Transformer notre cosmos intérieur

Écospiritualité

La solution à la crise écologique ne se situe pas dans une écologie de type horizontal. A ce niveau de conscience, on déplace plus les problèmes qu’on ne les résout vraiment. Le changement réel passe par une mutation intérieure. Nous avons à recouvrer la nature dont l’être humain originel a été amoureusement tissé des mains divines. Un chemin de transformation intérieure qu’Annick de Souzenelle évoque ici, en posant quelques jalons à partir d’une lecture des textes bibliques fondée sur un retour à la source des lettres hébraïques.

La création d'Adam (cathédrale de Chartres)

Pour parler de ce que tu appelles notre «cosmos intérieur» et sa nécessaire transformation, tu aimes citer ce passage de Basile de Césarée, Père de l’Eglise du IVe siècle, dans sa première homélie sur L’origine de l'homme:

C’est une foule immense de bêtes sauvages que tu portes en toi. La colère est un petit fauve quand elle aboie dans ton cœur. La ruse qui se tapit dans une âme perfide n’est-elle pas plus sauvage que l’ours des cavernes? L’hypocrisie n’est-elle pas une bête féroce? L’individu aux invectives mordantes n’est-il pas un scorpion? Celui qui sombre dans la vengeance n’est-il pas plus dangereux qu’une vipère? Quelle sorte de bête sauvage n’est pas en nous?

Oui, ça hurle, ça mord, ça déchire à l’intérieur de nous! C’est une horde sauvage qui galope, la bride sur le cou, détruisant les champs, les forêts, les cieux présents au-dedans de nous, ravageant du même coup le cosmos extérieur. Celui-ci, en effet, est en rapport mimétique avec l’intériorité de l’être; il ne fait, en réalité ultime, qu’un avec elle. C’est précisément l’une des lois ontologiques, dramatiquement ignorée, que nous enseigne la Bible: le monde extérieur est l’objectivation du monde intérieur de l’humanité; l’un et l’autre sont les deux pôles d’une même réalité. Si nous ne travaillons pas à la transformation de ce monde intérieur, à la restauration de la terre intérieure de l’être humain, tout ce que nous tenterons de mettre en place pour notre planète Terre restera, je le crains, inopérant.

L'éveil, souhait pour demain d'Annick de Souzenelle en ces temps de bouleversements planétaires et intérieurs, 2017.

Nommer nos énergies animales intérieures

Cette reconstruction intérieure n’est pas une affaire de bonne volonté ou de bons sentiments…

La solution à la crise écologique ne se situe pas dans un humanisme et une écologie de type horizontal. A ce niveau de conscience, on déplace plus les problèmes qu’on ne les résout vraiment. Le changement réel passe par un retournement radical, une mutation intérieure profonde. Nous avons à mourir à nous-mêmes, revêtir d’autres yeux et d’autres oreilles, acquérir une sensibilité ouverte à tous les registres du réel. Nous avons à recouvrer la nature dont l’«Homme-Adam» ‑ qui renvoie à toute l’humanité ‑ a été amoureusement tissé des mains divines en amont de la situation d’exil. Hors de cette mutation vécue, de notre véritable identité d’humain en marche vers l’Un, il est illusoire de croire que nous pouvons passer de l’avoir à l’être, changer les cœurs, retrouver les valeurs créatrices du grand-œuvre cosmique.

Que faire de ces «bêtes sauvage» évoquées par Basile le Grand?

