Manger, une expérience du sacré

Sagesses

A l’heure où l’alimentation – des champs à nos assiettes – est plus que jamais au carrefour des problématiques et tensions liées à la grande transition écologique et sociale, il vaut peut-être la peine de s’interroger sur la manière dont nous vivons l’acte de manger et le sens que nous lui donnons. Comment transformer l’acte de manger en une expérience de communion plus que de simple consommation? De s’éveiller à se réjouir, un cheminement intérieur en dix verbes.

Paul Gauguin - Le repas

Manger est plus que se nourrir. Cuisiner est plus qu’accomplir une tâche domestique. En préparant et prenant un repas, nous faisons plus qu’obéir à nos pulsions alimentaires : nous fabriquons du lien, donc de l’humain. Les aliments sont davantage que des objets, ils sont des symboles. Ils constituent la base de la vie, mais celle-ci n’est pas seulement biologique, elle est aussi sociale, culturelle et spirituelle.

Ce n’est pas pour rien que la nourriture se trouve au cœur des traditions juive et chrétienne et que, dans le récit de la Genèse[1], elle fait l’objet de la première loi donnée par Dieu à l’être humain: «Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal» (Gn 2,17). Par ce commandement inaugural, qui instaure un décalage entre le désir et son assouvissement, Dieu veut que soient imprimés dans l’acte de manger les principes devant gouverner la juste relation de l’humain aux autres créatures, fondée sur la reconnaissance et le respect de leur altérité, valeur et dignité propres[2].

La manière de vivre l’acte de manger va déterminer son sens et le rôle de la nourriture. On peut, comme Adam et Ève — cédant à la tentation «contre nature» de devenir comme des dieux — ramener la création à son ego, jouir de ses fruits en eux-mêmes et pour soi-même, user de la nourriture comme d’une chose à consommer ou d’une idole, pour la seule satisfaction de ses besoins et envies. On peut aussi voir dans la nourriture un don de Dieu et de la terre, transformer le repas en espace de communion avec la nature, les autres et le divin.

C’est ce à quoi nous invite la Sainte Cène, instituée par Jésus avant sa passion. L’accomplir, c’est faire l’expérience de l’unité et de l’interpénétration entre les trois corps récapitulés en Christ: le cosmique, l’humain et le divin. Au-delà du sacrement des Églises chrétiennes, l’eucharistie a — en tant que geste, symbole et mode d’être (ethos) — une valeur universelle, archétypale. Elle nous rappelle que la nourriture n’a pas qu’une fonction physiologique, mais également une dimension spirituelle. C’est tout le sens de la parole biblique (Dt 8,3) reprise par Jésus: «Ce n’est pas seulement de pain que l’humain vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu» (Mt 4,4).

Etincelles divines

Cela ne veut pas seulement dire que nous devons aussi nous nourrir d’enseignements spirituels, mais que le pain — comme tout aliment — est plus qu’une simple réalité matérielle. Interprétant ce verset, le maître hassidique Rabbi Moshé le dit bien: «Ce n’est pas des éléments matériels du pain que l’homme reçoit sa vie, mais bien des étincelles de vie divines qui s’y trouvent contenues. Si vous voulez savoir où est Dieu, vous n’avez qu’à regarder ce pain: là Il est. C’est par Sa vie et par Son souffle vivifiant que toutes choses subsistent; qu’Il se retire de l’une d’elles, elle tombe en pièces et s’anéantit{3]. »

«Étincelles de vie divines». Pour la mystique juive, la réalité fondamentale est l’énergie divine — la lumière, le souffle infini — qui anime chaque créature, de la plus petite à la plus grande. Pour la tradition chrétienne orthodoxe, toute la création baigne dans les énergies incréées. Celles-ci sont «Dieu tout entier indivisiblement en chacun des êtres[4]». Elles pénètrent tout ce qui existe de leur feu créateur et de leur souffle vivifiant.

La nature, dans sa profondeur, a donc plus que sa matérialité à offrir; ses richesses alimentaires ne sont pas que d’ordre physique. Manger, en ce sens, n’est pas seulement ingurgiter des substances chimiques pour l’entretien du corps (biologique) destiné à la mort. C’est aussi recevoir la vie de Dieu, «puiser des forces et mettre en œuvre la dynamique des étincelles de sainteté[5]» pour la manifestation du corps promis à la gloire éternelle. Principe de vie, la nourriture ne l’est pas seulement en elle-même, par les calories et protéines qu’elle nous fournit, mais (aussi) par les énergies divines dont elle peut être le vecteur et qui sont la Vie.

