Marguerite Duras: l’écran noir du désir

Visions

Quand on parle de Marguerite Duras, on célèbre le plus souvent la femme de lettres qui écrivait de manière envoûtante sur le corps du monde et de l’amour. Mais la grande petite dame était aussi cinéaste. Ses films ont exploré l’entre-deux entre le son et l’image, le champ et le hors-champ, le fini et l’infini. Un trou sidéral et sidérant qui n’est autre que le lieu du désir et de la passion. Retour sur cette œuvre à part à l’occasion d’une rétrospective à la Cinémathèque française.

Marguerite Duras a réalisé une quinzaine de films. Rares, uniques, inclassables. «Je ne sais pas si j’ai trouvé le cinéma. J’en ai fait. […] Pour occuper mon temps. Si j’avais la force de ne rien faire, je ne ferais rien», disait-elle. Le cinéma était pour elle indissociable de l’écriture. Son complément – elle écrivait les images – et son antithèse: «Filmer, c’est savoir avant tout ce qu’on veut. Ecrire, c’est ne rien savoir jamais, ni avant ni après.»

Le «Je», miroir du monde

Foin d’esthétique et de morale. La beauté chez Marguerite Duras est d’abord d’ordre existentiel. N’est beau que ce qui est vrai. Et n’est vrai que ce qui ose prendre radicalement le parti de soi. Dire «Je». Désespérément. Excessivement. Jusqu’à l’impudeur, la folie, le scandale, la démesure.

Narcissisme donc, mais paradoxal, car totalement ouvert au monde. Si elle faisait d’elle-même «le seul miroir dans lequel puisse se réfléchir le monde», ce miroir était indissociable de la marche du siècle. Ecrivaine, femme de théâtre, cinéaste, Marguerite Duras fut aussi résistante, communiste, journaliste engagée.

Expression d’une subjectivité radicale, son œuvre est inséparable des convulsions de l’Histoire dont elle se nourrit. Hiroshima bien sûr, mais surtout Auschwitz – un «réveil» dont elle n’est jamais sortie – et Budapest (1956), qui lui fait quitter le Parti communiste. Toutes ces tragédies représentent l’horreur de l’inhumain et la trahison. La fin de la culture (Adorno) et la mort du vieux rêve de l’union «sacrée» entre l’intellectuel et le prolétaire, l’esprit et la matière, la pensée et l’être. Des crimes contre l’amour, contre l’utopie de l’amour sans laquelle il ne saurait y avoir de vie ni de politique. «Pour moi la perte politique c’est avant tout la perte de soi», affirmait-elle. Et encore: «Le bonheur ne naît que pour être perdu. Seul ce qui est perdu est éternel.»

Travail de deuil

«Au commencement était la mort», clamait-elle. L’œuvre de Marguerite Duras est un travail de deuil. Ecrits avec des larmes et des cris sur fond de néant, ses films naissent des promesses trahies de la révolution, des ruines et de la nuit de l’Histoire. Ils conjuguent à tous les temps un vaste désenchantement du monde. Tout découle de là:

Ses lieux d’abord: plages désertées, maisons-tombeaux abandonnées et décrépies, paysages désertés, villes (Athènes, Calcutta) rongées par la misère et les moisissures…

Ses personnages ensuite: parias solitaires, marginaux, fous, suicidés ou suicidaires. Pensons à la mendiante chauve de Savannaketh, au vice-consul de France à Lahore qui tire sur les lépreux de Shalimar, à l’enfant-adulte malade de Dieu qui ne veut pas aller à l’école parce qu’on l’oblige à «apprendre des choses qu’il ne sait pas», c’est-à-dire à accumuler des savoirs qui ne conduisent pas à la connaissance et à la claire-voyance, seuls à même de percer le mystère du monde et de l’être.

