La chouette aveugle
Visions«Ne m’attends pas. Ce soir, la nuit sera noire et blanche.» Il y a parfois comme des échos nervaliens sur les bords du lac Majeur. En été surtout, pendant le festival international du film. Chaque soir, la Piazza Grande devient le lieu d’une étrange et fascinante cérémonie. Des milliers de gens s’y agglutinent, attirés par le rectangle blanc qui se découpe sur la Voie lactée comme des papillons par une flamme. Imaginez: le plus grand écran d’Europe! 200 mètres carrés d’ombres et de lumières, lancés à la conquête du ciel…
« Sur l’écran noir de mes nuits blanches, moi je me fais du cinéma », chantait Claude Nougaro. Sur la Piazza Grande, le refrain devient : « Sur l’écran blanc de mes nuits noires, le cinéma me fait rêver. » Chaque soir, le même rituel recommence. Discours protocolaires, présentation des héros du jour, bouquets de fleurs. Enfin, les micros se taisent, les derniers feux s’éteignent. Une voix caverneuse, qu’on dirait jaillie des gorges de la Maggia – rivière d’une vallée proche – annonce le film. Le silence tombe sur la foule comme un long frémissement. En avant pour l’Eden!
Inconscient à ciel ouvert
Et le miracle se produit. Gigantesque drap de neige transfiguré par la lumière, l’écran se fait écrin, lit magique de nos voyages et débauches fantasmatiques. Happés par ses plis, fascinés par ses charmes, nous n’avons soudain qu’un seul désir: nous abandonner à ses ondes magnétiques, nous couler dans ses flots d’images et de sons avec la même volupté qu’on se glisse dans un demi-sommeil. Car si le cinéma est un médium, nous sommes des rêveurs. Et la Piazza Grande, au fond, ne nous invite qu’à une chose: devenir la proie de l’ombre et de la lumière, dormir les yeux grand ouverts, comme une chouette aux aguets…
Le rêve, donc, mais aussi la mémoire, le désir. Mémoire du désir, désir de la mémoire, qui ne sont que les autres noms de nos aspirations et de nos manques, de nos frustrations et de leur oubli ou sublimation. Le cinéma est bien comme la nuit de Desnos, il «révèle les mystères des hommes». Théâtre d’illusions, il est un miroir sans tain, lieu de l’inconscient personnel et collectif, forge de l’imaginaire et du refoulé, creuset des réminiscences les plus secrètes, exutoire de nos névroses et de nos pulsions les plus inavouables. Là où le petit écran «émet», le grand, lui, «réfléchit». Plus nous nous projetons dans son espace, plus l’infini et les fantômes qui l’habitent nous envahissent – corps, âme et esprit. Le cinéma est comme l’amour, il ne nous offre que ce que nous lui donnons.
Hypnose, jouissance, révélation. Dans cette hallucination du réel et du spectateur, la taille de l’écran, bien sûr, est tout. Sans grandeur, pas de big bang visuel et sonore. Le cinéma est un albatros. Comme les songes, il a besoin d’espace pour déployer ses ailes et prendre son envol. Malheureusement, aujourd’hui, il ressemble le plus souvent au bel oiseau de Baudelaire, cloué au mieux à l’espace restreint et parfois claustrophobique des multisalles, confiné au pire au rectangle lilliputien et franchement mesquin de nos écrans d’ordinateur et de nos smartphones.
Plus grand que nature
A Locarno, sur la Piazza, le cinéma retrouve le grand air, sa vocation originelle, babylonienne et surhumaine. «Bigger than life». Des rêves et des images plus grands que l’humain, plus vastes que son regard. Difficile, dès lors, de ne pas se sentir comme les galopins onanistes de Fellini, vampirisés par les visages-écrans des « monstres» – sacrés ou non – qui défilent sous nos yeux. Pourtant, curieusement, nous n’avons pas peur. Dévorante, la proximité de ces corps de lumière a même quelque chose de rassurant. Loin d’inquiéter, l’obscurité du cinéma tient plutôt lieu de refuge.
Plus qu’aucune autre salle, la Piazza Grande possède cette double dimension – propre au septième art – de ventre maternel et d’arche de Noé. Cocon matriciel, chaud et protecteur, plein de ce temps nostalgique où nous ne connaissions pas encore notre visage. Navire à la dérive, au cœur du monde mais hors du temps et des déluges qui le menacent – même s’ils les reflètent. Cercle intime enfin, où chaque spectateur, replié dans son plaisir solitaire, n’en partage pas moins une indicible complicité avec les myriades de semblables qui l’entourent, à la fois présents et absents…
Retour aux sources
Microcosme du dedans, macrocosme du dehors, toute la fascination de la Piazza Grande tient dans cette dialectique. Ouvert sur le ciel, le cinéma prend ici une dimension cosmique. Le temps d’un «Sésame, ouvre-toi» et la Piazza se mue en caverne de Platon. Le monde devient la salle, la salle devient le monde. Entre les vibrations de l’air et les ondes de lumière qui dansent sur l’écran, d’étranges correspondances se tissent. Alors que dans une salle fermée, devant nos téléviseurs ou dans l’interstice de nos portables, la moindre interférence sonore ou lumineuse nous distrait, ici rien ne dérange. Ni les bruits de la ville, ni les manifestations de la nature. Coups de frein, coups de gueule, coups de tonnerre, la Piazza absorbe tout. Le dedans s’abîme dans le dehors, le dehors se fond dans le dedans. Résonances. Et le cinéma y gagne. Même la lune, qui si souvent noie les étoiles de sa clarté, intensifie ici le rayonnement des «stars».
D’où vient ce frémissement ? Du suspense du film ou de la légère brise vespérale qui court entre les sièges et caresse les nuques? Et cette inquiétude qui soudain m’étreint, sourd-elle du drame de l’héroïne ou de l’orage qui menace? Est-ce le regard de Louise Brooks qui me sidère ou l’éclair qui déchire le ciel? Ai-je bien senti une goutte sur ma tête? Images écrites sur le vent, hors du temps mais dans le temps (météorologique).
La nuit, sur la Piazza, n’est pas aussi totale, aussi opaque que celle – artificielle – des salles obscures. Elle est cependant plus profonde et plus vraie, proche de «cette nuit sans fond comme le diamant» dont parle André Breton. Plus transparente, elle accomplit les promesses et les prophéties qui habitent secrètement la lumière cinématographique. On est bien là dans le royaume de la lune, avec toutes les mystifications et les sortilèges dont elle est la mère. Si la nuit, paradoxalement, est ce qui permet la vision et la révélation de l’essence mystérieuse du monde, le cinéma est – comme la lune – ce qui donne une forme à la nuit.
Vivre une soirée de festival sur la Piazza Grande, c’est remonter aux sources du cinéma, revenir à l’innocence des premiers âges et de l’enfance.C’est aussi nous rappeler ce que le streaming, la vidéo et la télévision nous font trop souvent oublier: que le cinéma est moins une affaire d’images qu’un dispositif,un lieu magique, un espace à vivre. Ici, pour ainsi dire, on aime moins les films que le cinéma lui-même, pour lui-même. Avec toute la nostalgie dont cet ineffable plaisir est chargé. Car notre innocence, consciemment ou non, est déjà référentielle. Une simulation, un simulacre. Les cinq à huit mille spectateurs réunis chaque soir sur la Piazza le prouvent à l’envi: le cinéma est devenu à lui-même sa propre mythologie.