Un art de vivre

«Der Mensch ist was er isst»: «L’être humain est ce qu’il mange», disait le philosophe matérialiste Ludwig Feuerbach[6]. La proposition n’est pas fausse, mais elle est réductrice. Plus subtilement, ce que nous sommes dépend moins de ce que nous mangeons que «des critères qui commandent notre alimentation et de notre capacité à vivre selon l’esprit qui les habite[7]». Tel est donc l’enjeu: faire du repas plus qu’un acte fonctionnel ou une occasion de plaisir: un art de vivre, un rite créateur de sens et une expérience spirituelle où manger, être en communion et connaître Dieu deviennent une seule et même chose. Ainsi, le maître zen Dôgen (1200-1253) nous appelle à «actualiser l’esprit de la Voie dans la variété et le renouveau des menus appropriés aux saisons et aux besoins[8]».

Cette invitation vaut bien sûr pour toutes les traditions: si «faire la cuisine est une activité de bouddha[9]», pourquoi ne le serait-elle pas d’un chrétien, d’un musulman ou d’un hindou? La Voie — qu’elle soit celle du Christ, du Bouddha ou de l’advaita — concerne l’existence tout entière, dans tous ses aspects jusqu’aux plus quotidiens, et pas seulement la soi-disant «partie spirituelle». Dans ce quotidien, les repas prennent une place particulière de par leur nécessité vitale, leur répétition, le temps que nous y consacrons.

Comment faire de la nourriture un sacrement ou un signe de la Présence divine autant qu’une source de rassasiement? Comment transformer l’acte de manger en une expérience de communion plus que de simple consommation? Sans prétention à l’exhaustivité, voici dix verbes à décliner non comme des recettes, mais comme autant de pistes pour un cheminement intérieur: s’éveiller, s’émerveiller, respecter, remercier, bénir, habiter, sentir, ralentir, partager et se réjouir[10].

S’éveiller

«Soyez transformés par le renouvellement de votre intellect» (Rm 12,2). La levée de conscience et la conversion du regard, tout commence par là. Être éveillé, c’est — à l’instar des apôtres sur le Mont Thabor au moment de la transfiguration du Christ — ouvrir vraiment les yeux, sortir de l’inconscience ou de la somnolence pour voir les choses telles qu’elles sont, au-delà de nos habitudes mentales qui font écran entre nous et le réel. À la lumière non seulement de notre raison — si souvent captive de l’ego — ou de nos sens extérieurs, mais de l’Esprit perceptible par notre intellect spirituel (noûs en grec). Une faculté qu’il convient de cultiver et — par la prière et la méditation — de réunifier avec le cœur purifié des passions. «Heureux les cœurs purs: ils verront Dieu» (Mt 5,8).

C’est par l’intellect spirituel, dans l’ouverture aux énergies divines, que nous apprenons à tout sentir en Dieu, à naître à l’essence des choses, à déchiffrer le langage des réalités sensibles par lequel Dieu se communique, à goûter la présence du Logos en nous-mêmes et dans les autres, mais aussi dans la nature et la nourriture qui en est issue. «Un esprit clarifié et tranquille n’est ni borgne ni aveugle, il embrasse tous les aspects de la réalité. La feuille de légume que vous tenez dans vos mains devient le corps sacré de l’ultime réalité et ce corps que vous tenez avec respect redevient simple légume[11].» L’acquisition d’un tel mode de connaissance demande du temps, de la patience, un long processus de maturation. Mais on peut en cueillir des fruits dès le début, car sa clé est l’esprit de débutant.

S’émerveiller

Chaque jour, le soleil se lève et se couche, mais nous n’y prêtons guère attention. Chaque jour, nous prenons au moins deux à trois repas. À force de répétition, nous en avons fait un acte plus ou moins fonctionnel, voire mécanique. Or, il n’y a rien de plus mortel que l’habitude pour la vie spirituelle: «L’habituel possède en propre cet effrayant pouvoir de nous déshabituer d’habiter dans l’essentiel, et souvent de façon si décisive qu’il ne nous laisse plus jamais parvenir à y habiter[12]. » L’habitude nous fait oublier à quel point manger est un geste peu banal, extraordinaire même, aussi fabuleux qu’un lever ou un coucher de soleil. Car non seulement cet acte constitue l’un des moments les plus intimes de notre vie — nous incorporons la création dans notre être —, mais en lui réside également tout le potentiel créatif de la vie.