«Son nom de Venise dans Calcutta désert»

Ses voix également: sans visage, brûlées, fêlées, errantes, blanches, venues d’un ailleurs inaccessible, unes avec la parole qui exprime moins une pensée que des états du corps. Elles s’adressent à chaque spectateur en particulier en le capturant par leurs intonations et inflexions reconnaissables entre toutes, envoûtantes, magiques.

Son style enfin: disjonction irréductible entre l’image et le son, discontinuité entre la parole et les corps, décalages constants qui marquent l’exil intérieur des personnages, mais aussi le douloureux fossé qui sépare l’utopie de la réalité, l’amour de son objet.

A la source de la passion

Ecrite sur le «corps mort du monde», l’œuvre de Marguerite Duras se déploie aussi sur le «corps mort de l’amour». Hors de l’amour, point de politique ni d’Histoire. Fidèle ou non, l’amour durassien est toujours irrémédiable. Hanté – tel la musique-culte de Carlos D’Alessio (India Song) – par ce qui le détruit, l’abandon et la séparation. Trop tendu vers le «tout» pour se satisfaire d’une incarnation dans un seul corps ou un visage: «Aucun amour ne peut tenir lieu de l’amour». Trop absolu pour ne pas être détruit par sa propre force, excessive: «Tu me tues, tu me fais du bien», murmure la «folle» de Nevers qui «n’a rien vu ou tout vu à Hiroshima». Eros et Thanatos. Extase et mort. Vivre sa mort et mourir sa vie ne font qu’un.

Les illusions perdues, que reste-t-il? Rien, sinon ce qui nous sépare de l’utopie, l’appel qui jaillit de cette séparation: le cri, la douleur, la colère. Et surtout le désir qui, seul, permet au monde de survivre à sa propre mort, à l’être d’habiter et de transcender son manque à être. «Quand on a entendu le corps, je dirais le désir, enfin ce qui est impérieux en soi, quand on a entendu à quel point le corps peut hurler ou tout faire taire autour de lui, mener la vie entière, les nuits, les jours, toute activité, si l’on n’a pas connu la passion qui prend cette forme, la passion physique, on ne connaît rien.» Qu’est-ce que la mort sinon précisément la fin du désir?

Marguerite Duras sur le tournage de "Détruire dit-elle" - 1969 (TV)

Si l’amour et la révolution sont impossibles, il demeure le désir de cet impossible. Marguerite Duras, qui tourne son premier film en 1969 (Détruire, dit-elle), est bien à sa manière une enfant de Mai 68. De fait, tout son cinéma va se jouer dans ce trou noir entre le fini et l’infini, dans cet intervalle entre le son et l’image, dans cet interstice entre le champ et le hors-champ qui ne coïncident jamais. Elle n’aura de cesse de creuser cet entre-deux pour remonter à la source même de la passion, à l’espace sauvage de la mémoire créatrice où se mêlent la réalité et l’imaginaire, la vérité et le mensonge, le visage et le masque, où s’expriment toutes les contradictions de l’être, où le «je» – qui n’a rien à voir avec le «moi»retrouve sa valeur universelle.

La représentation impossible

Seulement voilà: comment montrer l’impossible? Comment donner forme à ce qui est absent? L’amour et le désir échappent, résistent à toute représentation. Le cinéma est toujours en-deçà, impuissant. Pire, l’image tue le désir et l’amour en essayant de les rendre visibles. Le travail de Marguerite Duras va donc consister à dépouiller le cinéma de tout ce qui fait obstacle à la transparence de l’être: la représentation, le spectacle, la narration classique. «Travailler, c’est faire ce vide pour laisser venir l’imprévisible, l’évidence.» Un processus en quatre temps.

Dans India Song (1975), filmé dans un miroir, les images ne sont plus que des reflets, des simulacres. Les acteurs «figurent» plus qu’ils n’incarnent des rôles. Morts avant même le début de leur histoire, les personnages ne sont plus que des apparitions, des corps fantomatiques détachés des voix off qui racontent «ce qui n’a pas été».

