Passer du puits à la Source
SagessesLes pères du désert du IVe siècle n’avaient pas soif parce qu’ils étaient au désert, ils partaient au désert parce qu’ils avaient soif. D’être, de vie et d’absolu. Trouver Dieu, c’est nous laisser trouver par lui, tels que nous sommes. En prenant conscience de la présence au fond de nous de cet Autre – plus nous que nous-mêmes – qui a soif de nous.
Soif de vie? Oui, mais quelle soif? Et de quelle vie? La rencontre de Jésus et de la Samaritaine dans l’Evangile de Jean (4,1-26) apporte des éléments de réponse à ces questions. Yeshoua, Jésus, arrive dans les environs de Sychar, une ville de Samarie. C’est la sixième heure, en plein midi, le moment où la lumière est la plus forte, verticale, sans ombre. Comme une invitation à un exercice de conscience radical.
Jésus a beaucoup marché. Il est fatigué. Il a soif. Il s’assied près d’un puits, lieu très symbolique et vital dans ces contrées où l’eau est une denrée rare. C’est alors qu’une femme de Samarie arrive pour puiser de l’eau. Jésus lui dit: «Donne-moi à boire.» La femme est surprise que Jésus, un Juif, s’adresse ainsi à elle, une Samaritaine, car les Juifs et les Samaritains sont étrangers l’un à l’autre, pour ne pas dire ennemis. Jésus lui répond: «Si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te dit: Donne-moi à boire, c’est toi qui l’aurais prié et il t’aurait donné de l’eau vive.» Et il ajoute: «Quiconque boit de cette eau [l’eau du puits] aura soif à nouveau; mais qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle.»
De l'eau matérielle à l'eau vive
Le récit parle de l’eau sous deux dimensions, que la Samaritaine va confondre pendant un moment. D’abord, il y a l’eau physique, qui vient des profondeurs de la terre. C’est l’eau qui désaltère, satisfait un besoin corporel essentiel à la vie biologique. Ensuite, il y a l’eau spirituelle, qui est un don de Dieu, une grâce de l’Esprit. C’est l’eau vive qui donne la Vie, qui mène à la vie éternelle, c’est-à-dire une vie plus forte que toutes les forces de mort. Une vie libre des conditionnements, car re-liée, unie au divin.
Si l’eau matérielle est de l’ordre du besoin, l’eau vive est de l’ordre du désir. Si l’eau physique est tirée du puits, l’eau spirituelle jaillit de la source. La source, c’est Dieu, le Réel ultime au-delà de tous les noms. Cette source n’est pas à chercher dans une extériorité, au fond de la terre ou dans un temple fait de main d’homme, mais dans notre cœur. C’est là, centre du centre de notre être, que jaillit la Vie avec un grand V, véritable et authentique. C’est là que s’origine une extraordinaire puissance de désir.
Pour les Pères de l’Eglise, les grands théologiens et mystiques des premiers siècles du christianisme, cette énergie de désir est partie intégrante de l’image de Dieu en l’être humain. Elle est liée au souffle de l’Esprit, à l’haleine de vie que Dieu, au moment où il le crée, insuffle dans l’Adam pour en faire une âme vivante (Gn 2,7). Cette puissance de désir est à la racine de nos aspirations les plus nobles: amour, beauté, bonheur, justice, connaissance… Les Pères de l’Eglise vont jusqu’à dire que derrière tout désir se cache en réalité un désir de Dieu.
Le problème, c’est que les êtres humains, souvent, ne sont pas conscients de cette origine transcendante du désir. Nous ignorons ou oublions cette présence de Dieu qui suscite le désir dans notre cœur. C’est le cas de la Samaritaine, qui reste dans l’extériorité et voit d’abord dans l’«eau vive» promise par Jésus la chance inespérée de s’épargner à l’avenir le dur labeur du puisage de l’eau. Ce sera justement tout le travail de Jésus – au fil d’un dialogue proprement socratique – d’amener pas à pas la Samaritaine à changer de niveau de conscience, à passer de l’ordre du besoin à l’ordre du désir, de l’avoir à l’être, du puits à la source. Un passage que nous sommes tous appelés à accomplir, sans cesse, car il n’est jamais définitivement achevé.
