Laudato si’: une révolution culturelle
à mettre en œuvre
Écospiritualité
Le pape François, qui vient de naître au ciel, est l’auteur de la première encyclique entièrement consacrée à la sauvegarde de la création: Laudato si’ (2015), dont on fête cette année le dixième anniversaire. Même si elle apparaît relativement peu dans les hommages des médias, elle est l’une des principales contributions de son pontificat. A l’heure où les préoccupations écologiques et climatiques chutent dans l’opinion publique et les programmes politiques, son message puissant est plus que jamais d’actualité. Une source d’espérance à mettre en œuvre sans tarder sur tous les plans.

Les Assises chrétiennes de l’écologie, qui ont réuni plus de 2000 personnes fin août 2015 à Saint-Etienne, l’avait clairement fait sentir: il y a aurait un avant et un après Laudato si’ dans l’Eglise catholique. L’encyclique du pape François – la première consacrée entièrement à l’écologie – a fait date. Elle a été une source incontournable d’inspiration, d’encouragement et de rassemblement pour les défenseuses et défenseurs du vivant, croyants ou non. Pour les personnes chrétiennes d’abord, trop nombreuses à être «incohérentes» [1] et «passives», à flirter avec l’«indifférence» ou la «résignation facile», à avoir pris «l’habitude de se moquer des préoccupations pour l’environnement, avec l’excuse du réalisme et du pragmatisme».
Un texte puissant
François rappelle que la protection de la Création n’est «pas quelque chose d’optionnel ni un aspect secondaire dans l’expérience chrétienne». Son message va cependant au-delà de l’Eglise catholique. Il s’adresse en effet à «chaque personne qui habite cette planète», car on ne pourra pas sauvegarder la Terre – notre «maisons commune» – sans une «nouvelle solidarité universelle», sans «les talents et l’implication de tous, […] chacun selon sa culture, son expérience, ses initiatives et ses capacités».
On peut certes regretter certaines lacunes (la dimension féminine, le nucléaire, la surconsommation de viande, le rôle du jeûne), des ambiguïtés (les OGM), des positions contestables (la croissance démographique), la persistance – sous une forme heureusement très atténuée – de liens discutables entre le défi écologique et des questions de bioéthique (l’avortement comme expression de la «culture du déchet»). Mais ne faisons pas la fine bouche: le texte est fondateur et fort. Pas seulement par sa puissante dimension politique – largement soulignée par les médias en lien notamment avec le Sommet de l’ONU sur le climat (COP21) qui a eu lieu en décembre 2015 à Paris – mais aussi par sa profondeur spirituelle. Le pape appelle à une métanoïa personnelle et collective. Cette conversion se décline en quatre moments, selon une démarche qui se veut résolument holistique, c’est-à-dire à la mesure de la complexité du réel où «tout est lié», interdépendant, sous-tendu par le mystère de la Trinité.
Lucidité et espérance
Premier moment: la lucidité ou le repentir, cher au patriarche orthodoxe Bartholomée Ier, cité – une première dans une encyclique! – au même titre que les papes précédents. «Nous n’avons jamais autant maltraité ni fait de mal à notre maison commune qu’en ces deux derniers siècles.» La Terre est malade de la démesure et de l’irresponsabilité de l’être humain qui l’exploite de manière «inconsidérée» en devenant à son tour victime de ces abus et de cette dégradation. Fustigeant l’auto-aveuglement, le déni, l’«opposition des puissants» qui font passer leurs «intérêts immédiats» au détriment du «bien commun» ainsi que le manque de réaction de la politique «soumise à la technologie et à la finance», François appelle à ouvrir les yeux sur les grands problèmes écologiques – attestés par «les meilleurs résultats de la recherche scientifique disponible aujourd’hui» – comme le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pénurie d’eau potable ou l’épuisement des ressources naturelles.
Il ne s’agit toutefois pas seulement d’être informé, mais, plus profondément, d’«oser transformer en souffrance personnelle ce qui se passe dans le monde». Dans la conscience que les cris et la fragilité de la Terre – nouveau «pauvre parmi les plus abandonnés et maltraités» – sont indissociables de la clameur et de la vulnérabilité des populations défavorisées. Ces dernières sont par exemple les premières victimes du changement climatique alors qu’elles y ont contribué le moins. C’est pourquoi l’écologie à la François doit être intégrale. Elle implique de lier écologie et justice sociale, dans l’urgence morale d’une solidarité intergénérationnelle et intra-générationnelle. «La terre est essentiellement un bien et un héritage commun, dont les fruits doivent bénéficier à tous», aujourd’hui et demain.
