Retrouver le sens profond de Pâques
SagessesL’événement de Pâques reste à jamais l’avènement de l’Amour vainqueur de la mort. Un mystère au-delà du Jésus de l’histoire et de la compréhension de la raison seule. La résurrection n’est pas la réanimation d’un cadavre, mais la transfiguration universelle anticipée, à travers la pénétration de la matière par l’Esprit. La source d’une réalité nouvelle, dans la lumière de l’œil du cœur. La manifestation d’une force de vie qui nous rend peu à peu capables de lutter contre toutes les formes de mort qui pénètrent si fortement nos existences personnelles et collectives.

«Ô mort, où est ton aiguillon? Enfer, où est ta victoire? Le Christ est ressuscité et voici que règne la vie», proclame Jean Chrysostome (ive s.) dans un texte lu la nuit de la Pâque orthodoxe. Un écho au tropaire de la fête: «Le Christ est ressuscité des morts. Par sa mort, il a vaincu la mort. A ceux qui sont dans les tombeaux, il a donné la vie.»
Un mystère actuel
Comment parler de la résurrection? Comment dire la réalité la plus centrale de l’existence et de l’espérance chrétiennes, sans laquelle «notre foi est vide» ou «vaine»(1 Co 15,14)? Il faudrait être un saint ou un poète. Il faudrait savoir conjuguer le verbe du silence, «langage du siècle à venir» comme l’affirme Isaac le Syrien (VIIe s.). Ce n’est pas pour rien qu’il n’y a pas vraiment de représentation de la résurrection du Christ – l’icône pascale montre le Christ tirant Adam et Ève hors des enfers. La résurrection est un mystère. Or, on ne disserte pas ni ne spécule sur un mystère. Un mystère, ça se célèbre, se chante, se danse et se vit. Dans une prière, un mode d’être et des engagements qui sont communion de tout l’être – corps, âme et esprit – avec Dieu: la vraie «théologie»!
La résurrection du Christ n’est pas qu’un événement passé – à commémorer chaque année à Pâques. Notre résurrection, cette Vie qui nous est donnée et ne se réduit pas au biologique, ne s’arrête pas avec notre mort ; elle n’est pas qu’un avènement futur – à attendre ou espérer. Mystiquement, dans l’expérience spirituelle la plus profonde, la résurrection du Christ et la nôtre se rejoignent, s’incarnent au présent. Aujourd’hui même. Comme rappel et appel, mémoire et anticipation, manifestation et espérance du Royaume de Dieu qui est en nous et entre nous.
Autrement dit, nous avons déjà à vivre – dans cette vie – notre résurrection dans le Christ ressuscité. C’est même le but fondamental de l’existence chrétienne ou christique. Ce pour quoi, dans son amour, sa miséricorde et son humilité infinis, Dieu s’est incarné et a souffert dans ce monde. Dans cette vision, en tant qu’êtres créés à l’image de Dieu, nous atteignons notre plénitude d’humanité et de vie en devenant à sa ressemblance, c’est-à-dire en accomplissant le germe divin de notre être dans l’existence. Cela, d’une manière qui est propre à chaque personne, donc unique. Comme l’écrivait Irénée de Lyon (IIe siècle), «il est impossible de vivre sans la vie, et il n’y a de vie que par participation à Dieu». Parce que Dieu a assumé notre nature corruptible et mortelle, nous pouvons participer à sa vie incorruptible et éternelle (2 Pi 1,4). C’est-à-dire commencer à ressusciter. Ici et maintenant.
Pour la Bible, l’existence personnelle assume tout l’invisible et tout le visible de l’être humain, non seulement son âme mais son corps et même, à travers son corps, la «poussière» du monde. Dans ce contexte, la résurrection n’est pas la réanimation d’un cadavre mais la transfiguration universelle anticipée, ou plutôt décisivement commencée dans une existence personnelle passant non seulement de la mort à la vie, mais à une vie proprement nouvelle, non plus mêlée de mort mais d’éternité, et capable d’assumer la mort, de la retourner, d’en faire un «passage», c’est-à-dire, au sens premier, une «pâque».
Olivier Clément, Anachroniques, Desclée de Brouwer, 1990.
La croix comme passage
Cette résurrection à laquelle nous sommes appelés est moins un état qu’un chemin. Un mouvement vers l’avant, tissé de chutes et de relèvements. Un passage incessant – à travers l’enfer – des ténèbres à la lumière. Une traversée non pas de la naissance à la mort, mais de la mort (la vie coupée de Dieu) à la Vie: la vie en communion avec Dieu et avec les autres – humains et autres qu’humains. «Si notre être extérieur s’en va en ruine, notre être intérieur se renouvelle de jour en jour», dit l’apôtre Paul (2Co 4,16).
La clef de cette transformation intérieure, c’est la grâce ou, plus précisément, la synergie entre les énergies divines et la libre volonté humaine. Force de résurrection, l’Esprit saint n’a qu’une mission depuis sa descente à la Pentecôte: faire naître le Christ ressuscité en nous, le rendre présent. «Le but de la vie chrétienne, c’est l’acquisition du Saint-Esprit», répétait Séraphin de Sarov (XIXe s.).
