les capacités naturelles de l’intelligence et des sens, elle peut cependant se manifester à l’être tout entier, et non à une seule de ses facultés. A la condition toutefois et dans la mesure où l’être humain s’y sera rendu réceptif et transparent.
Chemin de transformation
Cette transparence ne s’acquiert pas automatiquement. Le mot grec (metamorphosis) traduit par transfiguration le dit bien: elle suppose une métamorphose personnelle. Car, en situation d’exil hors du jardin d’Éden, les êtres humains et le cosmos sont plus ou moins sous l’emprise du «prince de ce monde» (Jn 14,30), l’« esprit qui s’interpose entre le ciel et la terre » (Ep 2,2). Autrement dit, nous sommes soumis à l’action d’énergies souvent obscures et inconscientes. Dans la mesure où elles n’ont pas été nommées, retournées, réorientées par un travail de conscience [13], ces énergies acquièrent un pouvoir sur nous. Elles deviennent ainsi des passions, des «démons» et des puissances diaboliques (du grec diabolos, qui divise) qui constituent autant d’obstacles à la pleine manifestation des énergies divines en nous et dans notre vie.
Les Pères de l’Église ont défini les tenants et aboutissants de ce chemin de transformation, qui implique une synergie entre les énergies incréées et les énergies créées, la grâce de l’Esprit saint et la libre volonté humaine. Ils en ont explicité:
Les moteurs: la foi, le désir de Dieu ou l’aspiration au divin, l’éveil de la conscience, la purification du cœur, l’unification intérieure (corps, âme, esprit).
La praxis, très bien résumée dans les récits de la transfiguration: le retrait en soi-même (le Christ prend ses disciples «à l’écart»), des efforts ascétiques (escalader la montagne et jeûner), la vigilance (les apôtres ont sommeil), la prière (la transfiguration a lieu alors que le Christ prie), l’écoute de la Parole («Écoutez-moi», proclame le Père).
Les principales étapes de réalisation vécues par le Christ lui-même: la kénose (du grec kénosis, le vide) qui consiste à se vider du petit moi-ego et de ses passions idolâtres de la même manière que Jésus s’est vidé de sa divinité pour assumer l’entière condition humaine; le lâcher-prise et l’obéissance à la volonté divine (Gethsémani); la mort à tout ce qui, en nous, appartient à la mort pour ressusciter et passer dans la Vie (Golgotha); la descente aux enfers, au plus profond des obscurités de notre être, pour y délivrer l’étincelle divine qui s’y trouve, encore prisonnière de l’opacité de la matière et de l’inconscient de la psyché (tombeau).
Spirituellement, les ténèbres sont en réalité une lumière non encore manifestée ou révélée.
Cette plongée dans les ténèbres, affirment les Pères, ne doit pas s’effectuer n’importe comment. Elle ne peut se faire qu’«armé» de la lumière des énergies incréées – la lumière de la psychanalyse, tout utile qu’elle soit, ne suffit pas. Elle suppose donc une expérience du divin. Le danger, sinon, c’est de se perdre dans les abîmes intérieurs, de plonger dans le «mal» sans avoir les moyens de le guérir, de renforcer par là-même l’emprise sur l’être des énergies inférieures en les coagulant dans une forme mentale. Les traditions mystiques sont unanimes: spirituellement, les ténèbres sont en réalité une lumière non encore manifestée ou révélée. La vérité ou lumière d’en haut (qui vient toujours en premier) éclaire la vérité d’en bas et la délivre des ténèbres. Plus on s’est élevé, plus on peut descendre dans la matière et le subconscient, où l’opacité et la résistance aux énergies divines sont les plus grandes. C’est pour cela que le Thabor précède le Golgotha et la descente aux enfers.
Batailles énergétiques
Sur ce chemin, deux autres points – véritables lois spirituelles – sont essentiels. Premièrement, dès que l’être s’ouvre vers le haut et la lumière, l’en bas et les ténèbres se rebellent. Dès que nous atteignons une certaine qualité de conscience et de lumière, celle-ci exerce une pression sur le reste de notre être, qui réagit par des vibrations et des énergies de même intensité, mais en négatif. En conséquence, le chemin spirituel n’est pas une ligne droite ascensionnelle, mais plutôt une spirale tissée de hauts et de bas, qui monte et descend en intégrant peu à peu tous les niveaux de l’être, inférieurs et supérieurs.