Ce n’est pas en essayant de les retenir derrière les grilles des interdits qu’elles cesseront de ruiner nos terres et de nous précipiter dans l’abîme; il est sûr, en effet, qu’elles saperont leur geôle ou s’en échapperont sournoisement, n’en poursuivant pas moins leur œuvre destructrice. On ne parviendra à les dompter qu’en les nommant, en les saisissant pour les faire se retourner vers la lumière, et en intégrant en nous leurs énergies. C’est ainsi qu’elles nous donneront l’information qu’elles tiennent captives. Car ce sont des énergies puissantes, admirables que celles de ces animaux (Haïot en hébreu), les «vivants» qui sont créés et faits aux cinquième et sixième jours de la Genèse et qui nous habitent. Au septième jour, Dieu les présente à l’Adam, l’«Homme» que nous sommes, «pour voir comment il les appelle pour lui; et tout ce qu’il appelle pour lui, l’Adam, devient son âme vivante et construit son Nom» (Gn 2, 19). Chacun de nous ne connaîtra son vrai Nom – dont notre prénom est l’icône – qu’au temps de l’achèvement de ce travail d’intégration, c’est-à-dire dans la réalisation totale de sa personne. Son Nom sera participation au Saint Nom: Yod-Hé-Waw-Hé en hébreu.

Le sens de « dominer »

Le prophète Jérémie pleure sur l’humanité de son époque qui n’obéit pas à ce grand-œuvre. Et Basile, mille ans plus tard, verse les mêmes larmes. Et nous aujourd’hui?

Il semble que nous ne comprenons même pas ces choses. Nous savons d’autant moins «faire» pour construire en nous le Nom que le verbe hébreu correspondant (‘Assoh) a été supprimé de la traduction des Septante au profit du seul verbe «créer» (Bar’a). La Genèse hébraïque est pourtant claire à ce sujet: «Faisons un Adam…», dit Dieu, dans un projet qui semble mobiliser ce que les Pères appellent «un grand conseil divin». A ce conseil, cependant, l’Adam est certainement présent – à l’état encore indifférencié du sein de Dieu – pour être consulté sur son propre désir. D’une part, en effet, au verbe «faire» président toujours et Dieu et l’«Homme». Et d’autre part, la liberté est en Dieu; elle précède le créé qui en est constitué; elle est antérieure à l’ontologie, si l’on peut appliquer à ce non-temps les mots de notre espace-temps, propres à l’exil de notre être.

«Faisons un Adam, dans notre image, capable de ressemblance», est-il écrit. Le verbe «faire» présidera à cette puissante dynamique «de l’image jusqu’à la ressemblance». Il est explicité par la fin du verset: «Et qu’il (l’Adam) domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux, sur le bétail et sur toute la terre (le sec), et sur tout ce qui rampe, le rampant sur la terre» (Gn 1, 26).

Un verset qui a souvent, y compris dans les Eglises et parmi les chrétiens, été compris comme un blanc-seing pour «dominer» la création. Ce qui a conduit l’historien américain Lynn White Jr., dans un article célèbre paru en 1967 dans la revue Science, d’accuser la tradition judéo-chrétienne d’être coresponsable de la crise écologique, du fait de son arrogance anthropocentrique…

Cela reflète une compréhension superficielle et extérieure du texte. Car, dans le récit biblique, c’est à ce moment précis qu’intervient le rôle des animaux, énergies vivantes et autonomes dont je viens de parler. Des énergies que l’Adam, dans son intériorité appelée la ‘Adamah, a pour vocation de faire siennes. Le verbe «dominer sur», Radoh, joue ici, en hébreu, avec le verbe Yarod, «descendre dans». Il n’a donc rien à voir avec l’interprétation que nous avons de cet ordre divin à partir de notre regard d’exilés, y projetant une vision si impérialiste que cette parole est aujourd’hui rendue responsable de la destruction de la planète. «Dominer sur» signifie ici «descendre dans» ce que nous avons à dominer – en l’occurrence nos énergies animales intérieures et inaccomplies – pour l’intégrer en le reconnaissant comme semblable à nous.

Ce «faire» sera divino-humain. Il sera pour l’Adam, avec l’aide de Dieu, la nécessaire descente en lui-même pour mener à bien le processus d’intégration de ces énergies animales. Cela, afin que sa nature se spiritualise et devienne capable de participer au feu de l’amour divin. Lorsque ce «faire» se réalise au septième jour de la Genèse et que Dieu demande à l’Adam de «nommer» les animaux pour qu’il construise son Nom, il lui demande d’aller les débusquer dans les fourrés de la bonne conscience et les tanières bétonnées du narcissisme. Cela, afin de reconnaître les énergies de chacun de ces animaux et d’en intégrer le feu. Car cette part de travail se fait dans la ‘Adamah qui est appelée à cette étape «matrice de feu». Dans les évangiles «baptême de feu».

