Qu’est-ce que l’écospiritualité?
ÉcospiritualitéL’écologie a fini par se faire une place dans le paysage de la foi chrétienne, comme une fleur venue d’ailleurs. Pour fructifier, ces questions nouvelles ont à s’enraciner davantage dans la vie spirituelle de chacun. C’est la vocation de l’écospiritualité, lieu carrefour en pleine efflorescence qui constitue un espace transformateur à la fois de recherche, d’expérience et de militance pour la transition écologique. Cet article sur les formes et les enjeux de l’écospiritualité inaugure la rubrique «Écologie et spiritualité» de Christus, qui s’attachera chaque trimestre à en montrer la richesse et la profondeur.

Un moment clé dans la naissance de la mouvance écospirituelle en Europe francophone est sans conteste le Forum écologie et spiritualité [1], qui s’est déroulé en 2004 au centre bouddhiste Karma Ling (Savoie). Il réunissait des témoins des traditions religieuses et de l’écologie. Avec cette question: quelles confluences sont possibles entre ces deux mondes? Étaient présents notamment l’agroécologiste Pierre Rabhi, le fondateur de la revue The Ecologist Edward Goldsmith, l’écopsychologue David Abram, Éric Julien et les Indiens kogis ainsi que, du côté chrétien, Jean-Marie Pelt, Jean Bastaire, Dominique Lang et moi-même. Pendant trois jours, plus de 1 200 personnes ont participé à cet événement.
Les nombreuses interventions ont, de manière plurielle, affirmé une même conscience de l’unité fondamentale entre écologie et spiritualité. Pierre Rabhi contestait l’intitulé même du forum «Écologie et spiritualité», soulignant qu’il n’y a pas d’écologie sans spiritualité, ni de spiritualité sans écologie et proposait le terme «écospiritualité». Autrement dit, il ne s’agit pas seulement de verdir un chemin spirituel ou d’ajouter une couche de spiritualité à un engagement écologique, mais de comprendre que les deux sont indissociables.
Un lieu carrefour
En pleine efflorescence, l’écospiritualité est un espace à la fois de recherche, d’expérience et de militance pour la transition écologique. C’est un «lieu carrefour» où se croisent de nombreux champs: l’écologie profonde, les traditions religieuses (dont le christianisme), les spiritualités dites holistiques, les sciences contemporaines, l’écoféminisme spirituel ou encore l’écopsychologie. Il serait donc plus juste de parler d’«écospiritualités», au pluriel [2]. Cette diversité repose cependant sur des lignes de force communes.
Premièrement, la perception de l’enjeu. Il ne s’agit pas seulement d’améliorer l’existant par des technologies, des normes et des écogestes, mais d’opérer un véritable changement de paradigme. C’est le sens fort du mot «transition», selon l’étymologie «trans-ire»: «aller au-delà» de ce que j’aime appeler le « système croissanciste, productiviste et consumériste » (système CPC) [3] qui détruit et épuise la Terre, mais aussi au-delà des représentations et valeurs qui le sous-tendent. Ainsi le pape François enjoignait-il, dans Laudato si’ (LS, 2015), à «oser avancer dans une révolution culturelle courageuse [4] ». Le patriarche orthodoxe Bartholomée Ier parle d’une «métanoïa individuelle et collective» qui «requiert une nouvelle manière d’exister […], un changement radical d’attitude, une vision renouvelée et une perspective neuve [5] ».
Approche holistique
Deuxièmement, le besoin d’une approche holistique, car «tout est lié» (LS 70). Pour embrasser la complexité du réel, une écologie intégrale exige de travailler sur différentes « strates [6] » (technique, comportementale, économico-politique, philosophique et spirituelle), en articulant les dimensions intérieures et extérieures, individuelles et collectives du changement. La spiritualité y occupe une place de choix. Pour être opératoire et rassembleuse, elle est souvent définie de manière floue. Elle se veut ouverte, laïque, plurielle et distincte des religions instituées. Sans pour autant rejeter les apports de ces dernières qui, à des degrés divers, développent une écospiritualité propre en leur sein.
