Richard Nelson : Notre vie dans l’art
VisionsInvitée par Ariane Mnouchkine, la pièce de Richard Nelson nous immerge dans la tournée américaine du Théâtre d’Art de Moscou dirigé par Constantin Stanislavski. Entre moments de fêtes, drames quotidiens et inquiétudes pour l’avenir, une journée de 1923 dans la tension entre les pressions politiques de la Russie bolchevique et les lois économiques de l’Amérique capitaliste. Que peut la création théâtrale face au «bruit» et à la «fureur» du monde?
Entre deux rangées de gradins, une grande table dans une pension. Autour d’elle, onze actrices et acteurs du légendaire Théâtre d’Art de Moscou vont aller et venir, discuter et se disputer, se raconter des histoires s’embrasser et se taquiner, porter des toasts, boire, manger, blaguer, rire, chanter, jouer… Il y a parmi eux Olga Knipper, la veuve de Tchékhov qui vient de mourir, omniprésent par son esprit. Mais aussi le fondateur et directeur Constantin Stanislavski (1863-1938).
Troupe mythique
On doit à cette figure mythique une puissante méthode de jeu qui deviendra l’«action psycho-physique», fondée sur l’introspection, l’intuition, l’intentionnalité, l’inconscient, l’investissement de soi dans le personnage et le moment présent. Une approche révolutionnaire en quête de l’essence, de la complexité et de la vérité de l’être humain. Elle inspirera notamment Jacques Copeau en France et Lee Strasberg aux Etats-Unis, qui va créer l’Actor’s Studio en en 1948, pépinière de stars comme Marlon Brando, James Dean, Paul Newman, Jane Fonda, Robert de Niro et Al Pacino. Le titre de la pièce de Richard Nelson, Notre vie dans l’art[1], est un clin d’œil à son propre ouvrage autobiographique, Ma vie dans l’art, où il exprime ses pensées et expériences sur le théâtre.
Nous sommes en 1923, à Chicago, pendant la tournée en Amérique de cette célèbre troupe. Plus précisément le jour du vingt-cinquième anniversaire de sa création. L’action se déroule un dimanche, jour de relâche, entre trois heures du matin et minuit. Avec en particulier un repas fastueux où la vodka coule à flot et les pirojkis fondent sous la langue. Par la proximité physique des personnages, incarnés avec force, grâce et vivacité par les comédiennes et comédiens du Soleil, une sensation de familiarité et d’intimité émerge où, de spectateurs, nous devenons convives.
Le quotidien sublime
De fait, les actrices et acteurs ne jouent pas que des rôles. Ils sont avec nous et nous sommes avec eux. Nous participons à la fête qui, au-delà des apparences, est tout sauf insouciante et légère. Sous les conversations de table qui s’enchaînent de manière jubilatoire, se dévoile la complexité de la nature humaine». De l’amour à l’art théâtral, en passant par la politique, les échanges brassent toutes sortes de sujets, selon plusieurs strates ou niveaux de réalité qui se répondent et s’interpénètrent comme autant de révélateurs de la précarité du présent et des incertitudes du futur.
Première strate : le quotidien et l’intimité de la troupe, avec ses problèmes plus ou moins graves, ses conflits interpersonnels, ses petits drames conjugaux et professionnels, les états d’âme et engagements divers de ses membres. On parle de tout et de rien, de la grande Histoire et de petites histoires, d’anecdotes de coulisses et de potins mondains, de sentiments et de politique. Le petit chien de La Cerisaie s’est évaporé. Soupçonnée d’être la cause de sa disparition, Olga lit le texte très touchant qu’elle a écrit sur la mort de son mari… Stanislavski évoque son ennui à la liturgie orthodoxe à laquelle il vient d’assister. Certains ont le projet de faire carrière en Amérique, d’autres d’acheter une datcha en Russie. Au fil du temps, l’ordinaire devient extra-ordinaire, le quotidien sublime, l’anecdotique signifiant. Selon le mot de Marcel Proust que Richard Nelson aime répéter à ses acteurs: «En regardant un Chardin, les natures mortes, on se dit: oh! cela ressemble à ma cuisine. Puis, on rentre dans sa cuisine, et on dit: cela ressemble à un Chardin.»