Un feu purificateur et transformateur…

Absolument. Là, le «forgeron divin» présente à l’Adam sa jungle intérieure. En elle, l’Adam doit nommer ses énergies animales intérieures pour les transformer: le pouvoir destructeur du scorpion pour le convertir en force de mutation; l’irresponsabilité, voire l’indifférence de l’autruche qu’il s’agira de faire danser dans la légèreté de la non-possessivité et de l’amour totalement généreux; la médisance et le mensonge du serpent qui, de rampant, sera verticalisé jusqu’à son devenir Verbe créateur; la négation de toute éthique chez l’aigle royal, ivre de savoir et de pouvoir, pour le conduire à l’humilité et à l’acquisition d’une connaissance inséparable de l’amour; la libido effrénée du cheval pour rendre ses énergies à leur plus haute noblesse; l’impérialisme du lion, etc.

La symbolique animale, bien connue de nos ancêtres qui l’inscrivaient dans la pierre de nos cathédrales, s’est malheureusement effacée de nos mémoires. Mais les cathédrales sont encore debout comme des veilleurs, anges immuables de la Présence. Ecoutons-les. Elles nous reconduisent au sixième jour de la Genèse où, après que Dieu ait invité l’Adam à son grand conseil, le récit se poursuit ainsi: «Dieu crée l’Adam dans son image» (Gn 1,27). Il le «crée» dans son «image» seule, car la ressemblance – à accomplir – ne relève que du verbe «faire». Cela veut dire que l’Adam – chacun de nous – ayant accepté en toute liberté d’être créé, a signé un contrat de noces avec Dieu. Lorsqu’il aura atteint la ressemblance à Dieu, celui-ci l’épousera.

S’initier aux mystères

Un autre verset biblique, inentendable aujourd’hui à l’heure des grands enjeux écologiques, est l’ordre donné à l’Adam croître, se multiplier et remplir la terre…

Le verbe «créer» (bar’a) signifie «(poser) dans le voir», poser l’altérité, l’autre en face-à-face. Il préside au processus de différenciation de l’Adam d’avec Dieu, son vrai Père. Son Dieu dont il deviendra l’épouse après que, par mutations successives, il aura gravi les différents champs intérieurs (champs de conscience) auxquels le feront accéder ses «descentes» en lui-même.

Ces différents champs de conscience sont appelés «terres». Elles sont conquises à partir des «cieux» – un autre mot pour parler des profondeurs de l’Adam – qui recèlent le potentiel nécessaire à les accomplir. C’est pourquoi, à ce même niveau de lecture du récit biblique, lorsque Dieu invite l’Adam à «remplir la terre» à l’acmé d’une croissance: «Croissez, multipliez et remplissez la terre» (Gn 1, 28), il faut comprendre cette injonction comme un appel à devenir UN en atteignant son Nom. Dans son Nom, l’Adam deviendra universel; à cette hauteur de l’œuvre, l’un et le multiple – à l’image de la divine Trinité – sont UN et remplissent tout! Le temps est aboli, l’espace infini. Cette invitation divine s’adresse à l’«Homme» ontologique; elle ne concerne pas sa nature en exil; elle n’est pas la cause de notre inquiétante surpopulation d’ordre animal.

Poursuivons le récit biblique. Au septième jour de la Genèse, pour que l’Homme puisse entrer librement dans ce «faire» ontologique, le Père, ce vrai Père, se retire. C’est le Shabbat: «Dieu se retire de son œuvre créée pour faire» (Gn 2, 3). Dieu s’efface devant l’Adam appelé à devenir son Nom, YHWH. Il s’efface dans une absence au cœur de laquelle il est cependant amoureusement présent, veillant sur l’Adam dont il attend l’accomplissement et travaillant, dans une extrême discrétion, à l’y aider, quels que soient les détours qui peuvent advenir sur son chemin.

