Henri Alekan: La lumière de l’invisible

Visions

Au cinéma, on connaît beaucoup les acteurs, un peu les réalisateurs, mais les chefs opérateurs, pas du tout. Pourtant, ces travailleurs de l’ombre sont les architectes de la lumière, les sourciers ou sorciers de l’émotion et du climat d’un film. Parmi eux, Henri Alekan. Cet ancien montreur de marionnettes a croqué les nuages et illuminé les films des plus grands. La réédition de Des lumières et des ombres (Editions du Collectionneur, 2022) est l’occasion de partager l’entretien inspiré qu’il nous avait accordé à la sortie de l’ouvrage en 1986.

Henri Alekan (1909-2001) était l’un des derniers poètes de la lumière écrite. Le doyen de la profession des directeurs de la photographie, qui a traversé et marqué de son empreinte magique un demi-siècle d’histoire du cinéma. Un enfant de Méliès l’enchanteur, à qui l’on doit notamment les images de La Belle et la Bête (Jean Cocteau, 1946), La Bataille du rail (René Clément, 1946), Le Toit de la baleine (Raoul Ruiz, 1982) ou encore Les Ailes du désir (Wim Wenders, 1987). Nous l’avions rencontré en août 1986 lors du festival de Locarno, dans les jardins du Grand Hôtel.

«Au principe était le Verbe», lit-on au début de l’évangile de Jean Vous, vous diriez plutôt: «À l’origine est la lumière»…

Absolument. C’est la source de tout, du monde, de la vie, du cinéma. Il y a d’abord la lumière solaire, qui s’offre à nous avec son rythme universel, cyclique. Sans elle, rien n’existe. Il n’y a ni apparence des choses, ni espace-temps, ni communication avec le monde. C’est notre bain quotidien, dont malheureusement nous ne sommes pas assez conscients.

Ensuite, il y a la lumière artificielle. Celle que les hommes ont appliquée à leurs usages, poussés par deux besoins fondamentaux: la vision et la chaleur. L’être humain a inventé le feu, alors que rien, dans la nature, n’est équivalent à ce geste. Bien sûr, il y a les volcans, les éclairs, les incendies dus à la foudre. Mais ce sont toujours des actes accidentels, qui furent d’ailleurs pendant longtemps attribués à des forces supérieures, divines, mystérieuses.

Extrait du sublime «Ailes du désir» (1987) de Wim Wenders, film «(il)luminé» par la photographie d'Henri Alekan.

Peinture et cinéma

Voir, c’est aussi conjurer le noir…

La lumière artificielle s’oppose aux ténèbres de la nuit. Dès que le soleil se cache, l’être humain est livré à lui-même, confronté à des forces qu’il ne peut maîtriser. Il se sent soudain impuissant, il a peur. Depuis la plus haute Antiquité, l’absence de lumière a toujours été synonyme de mort. L’origine profonde de l’angoisse humaine.

Le cinéma serait alors un peu l’enfant du feu…

Le cinéma est l’art par excellence de la lumière artificielle. C’est un moyen d’expression unique, la première fois que l’être humain manipule des flux de lumière en grandeur vraie, à son échelle. Quelque chose de très différent de cet autre art de la lumière qu’est la peinture.

Dans la peinture, la toile est blanche, au cinéma, elle est noire…

Le seul rapprochement qu’on puisse faire entre ces deux arts, c’est l’écran. Le peintre peint aussi sur une surface plane, de tissu ou de bois. Il s’exprime généralement à partir d’une lumière existante, solaire, qu’il interprète selon ses conceptions esthétiques et ses sentiments. Il est son seul maître, un créateur unique.

À l’inverse, le cinéaste part du non-vu. Sa tâche est de faire surgir de l’obscurité des formes, des couleurs, une action. Cela, collectivement. Car le cinéma, étant donné la complexité de sa pratique, fait appel à beaucoup de collaborateurs et d’intermédiaires qui ont tous leurs motivations, leur imagination… Chez le peintre, le lien est direct entre son cerveau et sa main. Au cinéma, il y a toujours une déperdition d’énergie, une distorsion entre le désir et le résultat, la vision primitive et le geste créateur.

Schéma d'analyse de la lumière dans un plan de «La Belle et la Bête» de Jean Cocteau. Avec Jean Marais et Josette Day.
Revoir le chef-d’œuvre de Jean Cocteau pour découvrir les jeux subtils d’ombre et de lumière d'Henri Alekan, qui tissent un imaginaire entre deux mondes reliés par une forêt mystérieuse: le réel ordinaire d'une maison bourgeoise et un château enchanté où tout est possible

Malgré ces différences, les cinéastes ne devraient-ils pas s’inspirer davantage des peintres?

En peinture, la lumière naturelle est gelée. La transposition esthétique est automatique; on ne peut pas vraiment copier la nature. Au cinéma, c’est possible. Grâce au dynamisme de l’image et à la technique, on peut reproduire la réalité. Le cinéma d’aujourd’hui ne semble d’ailleurs plus que faire cela. Malheureusement. Car le naturalisme est une facilité, une insatisfaction profonde. Tout le monde peut faire un film, la technique le permet. Il vous suffit de poser votre caméra dans la rue, et vous avez une image. Mais quelle image? Une vision banale, plate, la représentation quotidienne de notre vision de promeneur ou de citoyen. Je ne condamne pas le cinéma naturaliste; il existe et il a sa place. Simplement, il ne faudrait pas oublier qu’il peut y avoir un autre cinéma, imaginaire, poétique.

Je crois qu’il faudrait revenir aux studios, les seuls vrais lieux du cinéma, redonner une place centrale aux décorateurs, qui sont malheureusement en train de disparaître. Cela dit, si les artisans de mon espèce sont condamnés, les images électroniques peuvent apporter beaucoup. À condition toutefois que les artistes, les vrais, veuillent bien s’y intéresser.