À cet égard, il faut reconnaître que, pour construire une relation de parenté intime ou de sacralité avec la Terre, on se tournera plus facilement vers la sagesse des peuples premiers, les spiritualités orientales, le néochamanisme ou encore le «féminin sacré». Malgré Laudato si’ et la théologie verte [7], le christianisme peine encore à se faire entendre. Il est souvent jugé comme trop patriarcal, dualiste et anthropocentrique… des retombées durables de la critique de Lynn White [8].
Expérience et engagement
Troisièmement, le primat donné à l’expérience. Fondée sur la conscience de l’unité fondatrice entre le cosmique, l’humain et le divin, l’écospiritualité prône une nouvelle manière d’être au monde que l’on peut appeler un art de la «reliance» profonde à soi, aux autres, à la Terre et au mystère du «plus grand que soi», au-delà de tous les noms qu’on peut lui donner: Dieu, l’Être, l’Esprit, le Souffle… Cela, dans une dynamique «tête – cœur – corps». D’où la place importante accordée aux pratiques de méditation et de reconnexion profonde au vivant comme le «Travail qui relie» [9], qui se vit en groupe et mobilise les sens, les émotions et l’imaginaire, notamment à travers des rituels. En intégrant les ressources de l’écopsychologie, l’écospiritualité constitue un puissant moyen pour «oser transformer en souffrance personnelle ce qui arrive dans le monde» (LS19) et «composter» en engrais pour l’action les sentiments douloureux face à l’état de la planète (angoisse, tristesse, impuissance, colère, culpabilité, honte, etc.).
Cela nous amène au quatrième principe commun: l’engagement. Même si elle est parfois vécue comme une démarche individuelle relevant en partie du développement personnel, l’écospiritualité se démarque de ce dernier. Elle prend tout son sens et sa fécondité quand elle s’inscrit dans des projets écocitoyens. Elle se traduit en particulier dans la figure de la personne «méditante militante» [10], qui articule transformation de soi et transformation du monde au service du vivant. Sur le plan collectif, elle s’incarne dans des «écosites sacrés» [11], des lieux de spiritualité – religieux ou non – en transition, où s’expérimente un vivre ensemble plus juste et solidaire avec la Terre et les êtres qui l’habitent.
Au-delà des dualismes
Cinquièmement, l’écospiritualité prône une approche radicale, au sens d’aller aux racines de l’écocide en cours. Ces dernières sont culturelles et spirituelles. Elles sont liées aux dualismes issus de la modernité occidentale. On peut en mentionner quatre qui interpellent notamment la tradition chrétienne: entre Dieu et la création, l’être humain et la nature, la raison et les émotions, le féminin et le masculin.
Le dépassement de ces dualismes passe par un changement d’imaginaire, une métamorphose du regard que nous portons sur Dieu, la nature, l’être humain et leurs relations ainsi que sur notre mode de connaissance. Dans cette optique, l’écospiritualité se déploie sur plusieurs axes qui constituent autant de chantiers théologiques et spirituels. Ils impliquent une revisitation critique et créative de la tradition chrétienne, dans une tension entre une nécessaire évolution et la réaffirmation de certaines spécificités.
Réenchantement de la nature
L’un des enjeux cruciaux est de redonner une âme à la nature en prenant congé des conceptions matérialistes qui la réduisent à un stock de ressources et à une marchandise. En résonance avec les théories scientifiques appuyées notamment sur l’hypothèse Gaïa, qui invitent à voir la Terre comme un super-organisme vivant, créatif, autorégulateur et symbiotique, la théologie verte envisage la création comme un tissu d’interrelations en évolution constante, où les créatures ont une valeur intrinsèque et sont en interdépendance. Loin d’être achevée, la genèse du cosmos est un processus qui a une histoire et continue ici et maintenant, dans une cocréation entre Dieu et ses créatures.
Par ailleurs, en termes de réenchantement, la création n’est pas seulement la «manifestation» de Dieu dans sa bonté, beauté et sagesse, mais aussi le «lieu» de sa présence. Selon cette vision dite «panenthéiste» (à ne pas confondre avec le panthéisme), Dieu est à la fois transcendant et immanent. Tout est en Dieu et Dieu est en tout. Il habite et anime la création par son Esprit saint et ses énergies divines. Le Christ a une dimension cosmique. Chaque créature est une parole du Verbe créateur dont et à laquelle nous avons à répondre. C’est le sens profond de la responsabilité, indissociable d’autres vertus écologiques comme le respect, la gratitude et l’émerveillement. Ce dernier est, avec l’amour, l’un des sésames du nouveau mode de connaissance à développer pour accéder à cette expérience du divin au cœur de la création.