Vivre d’une manière spirituelle, c’est transformer les activités supposées ordinaires en quelque chose d’extraordinaire. C’est redécouvrir dans le quotidien le plus simple tout ce qu’il a de nouveau. «Quand vous faites la cuisine, ne regardez pas les choses ordinaires d’un regard ordinaire, avec des sentiments et des pensées ordinaires. Avec cette feuille de légume que vous tournez dans vos doigts, construisez une splendide demeure de bouddha et faites que cet infime grain de poussière proclame sa Loi[13].» On pourrait, bien sûr, facilement remplacer bouddha par Esprit, Christ ou Dieu. L’une des clés ici est l’émerveillement. S’émerveiller, c’est voir la création comme au premier jour, discerner la profondeur insoupçonnée de la réalité la plus courante dans sa nouveauté, sa naissance et sa re-création continuelles. C’est porter un regard vierge — libre du déjà vu, des usages pétrifiés et des comportements compulsifs — sur nous-mêmes et tout ce qui nous entoure: les autres, les animaux, les plantes. Mais aussi sur la nourriture. Et si nous prenions chacun de nos repas comme s’il était le premier ou le dernier?

Respecter

Les fruits de la terre utilisés pour l’eucharistie ne sont pas du blé et du raisin, mais du pain et du vin. Des produits non pas crus, mais cuits, transformés par la main humaine avec les pouvoirs de l’eau et du feu. Il en va de même de nombre de nos aliments. Cette transformation est un art qui demande «douceur et respect» (1 P 3,16). D’autant plus que les matières premières sont un don de Dieu et de la nature, et que la nourriture va devenir une part de nous-mêmes: «L’essentiel dans l’art de cuisiner est d’avoir une attitude d’esprit profondément sincère et respectueuse envers les produits et de les traiter sans juger de leur apparence, fût-elle fruste ou raffinée. […] Une fois que ces produits sont entre vos mains, vous devez les soigner comme la prunelle de vos yeux[14]. »

Tout, à cet égard, mérite la même considération, indépendamment de son prix et de sa rareté: les champignons de Paris comme les bolets, les œufs de saumon comme le vrai caviar… «Il est important que votre esprit ne change pas selon la qualité de l’objet. Si votre esprit dépend des choses, c’est comme si vous changiez d’attitude et de langage selon la qualité de la personne que vous rencontrez. Un tel comportement n’est pas celui d’un homme qui pratique la voie[15].»

Remercier

«Rendez grâces en toute circonstance!» (1 Th 5,17s.). «Eucharistie» vient d’un verbe grec qui signifie «témoigner sa reconnaissance». La reconnaissance constitue, selon les Pères de l’Église, ce qui définit par excellence l’image divine en l’être humain. Rendre grâce, c’est — en particulier à travers le repas que l’on prépare ou que l’on prend — recevoir et accueillir la création comme un présent de Dieu (gratuit et sacré). C’est voir ce don non comme un bien à consommer, mais comme un lien d’amour. C’est finalement dire merci pour ce don. À qui? À tous ceux sans qui l’assiette que j’ai devant moi ne serait pas: le Créateur, la nature et les autres humains.

En pali, langue liturgique du bouddhisme, la gratitude se dit katannuta, ce qui signifie «savoir ce qui a été fait». Un texte zen, chanté avant et après les repas, exprime bien cette reconnaissance. Il s’intitule Gokan-no-ge, littéralement les «cinq souvenirs». La première chose dont il convient de faire mémoire, affirme-t-il, est «le travail qui nous a apporté cette nourriture». Car les aliments ne sont pas arrivés tout seuls dans notre assiette. Il a fallu beaucoup de temps, de soin et de travail pour cela. Si nous regardons bien un morceau de pain, aussi petit soit-il, nous verrons qu’il contient tout le cosmos et toute l’humanité: le blé qui le compose, le soleil, la pluie et la terre qui l’ont fait pousser, le paysan qui l’a cultivé et moissonné, le meunier qui l’a transformé en farine, le boulanger qui en a fait une pâte avec l’eau et le sel, toutes celles et ceux qui ont fabriqué les outils, les routes et les moyens de transport nécessaires, etc. Manger ce pain dans une conscience spirituelle, c’est communier à tout cet «inter-être[16]» qui l’a rendu possible.