L’origine transcendante de notre désir
Pour éveiller la Samaritaine à cet autre plan de réalité, réveiller son énergie de désir dont elle n’a pas conscience et qu’elle gaspille en tous sens, Jésus fait quelque chose d’étonnant. Lui, qui est un avec la source, il lui demande à boire. Il se met en position de demandeur. Il n’a pas soif seulement d’eau matérielle, mais aussi – et plus encore – de la demande, du désir de la Samaritaine.
Nous désirons parce que nous sommes désirés. Nous aspirons au divin parce que nous sommes aspirés par lui.
Ce renversement a une signification spirituelle très profonde. Il nous dit qu’il n’y pas seulement un désir de l’être humain pour Dieu, mais un désir de Dieu pour l’être humain. Nous désirons parce que nous sommes désirés. Nous aspirons au divin parce que nous sommes aspirés par lui. Nous cherchons Dieu, mais Dieu nous cherche aussi. Le trouver, c’est nous laisser trouver par lui, tels que nous sommes, avec notre beauté et notre grandeur, mais aussi avec nos faiblesses, nos fragilités, nos petitesses.
C’est le premier pas : prendre conscience de la dimension divine et transcendante de notre soif d’être, de notre désir de Vie, de la présence au fond de nous de cet Autre – plus nous que nous-mêmes – qui a soif de nous. L’eau vive de l’Esprit est là, abondante, mais encore faut-il s’y ouvrir. La «source jaillissant en vie éternelle» dont parle Jésus est là, au fond de notre cœur, mais encore faut-il s’y relier. C’est le deuxième pas: ouvrir, forer, désencombrer ou encore construire le puits intérieur qui nous relie à cette source. L’eau vive creuse la terre de notre être de son côté, mais il nous revient de travailler aussi cette même terre de notre côté pour devenir un avec la source. Cette unité est un don de l’Esprit, mais aussi un labeur, une ascèse au sens du mot grec askèsis, qui veut dire exercice.
En suivant l’évangile de Jean, on voit que ce labeur de puisatier demande trois choses. Premièrement, une initiation, l’acquisition d’une connaissance: «Si tu savais le don de Dieu…» La Samaritaine ne sait pas. Pas encore… Deuxièmement, une unification de l’être – corps, âme, esprit – si souvent divisé, dispersé, dissipé. La samaritaine a eu cinq maris! Elle n’a pas de centre, pas d’axe vertical à partir duquel orienter son désir pour atteindre la cible: «Dieu, la source d’eau vive» (Jr 2,13). Troisièmement, une libération par rapport à tout ce qui encombre, obstrue, troue, dévie, accapare le puits et l’eau qu’on en tire. C’est-à-dire tout ce que la tradition juive a désigné du nom d’idole. Qu’est-ce qu’une idole, sinon justement ce qui épuise ou tue le désir en donnant l’illusion de le satisfaire?
Se libérer des idoles
L’Evangile selon saint Jean pointe du doigt en particulier l’idolâtrie religieuse, qui consiste à confondre la source et le puits – la tradition zen dirait la lune et le doigt qui la désigne. On le sait: les institutions religieuses ont tendance à construire des citernes qui emprisonnent l’eau, au risque qu’elle finisse par croupir. Elles tendent à s’approprier la source qui n’appartient à personne. Face à cela, Jésus annonce un temps prophétique – et nous sommes en plein dedans – où ce n’est plus sur telle ou telle montagne sainte ou dans tel ou tel temple que l’humanité fera ses dévotions: «Dieu est Esprit, et ceux qui l’adorent doivent l’adorer en Esprit et en vérité.» C’est-à-dire dans le cœur. Chacun est appelé à devenir lui-même une demeure de l’Esprit.