La deuxième loi est la découverte expérimentale de l’unité consubstantielle du monde et de l’humanité. Car tous les plans de l’être – avec leurs champs énergétiques – ont leur équivalent collectif et cosmique. Tout communique: le dehors et le dedans, les énergies personnelles et les énergies cosmiques. Nous ne sommes pas seulement des petits «je» individuels, mais des microcosmes: nous portons en nous le tout (cosmique et humain) tout autant que nous en faisons partie. Dans tous les pas spirituels que nous accomplissons, nous entraînons toute l’humanité et la Création avec nous. Tout ce que nous éclairons et guérissons en nous se répercute sur le corps du monde, de même que toutes les maladies de ce dernier rétroagissent sur nous. Autrement dit, les batailles énergétiques que nous menons à l’intérieur de nous concernent aussi la terre et l’humanité entière. C’est pour cela que la transformation est si difficile, si lente et laborieuse parfois, mais si essentielle également.
A la mesure de chacun
Chaque personne va donc participer à un degré différent à la vie divine et aux fruits qui en découlent: connaissance de Dieu, paix intérieure, impassibilité, joie et amour. Ceux-ci sont proportionnels à la transparence de la nature et à la pureté du cœur que les énergies incréées pénètrent. On le voit bien avec les apôtres. Jésus ne prend avec lui que trois disciples – Pierre, Jacques et Jean, les mêmes qu’au jardin de Gethsémani (Mt 26,37) – ses «coopérateurs» les plus fidèles et «parfaits» selon Jean Chrysostome [14]. Tout avancés qu’ils soient sur la voie, malgré leur long compagnonnage et leur contact étroit avec Jésus, ils ne sont cependant «pas encore capables de recevoir toute la plénitude et toute la perfection de la Lumière qui leur apparaît» [15]. Leur être n’est pas complètement unifié, leur cœur pas encore assez pur, leur nature – dans ses énergies humaines – insuffisamment en harmonie avec les énergies divines. Ils sont effrayés, terrassés, jetés à terre. C’est une lumière «trop violente pour les yeux humains», écrit Grégoire le Théologien. C’est précisément ce qu’affirme l’hymne (tropaire) orthodoxe de la fête: «Tu t’es transfiguré sur la montagne, ô Christ notre Dieu, laissant tes disciples contempler la gloire autant qu’ils le pouvaient.»
La transfiguration nous révèle ici une autre loi spirituelle fondamentale: l’être humain ne perçoit de la vie et des énergies incréées que ce qu’il est déjà devenu et a déjà réalisé intérieurement. «Celui qui participe à l’énergie divine devient lui-même lumière. Il est uni à la Lumière et, avec la Lumière, il voit en pleine conscience tout ce qui reste caché à ceux qui n’ont pas cette grâce» [16], déclare Grégoire Palamas. Un magnifique et bouleversant exemple est le célèbre face-à-face entre Séraphin de Sarov et Motovilov. Alors qu’il veut savoir comment reconnaître en lui-même la manifestation de l’Esprit, Motovilov est soudain comme aveuglé par Séraphin: «Je ne peux pas, Père, vous regarder. Des foudres jaillissent de vos yeux. Votre visage est devenu plus lumineux que le soleil. J’ai mal aux yeux…» Et l’ermite de répondre: «N’ayez pas peur, ami de Dieu. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi. Vous aussi vous êtes à présent dans la plénitude du Saint-Esprit; autrement, vous n’auriez pas pu me voir.» [17]. Ainsi, l’homme qui contemple la lumière se transmue en lumière; la lumière est l’objet, mais aussi le moyen de sa vision. «Par ta lumière nous voyons la lumière» (Ps 36, 10).
L’extase, l’illumination n’est pas un but en soi. Le salut n’est pas au ciel, mais sur la Terre. Pas hors au-dehors, mais au-dedans. C’est dans la matière que le divin naît et se manifeste.