Seulement voilà: pour que l’Esprit saint demeure en moi et m’habite, m’anime et me féconde, encore faut-il lui faire de la place. Comment l’«acquérir» si je suis plein de mon «petit moi», agité et divisé intérieurement par mille pensées, émotions, préoccupations et activités distrayantes? La réponse de l’Évangile est claire: par la croix. Non pas comme instrument de torture, mais comme lieu du paroxysme de l’amour, expression un peu folle de la solidarité avec toutes les douleurs du monde, trait d’union entre la Terre et la Ciel, réconciliation de et avec toute la création, unification intérieure. Le grand théologien orthodoxe Olivier Clément (1921-2009) le dit magnifiquement: «Dieu ensanglanté, mystérieusement impuissant devant la liberté de l’homme, mais qui, lorsqu’une femme lui a rouvert sa propre création, descend volontairement dans la mort que nous avons voulue, pour que même la mort désormais puisse s’ouvrir sur la lumière.»[1]
De même que le Verbe en qui, par qui et pour qui tout a été créé, s’est «vidé» de sa divinité pour assumer notre condition humaine en Christ, de même nous sommes invités à nous «vider» de notre ego idolâtre, purifier notre cœur et nous libérer de tout ce qui, en nous, participe encore à la mort, fait obstacle à la Vie, l’amour, la paix et la lumière.
Avec la Tradition, je voudrais seulement rappeler que le mal et la mort sont autrement profonds que leurs formes sociales, morales ou biologiques; rappeler aussi que Dieu ne les a pas voulus. Un drame «originel», donc permanent, s’est déroulé et se déroule qui permet au néant de prendre une hideuse consistance, une consistance perverse, intelligente, proprement luciférienne.
C’est pourquoi notre Dieu, qui n’est pas puissant au sens des puissances cosmiques et sociales, mais comme un rayonnement de lumière, de vie et d’amour, se laisse crucifier par tout le mal du monde afin de se communiquer désormais à nous à travers même ce qui le nie. Depuis Pâques – et c’est toujours Pâques – la lumière, la vie, l’amour nous viennent aussi par la mort et toutes les situations de mort de notre existence si, par une humble confiance, nous les identifions aux plaies vivifiantes du Christ… Désormais, Dieu souffre avec nous, combat avec nous, ouvre à toute situation sans issue, bien au-delà de ce que nous pouvons comprendre, une issue de résurrection.Olivier Clément, Anachroniques, Desclée de Brouwer, 1990.
Douloureuse joie
Le Christ l’a dit: le chemin qui mène au Royaume est étroit. Il passe par la métanoïa, un désir et un aspiration forte, l’attention de chaque instant, l’humilité, la repentance, la connaissance de soi dans nos lumières et nos ombres. «Celui qui voit son péché est plus grand que celui qui ressuscite des morts», estimait encore Isaac le Syrien. Il faut entendre le mot «péché», devenu inaudible aujourd’hui, dans un sens non pas moralisateur de faute ou de transgression, mais spirituel de séparation. Le terme traduit le grec hamartia qui signifie littéralement «manquer la cible», c’est-à-dire participer à une vie «morte», marquée par la division, l’orgueil, l’égocentrisme, des relations «Je-Cela» – superficielles, unilatérales, instrumentales – avec les autres créatures.
La «cible», pour continuer avec les concepts du philosophes juif Martin Buber [2], c’est le développement de relations «Je-Tu» – profondes, réciproques et dialogiques –, c’est-dire justes, tissées de justice et de justesse, où l’autre, humain et autre qu’humain, n’est pas un objet, mais un sujet reconnu et accueilli dans son unicité et son altérité.
Mort-résurrection. Toute la vie chrétienne est dans ce passage que certains Pères de l’Eglise qualifient de «douloureuse joie». Douloureuse, parce qu’il faut crucifier en nous le «vieil homme» qui ne cesse de crucifier le Christ. Joyeuse, car cette participation à la croix du Christ, nouvel arbre de vie, débouche sur la naissance de «l’être nouveau», capable d’entrer en communion d’amour avec Dieu, autrui et toute la création. Il y a un siècle, Nietzsche lançait aux chrétiens que le monde croirait plus à la «bonne nouvelle» qu’ils proclament si leur visage rayonnait davantage de la joie de la résurrection. Il avait raison. Les plus beaux discours ne convaincront jamais personne de la réalité de notre foi et de notre espérance, notre visage et notre mode d’être oui !
«C’est pourquoi, clame Olivier Clément, les chrétiens ont avant tout le devoir d’annoncer la grande joie de Pâques. De l’annoncer et de la faire rayonner par la beauté de la liturgie et le témoignage des saints. Par les dénonciations et les propositions des prophètes. De l’annoncer et de la faire rayonner par les mots et les gestes de tous les jours, ceux de la prière, mais aussi ceux du métier, de l’art, de la tendresse, pour finaliser aussi la science et la technique. De l’annoncer et de la faire rayonner en luttant patiemment contre toutes les formes de mort, aussi bien en nous, autour de nous, que dans la culture et dans la société.»[3]
Notes
[1] Olivier Clément, Nunc, no 7, avril 2005.
[2] Martin Buber, Je et tu, Aubier, 2012.
[3] Olivier Clément, Nunc, op. cit.