Manger, c’est faire partie du tout cosmique, s’inscrire dans la chaîne de la vie.

Au plan subtil, manger n’est donc jamais un acte solitaire. Il est, par essence, un acte relationnel, communautaire, cosmique. Dieu (par ses dons), la terre (par ses produits) et toute l’humanité (par son travail) sont présents dans un mets. Il convient juste de s’en souvenir, de le vivre. Par l’élargissement de la conscience, l’ouverture à l’inter-être, je reste connecté à la terre et à l’humanité entières, à leur beauté et à leur générosité, mais aussi aux personnes qui souffrent de la faim et à la nature qu’on a maltraitée à des fins agricoles. La préparation et la consommation de nourriture ne concernent pas seulement notre personne, elles nous relient à l’univers entier. Manger, c’est faire partie du tout cosmique, s’inscrire dans la chaîne de la vie.

On peut dire merci de différentes manières: par une prière, un geste ou une offrande. Dans le rite orthodoxe de l’eucharistie, le prêtre offre en retour à Dieu le pain et le vin, proclamant: «Ce qui est à Toi, le tenant de Toi, nous te l’offrons en tout et pour tous.» Dans nombre de centres bouddhistes, avant de passer à table, on offre des petits cadeaux en forme de nourriture à tous les bouddhas, aux animaux, à la terre et aux esprits affamés vivants et morts. Dans cette conscience, la nourriture devient offrande et manger un art de l’oblation. Pour le maître hassidique Rabbi de Kobryn, deux attitudes sont possibles: manger par devoir pour fortifier le corps en vue de l’étude et de la prière, ou manger «comme on fait une oblation». Dans ce second cas, «la nourriture même est le service à Dieu, puisque par là [la personne] libère et restitue à l’unité les étincelles prisonnières dans les aliments. [Elle] n’accomplit point un devoir, car pour [celle-là], tout est service[17]».

Bénir

«Bénissez, c’est à cela que vous êtes appelés, afin d’hériter la bénédiction» (1 P 3,9). L’apôtre Pierre résume ici un aspect essentiel de la vocation et de l’ethos de l’être humain. Dieu bénit tout ce qu’Il crée et le dernier geste du Christ — incarnation du «Saint-Béni soit-Il» — est de bénir (Lc 24,50). Créés à son image, nous sommes invités à l’imiter. En toutes circonstances, fidèles à la tradition juive qui recommande de bénir Dieu cent fois par jour. En particulier avant les repas.

L’enfant tend la main vers la coupe de fruits. «Judith, dit son père, as-tu dit la bénédiction?» — «Non, papa.» Judith, du haut de ses quatre ans, s’acquitte alors, en hébreu, de ce devoir élémentaire: «Béni sois-tu, Éternel, Notre Dieu, Roi de l’univers, d’avoir créé ces fruits et de nous les donner!» — «Maintenant ce fruit est à toi, dit le père; tout à l’heure, tu le volais à Dieu à qui il appartient[18]».

User de la nourriture sans la bénir, c’est d’une certaine manière la profaner en la ramenant à soi plutôt qu’en la re-liant à Celui sans qui rien ne serait. La bénédiction est, en ce sens, un acte d’humilité et de mise en relation. C’est reconnaître que je ne suis qu’une créature et que le monde que je m’apprête à incorporer à travers les aliments ne m’appartient pas. C’est aussi rapporter mon être et ce que je mange à Dieu qui en est la Source, qui s’offre lui-même à travers ce qu’il m’offre.

Parole d’amour et de restauration, écho du geste créateur originel, la bénédiction appelle la descente de l’Esprit sur la nourriture et les convives. Bénir, c’est — dans la grâce de l’instant (kairos) — ouvrir le temps (chronos) à l’éternité, rendre la vie manifestée par les aliments perméable au don et à la circulation de la Vie, créer une brèche dans l’opacité de la matière pour permettre à Dieu de se manifester. Dans cette perspective, les Hindous ont un très beau rite: avant de manger, ils prennent de l’eau dans leurs mains et en aspergent leur assiette, le plus souvent une feuille de bananier. C’est pour eux une manière de créer un espace sacré et de purifier les aliments. À la fin, ils chantent un verset de la Bhagavad Gita (15,14) clamant la transformation par Dieu de la nourriture en réalité spirituelle, c’est-à-dire en sacrement de sa présence: «Je deviens le feu de la vie dans les corps des créatures vivantes et, me mêlant au mouvement ascendant et descendant du souffle, je consume les quatre genres de nourriture.»