Des détours tragiques… Quels sont-ils?

Ils relèvent tous du drame que nous conte le troisième chapitre de la Genèse. Son récit est un mythe. Comme les deux premiers chapitres que nous avons à lire en intériorisant leur sens, celui-ci s’adresse à notre entendement intérieur. Mais nous n’entendons plus! Sourds, nous n’engendrons que de l’ab-surdité. C’est ainsi que nous n’entendons du premier mot de la Genèse, Bereshit, que le «commencement» lointain de nos temps historiques, ceux de l’exil, alors qu’il est le «principe» fondateur de notre être le plus profond – et donc d’une brûlante actualité. Ce troisième chapitre nous informe de notre coupure radicale d’avec cet au-dedans de notre être, donc d’avec le «principe» qui lui donne vie: l’image divine. Nous reconduisons cette erreur dans la lecture du prologue à l’Evangile de Jean: «Au commencement (des temps) était le Verbe»! (Jn 1,1).

Nous sommes si peu réceptifs à cette réalité ontologique que la sagesse divine, présente au cœur de l’absence, tente de nous en informer par le truchement du mythe. Du grec muthos, le mythe partage avec notre adjectif «muet» la même racine mu qui rend compte de ce qui ne peut se dire, le mystère. Mueïn en grec signifie «initier aux mystères». Cela veut dire que l’ontologie du créé, qui n’a pas de mot pour se dire, resterait muette si elle n’usait du langage de l’«Homme» extérieur. Mais nous nous montrons incapables de verticaliser le langage! Le Verbe divin parle à Moïse «bouche à bouche», Verbe à Verbe, dans un baiser… et lui transmet la Torah (Nb 12,5). Chaque mot de la Torah est un baiser du Verbe… et nous en faisons une histoire banale!

Il n’y a pas de «péché originel»

Ce n’est que conscients de ce drame que nous pouvons aborder le récit qui en rend compte et qui ne relève nullement d’un passé. Il n’y a pas de «péché originel». Et s’il y a «péché» – ce mot n’apparaîtra qu’au quatrième chapitre de la Genèse – il est actuel. Certes, l’humanité – image de Dieu – est une et nous portons lourdement l’inconscience parentale et collective: «Les parents ont mangé les raisins verts et les enfants ont eu les dents agacées», dit un proverbe en Israël (Ez 18,2). Mais le prophète Jérémie l’affirme: tout être peut, en se retournant en lui-même, mettre un terme à cet héritage (Jr 31,29-30).

Tout se joue, d’une certaine manière, autour de l’Arbre de la connaissance…

Celui-ci contient dans sa semence la totale information du devenir de l’Adam, son Nom, YHWH, présent du verbe être: «Je Suis». L’Adam est tel un gland recevant la visite d’un chêne qui lui révèlerait ce qu’il doit devenir et ce dont il est totalement informé pour accomplir ce devenir; il est comme Moïse au buisson ardent, recevant la visite divine et la révélation de son Nom: «Je Suis qui Je Suis en devenir.» C’est pourquoi, ontologiquement, cet arbre n’est pas celui de la connaissance «du bien et du mal», mais le symbole de ce qui est accompli du Nom et de ce qui n’en est pas encore accompli. Le symbole de ce qui est devenu de la lumière, du conscient, à partir du travail fait sur les énergies animales, et de ce qui est encore dans les ténèbres de l’inconscient et qui reste à faire comme travail.