Si, dans cet axe cosmologique, la tradition chrétienne peut globalement être en résonance avec les courants dominants de l’écospiritualité, elle s’en distingue cependant sur un point: elle parle non pas de «nature» ou du «vivan », mais de Création. Cela veut dire que le cosmos n’a pas sa source en lui-même, mais qu’il est l’œuvre d’un Dieu créateur. Si, comme le chante saint François, la Terre est notre «mère» qui nous porte, nous nourrit et «nous accueille à bras ouverts» (LS 1), elle ne l’est pas au même titre que Dieu qui est l’origine incréée de tout. La Terre tient son existence d’un autre qui lui préexiste. La nature est le reflet et le temple de Dieu, mais elle n’est pas d’essence divine. Cette distinction constitue un garde-fou contre certaines formes écospirituelles de néopaganisme, qui tendent à diviniser le vivant et à en faire la source du salut.
Sortir de l’anthropocentrisme
Un autre grand défi de l’écospiritualité est de sortir de l’anthropocentrisme, qui place l’être humain au centre, en dehors et au-dessus du vivant, pour lui redonner sa juste place dans la création. La première tâche est de retrouver notre unité perdue avec la nature. Dans «humain», il y a «humus», la glaise à partir de laquelle nous avons été façonnés le même jour que les animaux (Gn 2,7). La même racine se retrouve dans le mot «humilité». Cette vertu nous convie à reconnaître que nous sommes poussières de terre et d’étoiles ainsi qu’enfants de la Terre mère et du Père créateur. À travers cette origine partagée, toutes les créatures sont nos «frères» et «sœurs», ainsi que le proclame le pauvre d’Assise.
La notion de «microcosme», chère aux Pères de l’Église et qui rejoint le «soi écologique» de l’écologie profonde, exprime bien cette appartenance à la communauté biotique. Non seulement nous sommes partie intégrante du cosmos, mais celui-ci fait partie de nous jusque dans les strates les plus archaïques de notre psyché – les écopsychologues parlent d’«inconscient écologique». Créés en dernier le sixième jour, nous récapitulons toute la création, avec son histoire évolutive et ses trois règnes (minéral, végétal et animal). Ultimement, tout ce que nous faisons à la nature, nous le faisons à nous-mêmes, et inversement.
En même temps, la tradition chrétienne se distingue de certains courants qui – dans leur volonté de l’animaliser, l’ensauvager ou l’enforester – dénient à l’être humain une spécificité par rapport aux autres espèces. Bibliquement, nous sommes créés à l’image de Dieu et selon sa ressemblance (Gn 1,26-27). Nous sommes donc, estime Grégoire de Nazianze (IVe siècle), des « êtres frontières». Nous appartenons à deux ordres de réalité – le matériel et le spirituel, le visible et l’invisible, le temporel et l’éternel – entre lesquels nous sommes appelés à être des traits d’union. Cette vocation de pont entre la Terre et le Ciel ne nous donne aucun droit de domination, mais une responsabilité: participer à la transfiguration du monde (plutôt qu’à sa défiguration) à travers notre propre transfiguration par l’ouverture à la grâce divine.
Points de vigilance
D’un point de vue chrétien, un autre point de vigilance est le désir de fusion avec la nature, très présent dans certains pans de l’écospiritualité. Devenir une personne, c’est entrer en communion avec Dieu et la nature, mais sans réduire leur dimension d’altérité. Le cœur de l’écospiritualité, on y revient, est la relation. La visée, pour reprendre le modèle de Martin Buber, est de passer de relations «Je – Cela» (superficielles, unilatérales et instrumentales) à des relations «Je – Tu» (profondes, réciproques et dialogiques). Dans le «Je – Cela», caractéristique du système CPC, l’autre – humain et autre qu’humain – devient un objet; dans le «Je – Tu», il est un sujet. Ici, à partir d’un certain degré de qualité et de profondeur dans l’amour, un espace s’ouvre où se manifeste le «Tu éternel» divin qui «par essence ne peut jamais devenir un Cela [12]».