Une spiritualité incarnée
Sur la montagne, à l’écart du monde, les apôtres ont vécu une forme d’extase, de sortie d’eux-mêmes et du plan de conscience ordinaire. Ils ont été «introduits» par l’Esprit saint dans un autre espace-temps, dans la contemplation de ce qui est invisible et éternel (voir 2 Co 4,18). Un état de grâce et de béatitude – «Il est bon pour nous d’être ici – qu’ils aimeraient bien retenir, conserver. D’où le désir de s’y installer, de «dresser des tentes». Mais Pierre, en formulant cette demande, est dans l’égarement, l’illusion: «Il ne savait ce qu’il disait» (Lc 9, 33). Il n’a pas compris où Jésus devait encore aller pour la vie du monde. Le mont Thabor n’était qu’une étape de son chemin vers le Golgotha. Sa transfiguration était sa manière de préparer les apôtres à sa passion. Le moyen également, en leur faisant voir qui il était dans sa nature divine, de les aider à supporter sans désespérer l’épreuve de sa crucifixion.
Il n’est donc pas question de rester sur le Thabor. L’extase, l’illumination n’est pas un but en soi. Elle est utile pour ouvrir l’être à une autre dimension, le faire accéder à un autre plan de conscience, mais elle ne saurait être une finalité ou un achèvement. La divinisation de l’être n’est pas une expérience momentanée, mais un processus d’accomplissement jamais complètement terminé et toujours recommencé. Il y a, en ce sens, un vrai danger à vouloir s’enfermer dans des hauteurs mystiques, par nature fragiles et éphémères. La vie spirituelle est une incarnation, pas une évasion du réel. Le salut n’est pas au ciel, mais sur la Terre. Pas hors au-dehors, mais au-dedans. C’est dans la matière que le divin naît et se manifeste. D’où la nécessité de redescendre dans la plaine, de reprendre pied dans l’«en bas» [18] pour le traverser, précisément avec l’énergie et la lumière reçues d’en haut.
La plaine et l’en bas représentent plusieurs réalités, cruciales pour une vie spirituelle véritablement incarnée, intégrale (sans être intégriste) et responsable. Des dimensions – parfois obscures et confuses – où la personne chercheuse de Dieu est appelée à inscrire, traduire, faire émerger, manifester les énergies incréées et la conscience divine dont elle a fait l’expérience. Ce sont:
Les différents plans de l’être: le physique et le matériel (le corps jusqu’au niveau des cellules); le vital (l’âme avec les émotions, les sentiments, les désirs…); le mental (la raison, la mémoire, l’imagination, l’inconscient et le subconscient); le surmental ou le «noétique» [19].
Les différents niveaux du réel et de la vie, jusque dans le quotidien le plus concret, banal, ordinaire, qui est aussi à transfigurer.
Le monde avec ses souffrances qui concernent aussi bien les humains que la Terre. Ce n’est pas pour rien que juste après la transfiguration, en descendant du Thabor, les disciples sont confrontés à une scène de détresse. Ils rencontrent un enfant malade souffrant de crises épileptiques et un père dans l’angoisse (Mt 17,14-18 ; Mc 9,14-27).
Choisir entre la vie et la mort
Le sens de cette redescente dans la plaine est clair. La transfiguration concerne toutes les dimensions de notre être et pas seulement l’intellect spirituel qui, telle la pointe mystique d’une fusée, se détacherait du corps pour aller explorer des hauteurs célestes. Ce n’est pas en nous isolant du quotidien (avec ses tâches parfois ingrates et ordinaires) ni en nous coupant du monde (avec ses vicissitudes) que nous participons pleinement à la grâce des énergies incréées, mais en nous y impliquant. La transfiguration personnelle n’atteint sa plénitude, ne prend son sens véritable et ne s’accomplit vraiment que si elle se traduit dans la vie matérielle, sociale, économique, écologique, politique, etc.