Habiter

Posons-nous la question: à la fin d’un repas, savons-nous vraiment ce que nous avons mangé et bu? Pouvons-nous dire la saveur des aliments? Souvent, nous mangeons sans conscience. Sur un mode mécanique, donc distrait. Notre esprit est ailleurs. Soit il est pris dans la discussion avec les autres convives, soit il vagabonde au gré de nos pensées, soit il est absorbé par le journal que nous lisons ou la télévision que nous regardons en même temps. Que de fois nous avalons notre repas à toute vitesse, pressé par tout ce qui nous attend.

À cet éparpillement du mental, les traditions spirituelles opposent l’attention. «Soyez attentifs», ne cesse de répéter le prêtre dans la liturgie orthodoxe, comme en écho au prophète Ezéchiel: «Le Seigneur me dit: “Fils d’homme, sois bien attentif”» (Ez 44,5). Cette attitude vaut aussi pour la préparation des repas: «Quand vous lavez le riz ou les légumes, faites-le de vos propres mains, dans l’intimité de votre regard, avec diligence et conscience, sans que votre attention ne se relâche un seul instant![19]»

L’attention est le complément nécessaire de la conscience holistique de l’inter-être. Elle nous ramène au détail et à l’ici et maintenant, espace-temps par excellence de l’éternité, de la présence à la Présence. «Sois prêt à recevoir l’énergie divine en étant entièrement présent à ce que tu es en train de faire!», enseigne le maître hassidique Nahman de Braslav[20]. On peut entendre deux choses dans cet «entièrement». D’une part, la concentration sur l’activité en cours: «Quand je mange, je mange; quand je bois, je bois.» Si l’on veut faire de l’acte de manger une expérience de communion, il convient d’être présent à ce que l’on absorbe, sans penser à autre chose ou faire autre chose en même temps. D’autre part, l’engagement de tout l’être — corps, âme et esprit — dans l’acte en question.

Quand il buvait son thé ou son café, dit la légende, Rabbi Shlomo se contentait de prendre et de garder à la main un morceau de sucre. «Pourquoi fais-tu cela?, lui demanda son fils, un jour. Si tu veux du sucre, pourquoi ne pas le mettre dans ta tasse ou dans la bouche; et si tu n’en veux pas, pourquoi le tenir dans la main?»  Rabbi Shlomo continua de boire et quand il eut fini: «Goûte-le», dit-il en tendant le morceau de sucre à son fils. Le jeune homme le goûta et fut bien étonné de constater que le sucre ne contenait plus la moindre trace de douceur. Et quand, plus tard, il racontait la chose, c’était invariablement pour conclure: «Celui pour qui tout est un peut aussi bien se servir de la main que de la langue pour savourer»[21].

Là, dans la profondeur de l’être réunifié par la descente de l’intellect dans le cœur, l’attention (prosochè) devient prière (proseuchè). «L’attention absolument sans mélange est prière[22]», écrit Simone Weil. Elle ouvre précisément — à travers la présence à soi, aux aliments et aux autres avec qui nous partageons le repas — au discernement de la présence du Tout-Autre, du divin qui habite toutes choses, vers lequel nous tendons comme source de notre être, centre de notre vie et finalité de notre devenir.

Sentir

L’art de l’attention commence par la présence à soi, à son corps, à sa respiration, à la danse de l’inspiration et de l’expiration comme don de la vie. Elle s’approfondit par le nettoyage et l’ouverture des «portes de la perception» (William Blake). Même si nos sociétés ont tendance à l’oublier — focalisées qu’elles sont sur l’hypertrophie des facultés mentales —, c’est avec nos sens et dans notre corps que nous pouvons faire l’expérience la plus palpable et immédiate de la sacramentalité de la matière.

«Au commencement était le Verbe» (Jn 1,1). Certes, mais la Parole passe par la bouche, antre du palais «où rien n’échappe et siège de la communication avec les biens terrestres depuis les premiers jusqu’aux derniers instants de la vie[23]». La bouche n’est «parleuse» que parce qu’elle est «goûteuse». Avant de parler, nous avons tété: «La sensation inaugure l’intelligence. Le goût institue la sapience. […] Il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait d’abord passé par les sens. […] Il n’y a rien dans la sapience qui n’ait passé par la bouche et le goût, dans la sapidité[24].»