Dieu a mis l’Adam en garde par rapport à cet arbre: «Tu ne mangeras pas de lui (ou «de nous», pouvons-nous traduire!), car dans le jour où tu en mangeras, mutant, tu muteras» (Gn 2,17). Cela signifie que s’il mange du fruit de cet arbre après l’être devenu par mutations successives, l’Adam vivra son ultime mutation: la déification de son être – YHWH; il sera alors épousé de Dieu. En revanche, s’il le mange avant d’avoir travaillé sur lui, il mutera en régressant à une situation animale, confusionnelle, inconsciente. Un état décrit au sixième jour de la Genèse, où l’Adam est créé mais où le «faire» n’a pas encore joué. A cette étape, en effet, la différenciation de l’Adam d’avec son autre «côté», la ‘Adamah, n’a pas encore été réalisée; d’où l’impossibilité pour l’Adam de «cultiver la ‘Adamah». Lorsque Dieu procède à cette différenciation, au second chapitre de la Genèse, l’espace matriciel de l’Adam qu’est la ‘Adamah est appelé ‘Ishah en sa qualité d’épouse; l’Adam est en effet appelé à épouser toutes les énergies animales qu’elle recèle. C’est à cette Isha que le Satan présente alors le fruit de l’Arbre de la Connaissance, c’est-à-dire à notre inconscient. Cela, avant même que nous ne le sachions, si nous ne sommes pas vigilants.

‘Ishah voit le fruit et le décrit: «Bon à manger, désirable pour la vue, précieux pour réussir.» Elle le prend et le donne à l’Adam qui le mange. Il mord dans le faux-fruit qu’est l’immédiateté de la jouissance, de la possession et de la puissance. Il est dans l’illusion d’être le dieu (YHWH) totalement accompli et n’a plus aucun regard sur son intériorité, sa ‘Adamah-’Ishah. Il est totalement étranger à lui-même, projeté uniquement dans le monde extérieur. Du coup, il se remet lui-même en situation confusionnelle de sixième jour, en amont de la différenciation opérée par Dieu entre lui et son Ishah.

Dieu intervient, mais seulement pour faire constater et montrer le chemin de guérison…

Le Père divin ne punit pas davantage l’Adam qu’un père ne brûle le doigt de son enfant qui, bien qu’averti du danger, a joué avec la flamme de la bougie. Au contraire, le père se précipite pour le soigner. Dieu dit à l’Adam: «Tu mangeras du pain à la sueur de tes narines jusqu’à ce que tu te retournes vers la ‘Adamah de laquelle tu t’es coupé, car tu es poussière et vers la poussière, retourne-toi» (Gn 3,19).

Retournement d’urgence vers cette poussière – la multiplicité des énergies animales qui habitent l’«Homme» – pour les reprendre en main avant qu’elles ne se retournent en violences destructrices. Quand donc entendrons-nous enfin, dans son vrai sens, cette pressante invitation au retournement vers les normes premières? Sourds à cet amour divin, nous continuons chaque jour de mordre dans ce faux-fruit, en n’attendant, n’exigeant même, jouissance, possession et puissance que du monde extérieur. Et cela avec une telle angoisse du manque immédiat – mais inconsciemment du manque ontologique – que nous n’arrivons plus à cultiver la terre extérieure, mais seulement à l’exploiter, voire à l’épuiser, en usant de rapports de force meurtriers.

Le drame de l’oubli

L’une des manifestations de cette surdité est le meurtre d’Abel par Caïn…

Le mythe, effectivement, se poursuit au quatrième chapitre de la Genèse, nous invitant à prendre conscience de l’involution de l’humanité – et de chacun de nous – dans cette dynamique contraire à celle qui reste programmée en nous, malgré le drame. Le prototype de cette humanité est Qaïn. C’est l’homme né de la femme «en tunique de peau», c’est-à-dire de la femme maintenant appelée Hawah, Eve, vouée avec l’homme à la procréation. Explicitant son nom – Qanoh est le verbe «acquérir», Eve dit de Caïn: «J’ai acquis un homme – YHWH.»