Tout n’est pas perdu.
Seule, la lucidité peut cependant vite conduire au désespoir. C’est pourquoi le pape François contrebalance son constat alarmant par une espérance brûlante, la conviction que la vie de l’Esprit est plus forte que le mal. Si Dieu octroie la liberté à ses créatures, il ne les abandonne pas. Comme dans l’épisode de l’arche de Noé, il n’en finit pas de «donner à l’humanité la possibilité d’un nouveau commencement». Il n’y a pas de fatalité, car «tout n’est pas perdu». Capable de se dégrader à l’extrême, l’être humain possède aussi en lui la capacité à se «regarder avec honnêteté» et à changer, à «opter de nouveau pour le bien et se régénérer, au-delà de tous les conditionnements mentaux et sociaux qu’on lui impose». «L’espérance, écrit François, nous invite à reconnaître qu’il y a toujours une voie de sortie, que nous pouvons toujours repréciser le cap, que nous pouvons toujours faire quelque chose pour résoudre les problèmes».
Changement de paradigme
Deuxième moment : l’analyse systémique. Si l’on veut répondre de manière durable et profonde à la crise écologique, il ne faut pas s’arrêter aux symptômes, mais descendre jusqu’à ses racines. Celles-ci ont à voir avec le paradigme – technocratique et consumériste, matérialiste et utilitariste, homogène et unidimensionnel – qui sous-tend le système économique dominant, fondé sur la maximalisation du gain et l’illusion d’une croissance infinie qui se heurte aux limites de la planète.
Le pape le souligne: contrairement à ce que les apôtres du «business as usual» veulent nous faire croire, le solutionnisme – un problème, une solution – est illusoire. Les véritables solutions ne pourront pas être partielles et isolées. Tout nécessaires qu’elles soient, elles ne viendront ni de la technologie (arraisonnée aux intérêts économiques), ni du marché (divinisé), ni des lois, trop facilement contournables et insuffisantes pour «limiter les mauvais comportements». Les «prévisions catastrophistes, qui ne peuvent plus être considérées avec mépris ni ironie», invalident les remèdes qui ne seraient que des demi-mesures: «Les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement.» La crise est systémique et demande des solutions intégrales. Elle est liée à une «dégradation morale de l’humanité» et implique un renouveau éthique et spirituel.
Beaucoup de choses doivent être réorientées, mais avant tout l’humanité a besoin de changer.
«Ce qui arrive en ce moment nous met devant l’urgence d’avancer dans une révolution culturelle courageuse», affirme François. La conversion écologique implique un profond changement à la fois des modes d’être (moins individualistes), des styles de vie (vers la sobriété joyeuse), des modèles de produire et de consommer (vers des formes de décroissance sélective), des structures de pouvoir (plus participatives et transparentes), des relations Nord-Sud (moins inégalitaires). Elle exige aussi – plus radicalement – une autre manière de concevoir le progrès, de comprendre l’économie et surtout de regarder la Création et la place de l’être humain en son sein. « Beaucoup de choses doivent être réorientées, mais avant tout l’humanité a besoin de changer. La conscience d’une origine commune, d’une appartenance mutuelle et d’un avenir partagé par tous, est nécessaire. »
C’est ici en particulier que les Eglises ont un rôle à jouer. Pas parce qu’elle détiendrait la vérité: «La solution ne peut venir d’une manière unique d’interpréter et transformer la réalité.» Mais parce que «ce que nous enseigne l’Évangile a des conséquences sur notre façon de penser, de sentir et de vivre» et que la tradition chrétienne a des ressources pour donner au débat écologique une profondeur de champ et une verticalité qui lui manquent souvent. L’écologie intégrale «requiert une ouverture à des catégories qui transcendent le langage des mathématiques ou de la biologie, et nous orientent vers l’essence de l’humain».
Mystique de la Création
Cela nous ouvre au troisième moment: le besoin d’une mystique. François développe la notion d’«Evangile de la Création». Don de Dieu, celle-ci est «plus qu’un problème à résoudre». Elle est «un mystère joyeux à contempler dans la joie et la louange». Elle n’est pas réductible à «un système qui s’analyse, se comprend et se gère», mais «une réalité illuminée par l’amour qui appelle à une communion universelle».