Tout ce qui vient d’être dit est en réalité d’une actualité brûlante. La transfiguration du Christ nous place spirituellement devant le choix que nous avons à faire en cette période carrefour de l’histoire de l’humanité: entre la mort et la vie, la défiguration et la transfiguration, l’énergie divine qui unit et donne la vie et l’énergie diabolique qui divise et donne la mort. Est-ce un clin d’œil de la Providence ou le simple hasard des calendriers si le 6 août, fête orthodoxe de la Transfiguration, est aussi la date de la première bombe atomique sur Hiroshima? D’un côté, l’éclat aveuglant de la lumière du Soleil de justice qui brûle les âmes d’amour sans les consumer. De l’autre, une lumière brûlante «comme dix mille soleils» [20] qui réduit en cendres une ville, faisant 200’000 morts et 80’000 blessés en neuf secondes.
Que choisissons-nous?
Notes
[1] Archimandrite Sophrony, La prière, expérience de l’éternité, Paris, Éd. du Cerf-Sel de la Terre, 1998, p. 178.
[2] Grégoire Palamas, Contre Akyndine, PG 150, 823; cité par Vladimir Lossky, «La théologie de la Lumière», Dieu vivant, Paris, Seuil, n˚ 1, 1945, p. 107.
[3] Voir Jean-Claude Larchet, La théologie des énergies divines. Des origines à saint Jean Damascène, Paris, Cerf, 2010.
[4] Pour une bonne introduction à la doctrine des énergies incréées, voir Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Cerf, 1990, p. 65-86.
[5] Ibid., p. 71.
[6] Maxime le Confesseur, Ambigua à Jean, 22, PG 91, 1257AB, cité par Jean-Claude Larchet, Saint Maxime le Confesseur, Paris. Cerf, 2003, p. 113.
[7] Michel Savrou, « Les énergies divines », in Philippe Baud et Maxime Egger (éd.), Les Richesses de l’Orient chrétien, Éd. Sel de la Terre & Saint-Augustin, 2000, p. 78.
[8] Pour une bonne présentation de cette théologie, voir notamment Jean-Claude Larchet, La divinisation selon saint Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, p. 105-123.
[9] On notera la résonance ou correspondance entre cette vision patristique et les découvertes de la science contemporaine, laquelle voit la matière comme de l’énergie condensée. Certains scientifiques, rejoignant les plus hautes intuitions mystiques, n’hésitent pas à parler d’une conscience de la matière. L’union de l’information et de l’énergie peut se comprendre comme l’émergence et la manifestation d’une conscience-énergie.
[10] Vladimir Lossky citant Grégoire Palamas, op. cit., p. 68 et 79.
[11] Irina Goraïnoff, Séraphim de Sarov, Paris, Desclée de Brouwer, p. 107.
[12] Jean Damascène, 1er Discours sur les images, 16.
[13] L’Évangile parle de métanoia, littéralement «changement de l’esprit», qui est le sens profond de la conversion ou du repentir, clef de la spiritualité orthodoxe: «Repentez-vous [ou convertissez-vous] (métanoiete), car le Royaume des Cieux est tout proche» (Mt, 4,17).
[14] Jean Chrysostome, «Homélie 56 sur l’Évangile de saint Matthieu», PG 58, 549-558, in Joie de la Transfiguration d’après les Pères d’Orient, Bégrolles-en-Mauges, Éd. de Bellefontaine, coll. «Spiritualité orientale», n˚ 39, 1985, p. 46.
[15] Archimandrite Sophrony, op. cit., p. 180.
[16] Grégoire Palamas, Sermon pour la fête de la Présentation au temple de la Sainte Vierge, cité par Vladimir Lossky, La théologie de la Lumière, op. cit., p. 110.
[17] Irina Goraïnoff, op. cit., p. 177.
[18] J’emprunte l’expression à Maurice Bellet, La traversée de l’en-bas, Paris, Bayard, 2005.
[19] Le mot «noétique», littéralement, renvoie au domaine du noûs. Dans l’anthropologie ternaire (corps, âme, esprit) des Pères de l’Église, l’intellect spirituel ou esprit (noûs) est la faculté supra-rationnelle qui rend l’être humain «capable de Dieu».
[20] Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992, p. 33.