Au-delà du naturalisme

Comment expliquez-vous cette prédominance du naturalisme?

Ce n’est en tout cas pas une question d’argent. Quand on a des projecteurs, ce n’est pas plus cher de les manipuler d’une manière irréaliste que réaliste. Non, primo, il y une raison historique: la Nouvelle Vague, l’avènement de la télévision et des techniques légères. Secundo, un manque évident d’imagination chez les scénaristes et les auteurs. Tertio, un manque de culture. À qui faute? Peut-être à l’inflation audio-visuelle qui finit par pervertir le regard. Sans doute également aux écoles de cinéma, qui accordent trop de place à la technique, et pas assez à l’art de la lumière. Regardez tous les grands maîtres du septième art ; les Murnau, Lang, Cocteau, ont éduqué leur regard en se nourrissant de l’histoire de la peinture.

Mais un tel cinéma est-il encore possible, ne serait-ce que techniquement?

Théoriquement, oui. Cela dit, on assiste à un phénomène paradoxal. Tout en devenant de plus en plus sophistiquées, les caméras se sont simplifiées pour des raisons d’économie. Certains mécanismes, très complexes, ont été supprimés. C’est regrettable, car les opérateurs ont ainsi peu à peu perdu les techniques de trucage en direct, à la caméra. Aujourd’hui, les trucages se font en laboratoire, les fameux effets spéciaux. Je suis contre ce système, car je pense qu’il faut garder en mains tous les moyens d’intervenir sur l’image, à l’instant de la prise de vues.

Le cinéma d’aujourd’hui donne trop à voir…

Oui, exclusivement, et pas assez à penser. Éclairer n’est pas « luminer ». Eclairer, c’est reproduire simplement la lumière qui, dans son action physique, rend visible les choses. En revanche, la lumière organisée, structurée, rythmée, répartie d’une certaine manière, fait naître les sentiments, nous transporte à la manière des peintres dans un univers de réflexion intérieure, de méditation. En jouant avec la lumière et les ombres, le cinéaste interprète la réalité, l’ouvre à l’irréel. S’il crée du visible, c’est pour mieux suggérer l’invisible…

Disposition des projecteurs pour simuler une source unique de lumière, avec trois types de lumières: 1) directionnelles; 2) secondaires; 3) tertiaires. «Les Maudits» de René Clément, avec Jean Vidal

On est en pleine métaphysique…

Comment en serait-il autrement? Le premier cinéma, c’est le vitrail. Même si à l’époque ils ne parlaient pas encore de sélection de longueurs d’ondes et de températures de couleur, ses inventeurs avaient compris qu’il était possible d’enrichir la lumière solaire, de la spiritualiser par certains filtres et verres colorés. J’aime bien aller dans les cathédrales. Ma préférée est celle de Chartres. J’y suis retourné il y a deux ans pour photographier cette lumière. Mais je n’y suis pas parvenu. Il m’est arrivé une mésaventure et j’ai fini par acheter les clichés tout faits, comme les touristes (rires).

Pour rendre apparents les effets solaires, j’avais besoin de matière en suspension dans l’air. J’ai donc pulvérisé du talc, à l’heure où la cathédrale est presque vide. Lorsque les gardiens arrivaient, je m’arrêtais dans cette action. J’avais l’air de rien, mais en sortant, tout le monde me regardait d’un air étrange: j’étais tout blanc, comme un pierrot, couvert de talc (rires).

Richesses du gris

Existe-t-il une lumière absolue?

Oui, hors de l’atmosphère terrestre, au-delà de cet écran de gouttelettes et de poussières qui réfléchit, cisèle, nuance la lumière solaire. Là, on peut dire qu’il s’agit de lumière absolue, car rien ne filtre, ne freine les rayons solaires. Les seuls à l’avoir vue sont les cosmonautes qui sont allés sur la lune. Cela doit être un spectacle fantastique, un fabuleux dialogue entre deux extrêmes, le blanc aride et le noir profond. Les ombres doivent être terrifiantes, si intenses…

À l’inverse, un monde sans ombre est aussi très inquiétant…

Cela arrive avec la lumière intemporelle. Une lumière en à-plat, diffuse, sans soleil, ni ombres projetées, donc sans perception de l’écoulement du temps. L’envers de notre quotidien, un espace pur, sans profondeur, réduit à deux dimensions. On peut fabriquer cette lumière en studio, mais on peut aussi la vivre, certains jours d’hiver ou de grisaille absolue. Elle crée souvent un certain malaise; nous avons l’impression de flotter à la surface du monde, sans amarres.

Le premier cinéma, c’est le vitrail.

Et cette lumière vous intéresse?

De plus en plus. J’adore la lumière et la lumière solaire, mais j’apprécie aussi toutes les nuanciations infimes, les subtilités, qui existent quand on est dans un jour presque gris. Je ne suis parvenu à cela que récemment. Pendant très longtemps, je ne m’intéressais qu’à la lumière dans ses effets grossiers et violents. J’ai aussi commencé à vraiment apprécier les levers et les couchers de soleil, leur infinie richesse avec cette lumière en devenir, cette transition entre la naissance et la dissolution. Avant, cette transparence et ces raffinements m’échappaient. J’étais indifférent.

Et la nuit…

J’ai beaucoup observé les paysages nocturnes. Pour la simple et bonne raison que mon métier m’oblige souvent à imiter et recréer la lumière lunaire, à en rendre les jeux, les contrastes, l’absence de couleurs.

Car elle est trop faible pour être filmée…

Ce n’est pas possible. J’espère que ça ne le sera jamais.

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