Rien de plus révélateur que l’acte de manger pour tester notre degré d’unité ou d’éparpillement intérieur.

Manger mobilise tous les sens. Le goût est la synthèse de tous les sens en action. Pour savourer pleinement chaque bouchée, en faire une expérience de communion, faisons taire notre mental et aiguisons nos sens, affinons-les, éduquons-les, orientons-les non seulement vers l’extérieur, mais vers l’intériorité des choses pour en saisir l’essence! Ainsi, entrons dans la sensation de faim et discernons d’où elle vient: du ventre, des yeux, de la langue? Regardons, par exemple, les fruits qui sont dans notre assiette, leurs formes, leurs couleurs, la texture de leur peau ou écorce. Reniflons-les: quelle odeur, quel parfum s’en dégage? Touchons-les avec nos doigts: quelle est leur consistance — sont-ils durs ou mous, chauds ou froids, rugueux ou moelleux? Portons-les à notre bouche: que nous dit notre langue? Commençons à mâcher, lentement! Quel goût ont-ils: doux ou acide, agréable ou désagréable, piquant ou neutre, métallique ou astringent? Avalons-les, suivons leur descente dans l’œsophage, jusqu’à notre estomac! Maintenant, qu’en est-il de notre sensation de faim?

Manger ainsi devient une prise de conscience de l’impermanence de toutes les réalités, de nos conditionnements, de toutes les voix qui s’expriment en nous et ne disent pas forcément la même chose: l’estomac se sent repu, alors que la langue veut encore un peu de jouissance, que les yeux aimeraient bien goûter cet autre fruit inconnu et que la tête avertit que c’est mauvais pour la santé. Rien de plus révélateur en ce sens que l’acte de manger pour tester notre degré d’unité ou d’éparpillement intérieur.

Ralentir

Pour habiter l’acte de manger, il faut habiter le temps, le prendre, même si on n’en a pas beaucoup. Apprenons donc à manger avec une certaine lenteur, du moins plus lentement qu’à l’accoutumée. Même un sandwich sur le pouce, il y a mille façons de le manger. On peut l’avaler à toute vitesse, l’esprit ailleurs, ou le déguster, en faisant silence, en reprenant souffle, en respirant bien et en mâchant attentivement.

La bonne mastication n’est pas qu’une affaire de diététique, pour préparer l’estomac à la digestion et améliorer l’assimilation des substances nutritives. Elle est aussi un élément clé de la gastronomie (via l’exaltation des saveurs) et de la maturation spirituelle (via l’éveil sensoriel): mastiquer permet de se concentrer sur ce que l’on mange, d’être présent à l’acte de manger, d’apprécier les «six saveurs» chères au bouddhisme (l’amer, l’acide, le sucré, le salé, le doux et l’épicé), mais aussi — l’expérience de la macrobiotique le montre — de manger moins. C’est en cela une école de sobriété. N’oublions pas que Dieu a créé l’être humain en partie comme un ruminant! À l’inverse de l’animal carnivore, qui déchire et avale tout rond, nous avons une dentition — comme les herbivores — conçue pour mâcher.

Tout un mouvement, à juste titre, milite pour le slow food. La lenteur est une forme de respect: de soi, de son corps, de la nature et de la nourriture. C’est aussi une forme de résistance au règne du «toujours plus, toujours plus vite[25]» symbolisé par le fast food et dont la société occidentale est en train, littéralement, de crever.

Partager

Bénir, ce n’est pas seulement ouvrir un canal entre l’en haut et l’en bas, c’est aussi s’ouvrir au monde. «Cette ouverture est infinie, à l’instar des besoins d’autrui. […] En bénissant la nourriture, je m’oblige à me réinscrire d’emblée dans un cadre où je ne puis être un ego unique[26].» Que je sois seul face à mon assiette ou avec d’autres convives autour de la table ne change rien à cette réalité d’ordre spirituel. Nous l’avons vu plus haut: Dieu, la terre et l’humanité s’invitent en permanence dans mon assiette. Cette présence — visible ou invisible, silencieuse ou tangible — d’autrui et du cosmos me requiert et m’oblige. Elle me rappelle que la terre et le pain appartiennent non seulement à Dieu, mais aussi à tous les êtres humains, créés comme moi à l’image de Dieu. Elle m’appelle à prendre en compte leur existence, leurs besoins, qui n’ont pas moins de valeur que les miens. Elle suscite ma responsabilité.