Delphine Seyrig dans «India Song»

Dans Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976), l’écran s’est dépeuplé de tout personnage. Au rythme de l’ensorcelante musique de Carlos D’Alessio, la caméra explore des lieux vides et délabrés, mémoire de «ce qui a été».

Dans Le Camion (1977), l’image est réduite à l’état de matériau réflexif. Marguerite Duras devient elle-même la narratrice, présente à l’écran en face de Gérard Depardieu. Elle dit son propre texte, raconte au conditionnel passé l’histoire d’un film impossible: «ce qui aurait pu être».

Dans L’Homme atlantique (1981) enfin – son avant-dernier-film et vraie conclusion de son œuvre cinématographique – il n’y a quasiment plus d’images. Juste une voix sur un écran noir, disant «ce qui aura eu lieu». Exit le cinéma, «leurre» renvoyé à sa vanité. Ne reste que l’écrit, «enlevé à la mort». Et un plan noir, équivalent cinématographique du «mot absence, creusé en son centre d’un trou où tous les autres mots auraient été enterrés». Le noir, qu’elle appelle également l’«ombre interne», est le soubassement de l’image. Il est pour elle «plus vaste, plus profond que l’image de la couleur».

Marguerite Duras: Le malheur merveilleux

«Ecrire, c’est ne pas pouvoir éviter de le faire, c’est ne pas pouvoir y échapper. […] On est là au bout du monde, au bout de soi, dans un dépaysement incessant, dans une approche constante qui n’atteint pas. Car là on n’atteint rien de même que dans l’invivable du désir et de la passion. Les écrits qui paraissent les plus achevés ne sont que des aspects très éloignés de ce qui a été entrevu, cette totalité inaccessible qui échappe à tout entendement, qui ne cède à rien qu’à la folie, à ce qui la détruit. […] Le malheur merveilleux c’est peut-être cette sollicitation qui ne laisse aucun répit, cet arrachement de soi qui vous laisse abandonné et perdu lorsqu’il cesse avec le livre. […] Etre à soi-même son propre objet de folie et ne pas devenir fou, ça pourrait être ça, le malheur merveilleux. Tout le reste est de surcroît.» « Les yeux verts », Cahiers du Cinéma, No 312/313, juin 1980, p. 80.

Exigence sans compromis

La boucle est bouclée. En remontant à la source du désir, «là où on est sourd et aveugle», Marguerite Duras a retrouvé le «lieu de l’écrit», espace de la parole avant la parole qui n’est autre que le grand vide laissé par l’«absence de Dieu»: «Il est absent, mais sa place est là. Son vide. Je crois que le vécu actuel est incompatible avec Dieu.» Rayonnement de cette présence-absence, son écriture est devenue à elle-même sa propre utopie. Le seul et dernier lieu où l’impossible reste possible. D’où sa nécessité absolue, vitale.

Doute jeté sur le monde et le cinéma, l’œuvre de Marguerite Duras est aussi une mise en question du spectateur. Excessifs, ses films nous bouleversent. Expérimentaux, ils nous déroutent. Provocants, ils nous regardent, nous désirent, nous invitent à voir, c’est-à-dire à écouter, à désapprendre, à mourir à nos habitudes de perception. Exigence sans compromis, qui partage le public en deux: les «ravis» et les «rebutés». La cinéaste le sait. Elle s’en moque: «On ne pourra jamais faire voir à quelqu’un ce qu’il n’a pas vu lui-même, découvrir ce qu’il n'a pas découvert lui seul. […] Ce spectateur, je crois qu’il faut l’abandonner à lui-même. S’il doit changer, il changera, comme tout le monde, d’un coup ou lentement, à partir d’une phrase entendue dans la rue, d’un amour, d’une lecture, d’une rencontre, mais seul. Dans un affrontement solitaire avec le changement.»

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