Qui dit relation et altérité dit aussi conflictualité potentielle. Très prisée par l’écospiritualité, une expression comme la «toile du vivant» – considérée avant tout dans ses harmonies – peut conduire à une idéalisation romantique et à l’occultation des conflits d’intérêts ainsi que des dilemmes éthiques tragiques qui peuvent exister entre les sociétés humaines et le monde naturel, ainsi qu’à une dépolitisation de leurs relations.
Cela ouvre sur la question de l’articulation entre écologie et lutte pour la justice. Ici, il s’agit non seulement d’écouter les clameurs de la terre et les cris des pauvres, mais aussi de prendre en compte l’expérience et la voix des femmes, très absentes de Laudato si’. Ces dimensions sont essentielles pour l’écoféminisme qui montre que l’oppression des femmes et l’exploitation de la nature obéissent à un même système de domination: le patriarcat. D’où la nécessité de prendre congé également de l’androcentrisme, en rééquilibrant les qualités et principes traditionnellement associés au féminin et au masculin. Mal connues dans le monde francophone, de grandes théologiennes comme Rosemary Radford Ruether, Sallie McFague, Ivone Gebara ou encore Dorothee Sölle ont, depuis les années 1970, tracé les voies – inspirantes et souvent décoiffantes – d’un écoféminisme chrétien [13].
On le voit. Espace de rencontre entre des mondes, l’écospiritualité est un champ prodigieux de fécondations mutuelles, mais aussi d’interpellations critiques et de tensions pouvant susciter des résistances, des rejets et des peurs. Tout le défi d’une écospiritualité chrétienne – encore en devenir – est d’arriver à tenir ensemble la fidélité au mystère de la foi et l’incontournable dialogue avec l’écologie, les sciences et les autres traditions de sagesse.
Notes
[1] Voir Christine Kristof-Lardet (dir.), Écologie, spiritualité : la rencontre, Des sages visionnaires au chevet de la planète, Éditions Yves-Michel, 2007.
[2] Voir Irène Becci (dir.), Les écospiritualités contemporaines, Éditions Seismo, 2024.
[3] Michel Maxime Egger, Se libérer du consumérisme, Éditions Jouvence, 2020. J’emprunte l’expression à l’économiste Christian Arnsperger.
[4] Pape François, Loué sois-tu. Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, 2015, § 114.
[5] Patriarche œcuménique Bartholomée, Et Dieu vit que cela était bon, Cerf, 2015, p. 44.
[6] Charlotte Luyckx, « L’écologie intégrale : relier les approches, intégrer les enjeux, tisser une vision », revue La pensée écologique, 2020/6, n° 6, Presses universitaires de France, 2020, pp. 77-95.
[7] Voir Christophe Monnot et Frédéric Rognon (éd.), La nouvelle théologie verte, Labor et Fides, 2021.
[8] En 1967, dans la revue Science, l’historien Lynn White Jr accuse le christianisme – particulièrement dans sa forme occidentale – d’avoir contribué au saccage de la planète par son arrogance anthropocentrique. Lynn White Jr, « Les racines historiques de notre crise écologique », dans Dominique Bourg et Philippe Roch (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Labor et Fides, 2010, pp. 13-24.
[9] Développé par l’écophilosophe Joanna Macy et composé de pratiques qui se vivent en groupe, le « Travail qui relie » (TQR) est un processus de transformation individuelle et collective au service du vivant et de la transition. Il se présente comme une spirale organique qui se déploie en quatre temps : 1) s’enraciner dans la gratitude ; 2) honorer sa peine pour le monde ; 3) changer de vision ; 4) aller de l’avant. Voir Joanna Macy et Chris Johnstone, L’espérance en mouvement, Labor et Fides, 2018.
[10] Voir Michel Maxime Egger, Tylie Grosjean et Elie Wattelet, Reliance, Actes Sud, 2023.
[11] Voir Christine Kristof-Lardet, Sur la Terre comme au Ciel, Labor et Fides, 2019.
[12] Martin Buber, Je et Tu, Aubier, 1959, réédition en 2012, p. 57.
[13] Voir Charlotte Luyckx et Michel Maxime Egger, Gaïa et Dieu·e, Un écoféminisme chrétien est possible, Éditions de l’Atelier, 2025.