Le partage est le dernier moment de l’éthos eucharistique comme cycle de vie toujours recommencé. Finalement, tout ce qui a été reçu, travaillé et rendu à Dieu en signe de reconnaissance, doit être partagé avec tous et toutes. Il ne saurait y avoir de communion authentique sans partage. Celui-ci est le meilleur usage possible des biens. «Avant de pouvoir manger, il faut, selon la tradition, d’abord s’assurer que les animaux domestiques ont reçu de quoi se nourrir et, ensuite, rompre le pain, même si l’on mange seul. Symbolique extraordinaire de cette éthique au quotidien: je ne peux jamais commencer à manger sans avoir fait ce geste qui signifie que je suis prêt à partager le pain avec autrui[27].»

Manger moins rend plus léger et plus vif, améliore la mobilité et la concentration.

D’où cette interrogation: «Quel type de monde, et quel type de vie dans ce monde, suis-je en train de préparer lorsque je commence à satisfaire ma faim?[28]» La nourriture que je m’incorpore n’a pas seulement un effet sur mon être et ma santé. Elle affecte tout le cosmos et les autres. Deux problématiques en découlent. D’abord, mes choix de consommateur qui sont tout sauf neutres en termes d’écologie, de justice et de spiritualité: aliments carnés ou végétariens, frais ou congelés, de saison ou non, importés ou locaux, bio ou bourrés de chimie, respectueux des standards sociaux et environnementaux ou source d’exploitation?[29] Ensuite, la question du partage, dont le repas est et reste sans doute le meilleur symbole, au plan tant individuel que collectif. Jésus a partagé son dernier repas avec ses disciples. Les premiers chrétiens étaient «assidus à la fraction du pain» (Ac 2,42). Pendant longtemps, c’était la coutume dans les familles chrétiennes d’avoir toujours sa porte ouverte et un couvert de plus pour l’étranger ou le laissé-pour-compte qui pouvait surgir.

Le partage, ultimement, ouvre sur l’éthique et la politique. Il rappelle et manifeste l’impératif de justice, de solidarité et de redistribution. Il invite à la sobriété. «Mais toi cependant, sois sobre en toutes choses» (2 Tm 4, 5). En consommant moins ou pas plus que ce dont j’ai besoin, en apprenant à discerner entre le «nécessaire» et le «superflu», je fais quatre choses. Je réduis la quantité de sacrifices — tous les êtres vivants qui ont donné leur vie pour me nourrir — nécessaires à l’entretien de ma vie. Je crée les conditions pour partager mon surplus avec celles et ceux qui manquent de tout. Je prends en compte les limites de la biosphère et les droits des générations futures, en réduisant mon empreinte sur la nature[30]. J’améliore les conditions de ma vie physique et spirituelle. Trop de nourriture, en effet, alourdit le corps, engourdit le cerveau et affaiblit la vitalité. Manger moins, en revanche, rend plus léger et plus vif, améliore la mobilité et la concentration. Abba Poemen, célèbre père du désert au IVe siècle, affirme que les anciens, plutôt que de jeûner, «trouvèrent préférable de manger chaque jour, mais en petite quantité». Ils nous livrèrent ainsi «la voie royale, qui est légère[31]». Une manière aussi d’entretenir un petit creux à l’estomac, qui nous interroge en permanence sur ce dont nous avons vraiment faim et soif.

Se réjouir

Manger est source de plaisir. C’est une dimension importante. Mais le plaisir reste extérieur : il est de l’ordre de la surface, de l’intensité, de la rencontre du bon objet qui apportera les sensations (agréables) recherchées. Il a cependant une «part maudite»: son intensité décroît avec le temps et la fréquence: «Avec la répétition, tout devient plat: c’est du réchauffé, rabâché, toujours pareil. D’où une double stratégie: la diversité et la quantité. Soit on change les types, on trouve des variétés différentes, on passe à des genres autres. Soit on augmente les doses[32].» Il s’agit donc d’aller plus loin.