Chacun est convaincu d’être un dieu totalement accompli, dans la mesure où il ignore son côté inaccompli, l’épouse intérieure de l’«Homme» ontologique. Mais celui-ci, l’«Homme» ontologique évoqué dans le mythe, reste potentiellement présent dans la personne d’Habel, le frère de Qaïn dont le nom signifie: «Celui qui n’est pas». Habel est d’ailleurs si peu que Qaïn le tue. Mais se faisant, Qaïn se tue lui-même. Car l’«autre», le «prochain» (Ré’a en hébreu) – qu’il soit à l’intérieur de nous, le côté inaccompli de l’être, ou à l’extérieur de nous dans le monde – est le même mot, alors prononcé R’a, que nous traduisons par le «mal»! Cela veut-il dire que l’injonction divine «aime ton prochain» serait l’ordre d’aimer le mal! Bien sûr que non. Il s’agit d’aimer les éléments de l’inaccompli – dont cette jungle qui est en nous – et l’humanité tout entière!

Prototype de l’humanité actuelle, Qaïn est le révélateur de l’homme qui a tout oublié. C’est pour cela que nous nous entretuons tragiquement, dévastant notre cosmos intérieur et, par voie d’immédiate conséquence, l’autre pôle de cette unique réalité qu’est le cosmos extérieur, notre planète Terre. Devant ce désastre, il est évident que soigner la Terre – qui semble entrer aujourd’hui dans une phase terminale de sa vie – est l’urgence absolue. Mais, comme je l’ai dit, ces soins seront totalement inopérants s’ils ne sont accompagnés du retournement radical de l’humanité vers son être intérieur (sa ‘Adamah) pour en faire son ‘Ishah, son épouse! Ils seront inopérants si nous ne ressuscitons pas le Habel qui est en nous, si nous ne libérons pas le Bar-Abbas, le «Fils du Père» tenu prisonnier au fond de la geôle de l’âme et que le Christ, «Fils du Père» – montant au Golgotha, dans le faire divin – a libéré.

Ce que tu décris n’est-il pas le fondement de la désacralisation du monde et de nos vies…

Oui, l’un des derniers descendants de Qaïn est Mehouyaël, «celui qui oublie Dieu». Notre modernité, collectivement, arrive à cette étape. Dans ses entretiens avec Roger Stéphane, André Malraux l’affirmait: «Nous sommes la première civilisation au monde qui n’a plus le sens du sacré.» Et l’ex-président de la République tchèque Vaclav Havel de s’alarmer: «Nous sommes la première civilisation athée.» L’un et l’autre ne savaient sans doute pas que toute «chose» (Dabar en hébreu), coupée du «Verbe» (même mot: Dabar) qui la fonde, devient alors la «peste» (encore le même mot, mais alors prononcé Deber). Toute chose qui est «chosifiée», coupée de son fondement ontologique, génère la «peste», les drames et les souffrances intolérables de ce monde d’exil.

Cette loi ontologique joue dans la descendance de Qaïn. Elle fait du fils de Mehouyaël, Metoushoël, «celui qui demande la mort» plutôt que de vivre de telles «pestes». Nous en sommes là aussi…! Pourtant, dans son amour infini, Dieu entend «mutation» et non «mort». Et la dernière génération, la septième – issue de Qaïn – se retourne. Nous sommes proches de ce retournement vers nos normes premières, proches de Shet, premier fils d’un Adam reconstruit. Shet est le «fondement» d’une nouvelle humanité qui recommence d’invoquer le nom de YHWH!

L’urgence d’un retournement

En quoi consiste cette mutation?

Ce retournement collectif exige cependant que nous le préparions de toute urgence, en assumant un retournement radical dans chacune de nos personnes. Avec une conscience aiguë de notre responsabilité à guérir l’«Homme» si profondément malade et, partant, à arrêter tout fléau, social et écologique. L’un des grands apports de Mai 68 est de nous avoir libérés de la dictature du bien et du mal et de leurs rétributions juridiques considérées jusqu’alors comme autant de valeurs normatives, indiscutables et absolues. Dans sa logique de néantisation, il a ouvert un espace où pourrait émerger un tout autre registre de valeurs, s’imposer des lois nouvelles et incontournables, ontologiques celles-là. Les lois ontologiques structurent le créé. Elles sont comme le mur de soutènement d’une maison; on ne peut le détruire sans détruire la maison. C’est parce que ces lois, encore méconnues, sont aujourd’hui transgressées que la maison cosmique s’écroule. Ce n’est que dans un retournement vers l’ontologique et l’obéissance à une éthique de l’être que ces lois se révèleront, sources de libération.