Rêves en miettes
Deuxième strate : le rêve américain et ses désillusions. Historiquement, la tournée du Théâtre d’Art de Moscou aura marqué l’évolution de l’art dramatique aux Etats-Unis. Cependant, elle aura été tout sauf une sinécure. D’un côté, une partie des médias regardent la troupe comme une bande de bolchéviques, ce qui lui vaudra d’être interdite de séjour au Canada. De l’autre, tout en partageant cette suspicion, le gros du public – essentiellement des Russes blancs ayant fui la révolution – apprécie leur jeu et l’œuvre de Tchekhov. Un rappel du bon vieux temps, qui nourrit leur nostalgie de la mère patrie.
De riches exilés offrent ainsi à Stanislavski une édition rare de Pouchkine et une ancienne icône. Mais surtout, après un triomphe en France et des premiers mois de succès à Chicago, l’affluence commence à se tarir. Du coup, malgré un rythme épuisant – neuf représentations par semaine – la troupe joue à perte et, pire, est en train de s’endetter auprès de son producteur. Elle se retrouve victime d’un système financier impitoyable et de clauses contractuelles dont ses responsables n’ont pas saisi toute la subtilité. D’où la nécessité – au risque de s’humilier – de donner des mini-récitals lors de dîners chics.
Troisième strate: le pouvoir soviétique et ses menaces. Déjà mal vu en Russie à cause de son répertoire considéré comme bourgeois et réactionnaire ainsi que des antécédents industriels de Stanislavski, le Théâtre d’Art est vilipendé par les médias révolutionnaires. La troupe risque des représailles à son retour pour avoir séjourné en Amérique et frayé avec les Russes blancs, donc trahi la cause. Pour survivre, Stanislavski devra plier l’échine. La pièce commence par la lecture d’une missive de 1936 où il remercie le «Cher camarade Staline, ami bien-aimé de la culture et des arts». Elle se termine par une autre lettre d’allégeance au dictateur, jamais écrite mais signée de force en 1938, au début des purges et quelques mois avant sa mort. L’art et le théâtre, comme l’utopie initiale, sont laminés par le totalitarisme.
L’horreur poutinienne
Quatrième strate: l’actualité. Nelson l’affirme clairement: «La conversation avec le passé est une manière d’affronter le présent. […] Ce qui m’intéresse, c’est d’utiliser des événements historiques pour parler de quelque chose qui concerne vraiment notre temps.» Et Ariane Mnouchkine de renchérir, avec le punch qu’on lui connaît: «Alors que la Russie patauge dans le sang des Ukrainiens et de ses propres soldats, et qu’elle jette dans ses cachots le meilleur d’elle-même, Richard Nelson invoque un groupe inoubliable, insurpassable, d’artistes, d’êtres humains, dont, il y a maintenant un siècle, la vie fut irrémédiablement tordue, ruinée, ravagée par un système dont on avait espéré qu’il ferait le bonheur de l’humanité, mais qui, en quelques mois, avait transformé une immense respiration populaire en un laboratoire de poisons, de contentions et d’assassinats.[2]»
Aujourd’hui, en Russie et dans bien d’autres pays, des artistes et gens de théâtre continuent à œuvrer au péril de leur vie, sont réduits au silence, persécutés, instrumentalisés ou encore «forcés de faire certaines choses contre leur gré ou d’être dans l’incapacité de s’exprimer». clin d’œil à Tchekhov et symbole du Théâtre d’art de Moscou, qui existe toujours, la mouette n’en finit pas d’être sacrifiée. Sur l’autel de la politique, mais aussi d’un système économique qui n’a pour moteur que le profit.
Puissance du théâtre
Face à tout cela, à «ce monde chaotique et grimaçant que des peuples désespérés confient aux pires démagogues», aux diktats du marché ainsi qu’aux dérives populistes et à la folie du despotisme, que signifie créer? C’est tout l’enjeu de la cinquième strate: que peuvent l’art et, en particulier, le théâtre? Pas grand-chose en apparence. Les représentations publiques du Théâtre d’art et les sketches internes où les jeunes se moquent des anciens, semblent bien dérisoires.
Tout veut dire quelque chose puisque nous, acteurs, nous cherchons à nous trouver dans les autres. Et les autres en nous-mêmes.