La joie est d’un autre ordre. Elle est «moins passive et plus exigeante, moins intense et plus complète, moins locale et plus riche[33]». Elle relève de la profondeur. Elle est plénitude intérieure. Contrairement au plaisir, elle ne dépend pas d’éléments extérieurs et elle s’accroît avec la répétition. Elle est toute proche, donnée, déjà là. Le sens de la vie spirituelle est de s’y ouvrir dans la grâce de l’instant. Le plaisir se prend, la joie se reçoit. Elle n’a besoin de rien. Elle participe de la sensation pure d’exister, de la plénitude d’être dans l’harmonie avec le monde. Elle est le fruit de la présence — réelle, vécue et consciente — du divin dans l’être, dans la nature et jusque dans la nourriture.

«Je vous ai dit cela pour que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite» (Jn 15, 11).

Notes

[1] Voir dans ce numéro l’article de Jean-Michel Poffet, p. X.

[2] Sur cette question, voir Gilles Bernheim , Le souci des autres au fondement de la loi juive, Paris, Éd. Calmann-Lévy, 2002, pp. 156-167.

[3] Martin Buber, Les Récits hassidiques, Monaco, Éd. du Rocher, 1963, p. 553.

[4] Maxime le Confesseur, Ambigua à Jean, 22, cité par Jean-Claude Larchet, Saint Maxime le Confesseur, Paris, Cerf, 2003, p. 133.

[5] Marc-Alain Ouaknin, Mystères de la kabbale, Paris, Éd. Assouline, 2005, p. 261.

[6] Ludwig Feuerbach, Gesammelte Werke, t. 10, Akademie Verlag, Berlin, 1967-2007, p. 358.

[7] Gilles Bernheim, op. cit., p. 160.

[8] Dôgen, Instructions au cuisinier zen, Paris, Éd. Le Promeneur, 1994, p. 16.

[9] Ibid., p. 38.

[10] Les références à d’autres spiritualités que le christianisme ne participent pas d’une volonté de syncrétisme, mais d’une démarche de fécondation mutuelle en matière non de doctrine, mais de pratique spirituelle. Le bouddhisme zen et le hassidisme juif ont cette grande richesse d’offrir une spiritualité très concrète et quotidienne, qui peut constituer une formidable source d’inspiration universelle.

[11] Dôgen, op. cit., pp. 24-25.

[12] Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, cité par Marc-Alain Ouaknin, op. cit., p. 232.

[13] Dôgen, op. cit., p. 23.

[14] Ibid., p. 36 et 17.

[15] Ibid., p. 23.

[16] L’expression «inter-être», qui souligne l’interdépendance de toutes choses, est du maître bouddhiste vietnamien Thich Nhat Hanh, Le Cœur de la Compréhension. Commentaires sur le Soutra du Cœur de la Prajnaparamita, Éd. du Village des Pruniers, p. 7-10.

[17] Martin Buber, Les Récits hassidiques, Monaco, Éd. du Rocher, 1963, p. 550.

[18] Alphonse Goettman, La joie. Visage de Dieu dans l’homme, Paris, DDB, 2000, p. 163.

[19] Dôgen, op. cit., p. 18.

[20] Cf. Marc-Alain Ouaknin, op. cit., p. 228.

[21] Martin Buber, op. cit., p. 373 s.

[22] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Éd. Plon, 1988, p. 134.

[23] Jacques Puisais, «Le goût, sens des sens», in Nourritures. Plaisirs et angoisses de la fourchette, Paris, Éd. Autrement, 1989, p. 27.

[24] Michel Serres, Les cinq sens, Paris, Éd. Grasset, 1985, p. 167 et 177.

[25] Voir Michel Maxime Egger, «Habiter le temps autrement», in Michel Maxime Egger (dir.), Changer pour vivre mieux, Montréal, Novalis, 2010, p. 156-169.

[26] Gilles Bernheim, op. cit., p. 166.

[27] Marc-Alain Ouaknin, op. cit., p. 262.

[28] Gilles Bernheim, op. cit., p. 166.

[29] Voir l’article d’André Beauchamp dans ce numéro, p. X.

[30] L’empreinte écologique est un outil qui sert à mesurer la pression que l’humain exerce sur la nature par sa consommation, sa production de déchets, son mode de vie, etc.

[31] Jean-Claude Guy, Paroles des anciens. Apophtegmes des pères du désert, Paris, Seuil, coll. «Points-Sagesses», 1976, p. 127.

[32] Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2011, p. 192 s.

[33] Ibid., p. 194.

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