D’une part, le pape redécouvre la dimension cosmique du Christ. Il le fait notamment à travers l’hymne de l’épître aux Colossiens (Col 1, 19-20) qui montre Jésus «présent dans toute la Création par sa Seigneurie universelle» et tous les êtres vivants réconciliés et récapitulés en lui. Du coup, «les créatures de ce monde ne se présentent plus à nous comme une réalité purement naturelle, parce que le Ressuscité les enveloppe mystérieusement et les oriente vers un destin de plénitude. Même les fleurs des champs et les oiseaux qu’émerveillé il a contemplés de ses yeux humains, sont maintenant remplis de sa présence lumineuse». Cette présence sera manifestée en plénitude à la fin des temps, quand «Dieu sera tout en tous» (1Co 15, 28). Le pape souligne la dimension eschatologique de l’écologie chrétienne comme argument supplémentaire pour «rejeter toute domination despotique et irresponsable de l’être humain sur les autres créatures».
Toute la nature, en plus de manifester Dieu, est un lieu de sa présence.
D’autre part, l’encyclique ouvre une fenêtre sur le panenthéisme (tout en Dieu et Dieu en tout) – capital dans l’approche orthodoxe de la Création avec la théologie des énergies incréées –, lequel n’est pas à confondre avec le panthéisme qui identifie Dieu à la nature. La nature n’est pas seulement l’habitat (oikos) de l’être humain – vision horizontale habituelle de l’écologie – mais aussi celui de Dieu. Les créatures ne sont pas que des «caresses de Dieu», un «langage de son amour» ou le «reflet de sa sagesse et de sa bonté infinies». François évoque ici une déclaration des évêques du Brésil pour lesquels «toute la nature, en plus de manifester Dieu, est un lieu de sa présence. En toute créature habite son Esprit vivifiant qui nous appelle à une relation avec lui. La découverte de cette présence stimule en nous le développement des vertus écologiques». Dans cette perspective, le pape invite à «accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et à leurs traditions culturelles», qui nous rappellent que la Terre est un «espace sacré». En bon disciple du pauvre d’Assise, il dépasse la peur du paganisme en n’hésitant pas à utiliser des expressions comme «mère terre».
L’affirmation de cette union (sans confusion) entre Dieu et la Création renforce le respect – tissé d’émerveillement – dû aux animaux et aux plantes. Toutes les créatures sont «l’objet de la tendresse du Père, qui leur donne une place dans le monde». Elles doivent être reconnues dans leur valeur et dignité intrinsèques, leur «bonté et perfection propres», indépendamment de leur utilité pour l’être humain. Les êtres autres humains ne peuvent donc être considérés simplement comme des ressources, appropriables et commercialisables, à notre disposition pour la satisfaction de notre avidité illimitée. Elles sont au contraire des paroles – des «enseignements» et des «messages», des «voix paradoxales et silencieuses» – de Dieu auxquelles et desquelles l’être humain doit répondre. C’est le sens profond de la responsabilité.
Anthropologie adéquate
On a là le fondement pour le quatrième moment: la quête d’une «anthropologie adéquate». Car «il n’y aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau». Cela implique une revisitation de la place de l’être humain dans la Création. Si l’encyclique reste mâtinée d’anthropocentrisme, avec tout un langage d’ordre hiérarchique sur la «prééminence» de l’être humain, il marque cependant aussi un net infléchissement par rapport à la posture habituelle de l’Eglise catholique jusqu’ici. François prend clairement congé de l’«anthropocentrisme dévié» et despotique – source d’un «style de vie dévié» – dont le christianisme a pu se rendre coupable à travers une lecture erronée, une mauvaise interprétation de la Genèse (1,28). Car «nous ne sommes pas Dieu. La terre nous précède et nous a été donnée». Nous n’en sommes pas propriétaires.
La dégradation de la nature résulte précisément du péché d’orgueil qui conduit l’être humain à se prendre pour dieu, à se considérer comme le propriétaire et dominateur de la Terre, plutôt qu’à se «reconnaître comme une créature limitée». L’être humain doit faire preuve d’humilité et retrouver sa juste place dans la symphonie de la Création. La nature n’est pas un «simple cadre de notre vie»: nous sommes «inclus en elle, nous en sommes une partie, et nous sommes enchevêtrés avec elle». Elle est aussi partie intégrante de notre être, car nous avons été façonnés avec de la terre, «nous sommes poussière» (Gn 2,7). «Notre propre corps est constitué d’éléments de la planète, son air nous donne le souffle et son eau nous vivifie comme elle nous restaure. »
Si nous nous sentons intimement liés à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément.