Si le système économique croissanciste, productiviste, consumériste (CPC) qui détruit la planète, résiste si bien à toutes les crises et critiques, c’est qu’il n’est pas seulement au-dehors, mais au-dedans de nous.
Mais il est d’autres idolâtries qui dénaturent ou mettent l’eau vive en bouteille. C’est aujourd’hui en particulier la religion du marché et de l’argent, le culte de ces faux dieux que sont la technologie et le consumérisme – les écopsychologues anglo-saxons parlent à cet égard d’une véritable addiction. Si le système économique croissanciste, productiviste, consumériste (CPC) qui détruit la planète, résiste si bien à toutes les crises et critiques, c’est qu’il n’est pas seulement au-dehors, mais au-dedans de nous. Il vit à l’intérieur de nous, précisément à travers la capture et l’instrumentalisation de notre puissance de désir. Ce désir, du fait de sa racine transcendante et divine, est par essence infini, insatiable. Il ne peut être «satisfait» que par l’ouverture à la source d’eau vive qui lui donne naissance. Une satisfaction d’ailleurs paradoxale, ainsi que le montre l’expérience des mystiques, car Dieu comble notre désir en le creusant toujours plus.
Autrement dit, vouloir assouvir ce désir, qui est une soif d’être, par une série sans fin de biens matériels et d’agréments psychiques – forcément limités et relatifs car relevant de l’avoir – est une illusion. Or, tout le système CPC repose sur cette illusion. Il s’ingénie, via notamment la publicité et les médias, à dés-orienter notre désir, à le dégrader en envies (de consommation), à faire passer ces envies pour des besoins (plus ou moins compulsifs) que le marché pourra satisfaire. Magnifique confusion entre besoins, envies et désir! Cette confusion est l’une des caractéristiques du système CPC et l’un des moteurs de sa logique addictive.
Intégrer les autres dans ma soif d’être
On voit là, par cette manipulation de notre puissance de désir, à quel point la matrice économique est inscrite au plus profond de notre être. Cela signifie notamment deux choses. D’abord, que les chemins de transformation intérieure et de reconnexion à la source qui sont proposés par les grandes traditions spirituelles, ont en réalité une dimension éminemment politique. Ils reviennent en effet, dans la mesure où ils sont authentiques et suivis de manière conséquente, à effectuer un travail de conscience et de libération par rapport aux ressorts les plus intimes qui – une fois captés et instrumentalisés – nous rendent participants et complices du système CPC.
Jamais peut-être dans l’histoire de l’humanité, l’ego et ses passions n’ont été à ce point l’effet des structures socio-économiques dans lesquelles nous sommes immergés.
Ensuite, tout fondamental et premier qu’il soit, le travail personnel de transformation spirituelle ne suffit pas. Si nous entendons œuvrer d’une façon crédible au changement de paradigme en cours et plus nécessaire que jamais, il doit être complété par un engagement citoyen visant une transformation structurelle du monde. Certes, la racine ultime des problèmes écologiques et sociaux est spirituelle. Elle a à voir avec l’orgueil humain, l’avidité, l’ignorance, les «poisons» de l’âme si bien décrit par le bouddhisme. En même temps, jamais peut-être dans l’histoire de l’humanité, l’ego et ses passions n’ont été à ce point l’effet des structures socio-économiques dans lesquelles nous sommes immergés.
Il convient donc, pour la guérison de la personne et de la planète, d’agir aussi pour la transformation des structures et des institutions – sociales, politiques, économiques – qui, dès l’enfance, déforment et formatent notre puissance de désir pour la couper de sa source, la dévier de sa finalité, l’embouteiller et l’arraisonner à la logique du marché. C’est ainsi, par cette articulation entre transformation de soi et transformation du monde, que la quête de moyens de satisfaire ma soif d’être et de vie prendra en compte, embrassera, intégrera la soif d’être et de vie des autres. Car sans les autres – humains et non humains – ma joie ne sera jamais complète.