L’éthique fondée sur le bien et le mal, le permis et le défendu, a répondu au plus pressé pour mettre de l’ordre dans un monde animal, celui de notre exil fondé sur l’avoir (du verbe Qanoh qui donne son nom à Qaïn). Mais l’éthique de l’Evangile est fondée sur l’être, la Personne, et non sur l’individualisme et son avoir, élevés en valeurs normatives. L’Evangile (Bassorah en hébreu) nous restitue l’«information» (du verbe Basser: «informer») contenue dans notre «chair» (Bassar, le même mot), information scellée par Dieu au plus profond de notre être et qui programme notre devenir. Bassar est fait de Bar (le «Fils», semence divine en nous) et de la lettre Shin, symbole de l’Esprit. Il révèle l’aspect le plus bouleversant de l’image divine en nous, celle de la divine Trinité, puisque Dieu seul est Père.

C’est alors que la réflexion de Nicolas Berdiaev, philosophe chrétien du début du siècle dernier, prend toute sa valeur, lorsqu’il écrit: «L’Homme n’est Homme qu’en tant que porteur de l’Esprit et ne se manifestant que dans la Personne […], celle qui constitue l’image de Dieu en lui.» Comme il le précise, c’est dans la lumière de cette unique réalité que se trouve la vraie morale, «celle qui doit être conçue à l’image de la Trinité divine, inversée et réfléchie dans le monde». Elle est alors intimement liée à l’autorité divine qui ne fait qu’un avec la vraie liberté de la Personne, car «elle est réfraction du principe divin dans la liberté humaine».

Une telle réflexion prend toute son importance face au nouvel esclavage qui se précise aujourd’hui et qui bouleverse l’ordre cosmique et social. Je veux parler de la folle avancée de la technique. L’enjeu est grave. Car soit la technique asservit l’esprit et la déshumanisation est totale; soit l’esprit réagit devant cette menace et sa force conduit l’«Homme» à entrer dans l’ère de la Personne qui, avec la grâce de Dieu, est la seule à pouvoir dominer la technique et sauver le cosmos. Ainsi, pour prendre cet exemple: si la vitesse – toujours plus grande – tue l’instant qui est icône de l’éternité, elle tue du même coup la conscience de l’éternité en l’«Homme»; en revanche, si l’«Homme» sauvegarde des instants de contemplation, l’éternité vaincra la mort. Mais ce sujet demanderait un long développement…

Souffle d’espérance

Il y a donc, dans ta perspective, un conflit entre l’exigence ontologique profonde – encore inconsciente chez la plupart des gens – et les éthiques ou non-éthiques du monde. Comment en sortir?

Ce conflit saisit l’âme et empoigne à tel point nos contemporains désorientés que nombre d’entre eux, aujourd’hui, ne savent traduire leur incapacité à le gérer que par la maladie – qui les tue – ou la violence qui désintègre tout. Mais ce tout n’est pas perdu. L’Esprit saint œuvre dans cette phase destructrice de profonde mutation, et l’humanité connaîtra celui qui, tel le septième descendant de l’Adam, se dressera au milieu de ces décombres pour l’amener à recouvrer ses normes ontologiques.

En ce jour-là, comme le dit le prophète Isaïe, «le loup paîtra avec l’agneau et le lion avec le bœuf» (Is 65,25). Le loup établira sa demeure auprès de l’«Homme», comme celui de Gubio qui, s’étant reconnu transfiguré en saint François, ne quitta plus son frère humain. Alors le cosmos tout entier sera dans la jubilation: «Les montagnes bondiront comme des béliers, les collines comme des agneaux» (Ps 114,4), car toutes les eaux de la terre, comme autrefois celles du Jourdain, retourneront en arrière à la vue du baptême des nations.

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