Dans la ligne de saint François, le pape appelle «fraternité universelle» et «communion sublime» cette relation d’unité et d’interdépendance profonde «qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble». Non seulement nous sommes – avec tous les êtres de l’univers – enfants du même Père créateur, mais «notre maison commune est aussi comme une sœur, avec laquelle nous partageons l’existence, et comme une mère, belle, qui nous accueille à bras ouverts». Ultimement, ce que nous faisons à la nature, c’est à nous que nous le faisons: «Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que la désertification du sol est comme une maladie pour chacun et nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation.» Et d’ajouter: «Si nous nous sentons intimement liés à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément.»
Il ne s’agit pas cependant de tomber dans l’excès inverse: le «bio-centrisme» qui risque de réduire à néant la spécificité de l’être humain créé à l’image de Dieu et la vocation particulière qui en découle. «On ne peut pas exiger de l’être humain un engagement respectueux envers le monde si on ne reconnaît pas et ne valorise pas en même temps ses capacités particulières de connaissance, de volonté, de liberté et de responsabilité.» Le pape opte donc pour une troisième voie de «réciprocité responsable entre l’être humain et la nature», qui se déploie entre l’intendant et le liturge. D’un côté, l’«administrateur responsable» chargé de «cultiver et garder» le jardin du monde (Gn 2, 15). De l’autre, l’être eucharistique qui «embrasse le monde à un niveau différent», œuvre à «unir» la Création avec le Créateur, à célébrer les «saintes noces» de la Terre avec le Ciel.
Dialogue et engagements
Tout cela mériterait d’être développé. Mais peut-être n’est-ce pas le rôle d’une encyclique et, plus encore, stratégiquement, le pape ne peut-il ou ne veut-il pas aller plus loin. Il donne cependant des impulsions nouvelles qui ouvrent, de facto, un chantier pour un renouveau de la théologie de la Création. Pour porter ses fruits, ce renouveau théologique devra obéir à trois conditions.
D’abord, être ouvert et dynamique, c’est-à-dire – ainsi que le souhaite François – en dialogue «sincère et honnête», «ouvert et respectueux», avec les autres confessions chrétiennes, les traditions religieuses – il cite un texte soufi –, la sagesse et la richesse culturelle des peuples premiers (qu’il réhabilite et dont il prône la protection), la science et les écologistes. «La gravité de la crise écologique exige que tous nous pensions au bien commun et avancions sur un chemin de dialogue qui demande patience, ascèse et générosité, nous souvenant toujours que la réalité est supérieure à l’idée.»
Ensuite, servir de soubassement à une spiritualité de la Création. «Il ne sera pas possible, en effet, de s’engager dans de grandes choses seulement avec des doctrines, sans une mystique qui nous anime, sans les mobiles intérieurs qui poussent, motivent, encouragent et donnent sens à l’action personnelle et communautaire.»
Le bonheur requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie.
Enfin, s’incarner dans une «attitude du cœur» faite de présence, de gratitude et d’«attention sereine». Un mode d’être mais aussi d’existence, à travers le passage libérateur à «un style de vie prophétique et contemplatif» qui permet de ne pas «être obsédé par la consommation», de passer de l’avidité à la générosité, du gaspillage à la capacité de partager, du regard prédateur à l’émerveillement, loin de «la dynamique de la domination et de la simple accumulation de plaisirs». Dans son éloge de la «sobriété heureuse», le pape nous rappelle que l’on peut «jouir» et «vivre intensément avec peu», et que le bonheur «requiert de savoir limiter certains besoins qui nous abrutissent, en nous rendant ainsi disponibles aux multiples possibilités qu’offre la vie».
Le pape, à juste titre, souligne l’importance des écogestes au quotidien, par lesquels «nous rompons la logique de la violence, de l’exploitation, de l’égoïsme». Ces efforts contribuent à «changer le monde», ils nous «redonnent le sentiment de notre propre dignité» et nous «portent à une plus grande profondeur de vie». Le développement de tels comportements sera cependant impossible sans éducation. Celle-ci ne doit pas seulement créer une «citoyenneté écologique», mais aussi cultiver «de solides vertus», «de nouvelles convictions, attitudes et formes de vie». Autant de conditions du «don de soi dans un engagement écologique» ainsi que du «saut vers le Mystère, à partir duquel une éthique écologique acquiert son sens le plus profond». L’écologie intégrale devient ainsi l’une des manifestations de la «civilisation de l’amour» prônée déjà par Paul VI, mais qui s’étend ici de la société à toute la Création.
Notes
[1] Sauf mention explicite, toutes les expressions et citations entre guillemets proviennent de l’encyclique Laudato si’.