«Quand j’ai débuté, on croyait que la vie ne pouvait qu’aller mieux. Aujourd’hui, il faut lutter pour imaginer que le pire n’est que temporaire. On peut se demander à quoi on a servi depuis soixante ans», s’interroge Mnouchkine. En même temps, ajoute-t-elle, «les gens qui commettent des horreurs ont-ils été nourris de théâtre, de poésie? Je pense que tout est pire là où il n’y a pas de théâtre, là où l’on ne raconte plus d’histoires aux enfants… L’art humanise la plupart d’entre nous.[3]» Il convient donc de ne pas sous-estimer la puissance (trans)formatrice du théâtre pour celles et ceux qui le font, qu’ils soient sur scène ou dans la salle. A condition qu’ils s’y adonnent de tout leur être, ouvrent grand leur cœur et leur esprit, se laissent toucher au plus profond, atteindre dans leur sensibilité et leur vulnérabilité, en acceptant d’être questionnés et déplacés.
Alors, le geste théâtral, le jeu et la parole peuvent devenir des lieux et des armes de liberté, de résistance, de contestation, de résilience et de construction d’alternatives. Des utopies et possitopies. Des promesses de l’aube : «Le monde semble meilleur le matin. On recommence…», clame Stanislavsky. C’est ce dont témoigne la pièce de Nelson. Pas à coup de messages politiques ou idéologiques, mais – comme le samovar emprunté au décor des Trois sœurs pour faire du thé – en mêlant constamment et subtilement l’art et la vie, en ouvrant un espace où la profondeur, la légèreté, la complexité et l’ambiguïté de l’humanité peuvent se manifester.
L’humanité avant les idées
C’est ce qu’affirme Stanislavski vers la fin de la pièce: «Est-ce qu’aucune autre créature se demande: “Où est ma place? Quel est mon but? Pourquoi suis-je là? A quoi appartenons-nous?” Nous sommes les seuls à faire ça… Et de ça nous faisons du théâtre. […] Que faisons-nous en tant qu’acteurs? Nous guettons. Nous observons les gens vivre leur vie. Pour pouvoir les peindre. […] Tout veut dire quelque chose puisque nous, acteurs, nous cherchons à nous trouver dans les autres. Et les autres en nous-mêmes.» Et de conclure: «Là, nous trouvons notre foi dans le monde, à nouveau, pas dans ces “idées”, qui, nous a-t- on dit, encore et encore, sont le futur pour nous tous. Mais dans les gens qui sont tellement plus riches que tout ça. Et le seront toujours…»
Qu’est-ce qu’être humain, sinon être relié, créer des liens d’amour, de paix et de fécondation interculturelle au service de la vie et du vivant ? Autrement dit, comme saint François dans sa prière – sans nier l’existence et la persistance du mal à l’œuvre dans les cœurs et les structures –, mettre de l’amour, de la vérité, de l’union, de la lumière, de la joie et de l’espérance là où sont la haine, le mensonge, la division, les ténèbres, la tristesse et le désespoir.
Dès le début de l’agression russe, le Théâtre du Soleil a manifesté sa solidarité avec le peuple ukrainien. Une «école nomade» a réuni pendant douze jours 120 élèves acteurs et jeunes professionnels de toutes les régions d’Ukraine pour un stage de théâtre. Comme à Kaboul en 2005 et à Santiago du Chili en 2015, une manière de semer des graines et de soutenir la scène théâtrale locale. Comme le dit Mnouchkine, un tel engagement pèse peut-être le «poids d’une plume, mais cette plume sert à écrire et elle aide à penser. Être là, c’est le b.a.-ba de la résistance.[4]» A la fin des représentations de Notre vie dans l’art, des dons étaient récoltés pour l’achat de drones démineurs.
Notes
[1] Richard Nelson, Notre vie dans l’art, L’avant-scène théâtre, 2023.
[2] Ariane Mnouchkine, Lettre au public, 2 octobre 2023.
[3] «Tout est pire là où il n’y a pas de théâtre», entretien avec Ariane Mnouchkine, Libération, 4 décembre 2023.
[4] Joëlle Gayot, Le Théâtre du Soleil crée une passerelle avec l’Ukraine, Le Monde, 24 mars 2023.