Souleymane Cissé: la beauté pure

Visions

Mort, maladie, tempêtes de sable, tournage interrompu, Yeelen («La lumière», 1985-87) ne pouvait naître que d’un implacable combat entre magie blanche et magie noire. Celui-là même dont le cinéaste malien Souleymane Cissé raconte l’histoire. Ce joyau éclatant est le premier film d’Afrique noire à avoir reçu un prix au festival de Cannes [1].

La culture africaine est animiste. Pour elle, la réalité n’est pas réductible à ce qui se laisse voir. Le visible n’est que l’écorce de l’invisible, le signe et la manifestation d’un monde secret, peuplé de génies bienveillants et maléfiques qui se livrent une lutte continuelle et sans merci. Etre initié, se rendre maître de ces forces à travers différents rites et sacrifices, c’est acquérir un redoutable pouvoir. C’est également s’exposer à des contre-pouvoirs tout aussi inquiétants, rivaux, jaloux, vengeurs.

Vers la connaissance

Traqué par son père jaloux, qui veut le détruire avant qu’il ne devienne trop fort, le jeune Nianankoro fuit avec sa mère et va chercher refuge chez son oncle, à l’autre bout du pays. Un voyage à deux dimensions. Géographico-symbolique d’abord, des terres craquelées du Sahel à la cascade sacrée et purificatrice des Dogons. Initiatique ensuite, à travers une série d’épreuves – la guerre, l’amour, la tromperie, le pardon – qui lui permettront de transfigurer son être, sublimer ses passions, dépasser l’usage égoïste de ses facultés surnaturelles pour atteindre à la connaissance suprême et ultime.

Muni de «l’aile de Kôré», emblème de la sagesse, Nianankoro fera finalement face à son père, armé de son pilon magique, fou de ses pouvoirs. Affrontement terrible, apocalyptique, aux antipodes du mythe d’Œdipe, car le fils n’a pas couché avec la mère et ne tue pas son géniteur. Choc de deux regards qui, par la puissance de l’objet sacré, s’évanouissent dans une explosion de lumière, blanche, aveuglante où l’esprit fusionne avec le soleil. Rendus à leur simplicité originelle, purifiés, le monde et l’écran peuvent renaître à un jour nouveau. Dans le sable, deux œufs d’autruche. Un enfant se lève, en prend un, franchit la crête d’une dune et s’en retourne avec sa mère dans le pays des humains.

Une œuvre «animiste»

Yeelen est un chef-d’œuvre du cinéma africain. Il a la grâce d’une porteuse d’eau, la profondeur tragique et noble d’un regard de Peul, la transparence du vent sur la falaise de Bandiagara, l’évidence première des pirogues qui glissent sur les eaux du Niger. Mais il y a plus: traitant de l’animisme, Yeelen est lui-même une œuvre «animiste».

Difficile d’imaginer film plus vrai, plus sensuel. Les gestes, les sacrifices, les cérémonies du Komo bambara sont décrits avec une précision de documentariste. L’émotion est partout, dans ces visages de vieux sculptés par le vent, ce regard de femme qui s’illumine dans l’extase, ces corps qui étincellent sous l’onde d’une chute, ce sang de poulet qui goutte le long d’un bâton. Morceaux de chair auquel le cinéaste toutefois ne s’arrête jamais. Car, pour lui, l’imaginaire est le paroxysme du réel.

Griot universel

Lumière du premier jour ciselée comme un diamant, couleurs plus vraies que nature, cadrages toujours justes, tout, dans l’écriture calligraphique de Souleymane Cissé concourt à une spiritualisation de la matière. Toute réalité devient signe. La terre est «la mère des mères» ; l’eau est la source de fécondité; le feu est le moteur de l’évolution humaine, l’instrument de la transformation qui conduit à l’intérieur des choses; l’air est vecteurs du souffle vital au même titre que la salive et la parole invocatrice. La sensation ouvre constamment sur l’au- delà.

La force du film est dans cette transfiguration de chaque instant. C’est l’imaginaire ancestral sans cesse actualisé qui fait de Yeelen une œuvre aux antipodes des films ethnographiques traditionnels, toujours extérieurs à leur objet. C’est la lumière intérieure qui permet à Cissé d’échapper aux pièges de la «belle image» et de toucher à la beauté pure. Beauté cristalline qui – au-delà des mots – sourd du silence fondateur de la tradition orale africaine. Magique, envoûtante, sublime. Pour reprendre l’expression d’un autre grand auteur africain, le cinéma est bien le «griot universel des temps modernes».

Aux sources de l’engagement

Le film semble loin de l’engagement politique, féministe, antiraciste et anticolonial de Baara («Le Travail», 1978), de Finyé («Le vent», 1982), ou, plus tard, de Waati («Le Temps», 1995). Il ne l’est qu’en apparence. Car il en est comme la matrice. Cissé continue à filmer l’Afrique. Mais à partir de ses racines, de son fond de civilisation immémoriale qui, entre terre et ciel, permet au quotidien et relations humaines de garder une qualité, une profondeur, une richesse malgré tous les fléaux, la violence, les injustices, la corruption qui la minent.

Cette quête de la sacralité de la matière, de l’origine cosmique de l’humanité et de l’identité africaine est une manière de lutter contre une autre forme de colonisation. Ce que le cinéaste appelle «une domination mentale qui va jusqu’à dépouiller les Africains de toute personnalité, à vider l’Afrique d’elle-même»[2] : «Il y a beaucoup d’échecs parce qu’il y a une trop grande différence entre notre façon de concevoir la vie et celle qui nous est imposée. Actuellement, tout programme de développement est comme une régression, un recul.»[3]

Cissé se dit ouvert à la science, mais elle ne prend sens qui si elle s’inscrit dans la profondeur de la culture. Pour lui, l’Afrique ne résoudra ses problèmes qu’à une condition : «Que la jeunesse ne se nourrisse pas seulement de ce qui vient de l’extérieur, mais d’abord de la profondeur de ce qui est chez elle».[3]

Notes

[1] Le film a été programmé au festival Black Movie (Genève, 17 et 22 janvier 2025).

[2] «Pour l'Afrique, le temps presse», entretien avec Souleymane Cissé, Le Nouvel Observateur, 18-24.5.1995.

[3] Kitia Toure et Jacques Binet, «Entretien avec Souleymane Cissé sur La Lumière», Positif, No 322, décembre 1987.

[4] «Pour l'Afrique, le temps presse», op. cit.

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