Ntando Cele: Wasted Land

Bloc-notes

Tout est en train de s’effondrer, nous disent les collapsologues. Qu’est-ce que cela signifie pour une femme afro-descendante d’aujourd’hui? Car si «nous sommes toutes et tous dans la même tempête, nous ne sommes pas dans le même bateau». Vues du Sud, la démesure consumériste et les incantations du Nord pour le développement durable ne sont-elles pas l’expression, sous des atours vertueux, d’une forme néocoloniale de domination systémique? Voilà ce que l’artiste sud-africaine Ntando Cele explore dans Wasted Land à travers l’exemple de la filière textile. Un spectacle multimédia et musical, chanté et dansé, où la rage s’allie au désir de vie, la poésie à l’ironie mordante. Une invitation à nous décentrer pour écouter une autre voix. Politiquement incorrecte et puissamment interpellante.

Au début du spectacle, des paysages de désolation. Les dérèglements climatiques et une guerre raciale ont dévasté la Terre. Il n’y a plus que des déserts. Le chaos et la mort règnent. L’humanité a disparu, sauf… Une femme noire qui marche dans le crépuscule, un gros ballot d’habits sur la tête. Une mélopée bouleversante, jaillie des profondeurs de la Terre ou descendue du ciel, accompagne ses soupirs et ses gémissements. Elle s’arrête au milieu d’immenses tas de vêtements.

Déconstruction radicale

Entre chants et pleurs, cri muet et blagues cyniques, travestissements et mises à nu, nous voyageons dans sa conscience et son inconscient – personnel et collectif –, tissés de traumatismes et de rêves. Un chœur de trois autres femmes – remarquables performeuses – la rejoignent. Leurs commentaires parlés, chantés et joués expriment à la fois ses voix intérieures, sa mémoire et celle de ses ancêtres. «Wasted Land est l’occasion de démêler ma perception et ma compréhension de la crise climatique, et ce qu’elle provoque en moi, en tant que corps colonisé vivant avec les conséquences générationnelles de l’inégalité», explique Ntando Cele.

Sur fond d’images vidéo, nous assistons à la déconstruction décoloniale de l’écologie « durable » – avec ses labels, ses écogestes et sa bonne conscience – ainsi que du discours blanc et eurocentré sur la justice climatique et le futur. Des démarches où les visions et expériences des populations indigènes sont en général ignorées, alors qu’elles les plus impactées et souvent plus connectées au vivant qu’il s’agit de sauver. «Tant que les personnes noires et brunes continuent d’être exclues du discours sur l’humanité, à quoi peut ressembler un avenir sans elles?», s’interroge l’autrice.

Déraison de la mode

En point de mire, les délires et désastres tragiques de la fast fashion comme miroir révélateur de la schizophrénie de l’Occident, enlisé dans une incohérence systémique entre surconsommation, gaspillage et croissance verte. Nous importons d’Asie des habits produits dans la négation des droits humains et de la nature, nous les jetons après les avoir souvent très peu portés, puis nous les expédions sous forme de « dons » en Afrique où ils s’entassent en montagnes de déchets toxiques.

Au terme d’une grand-messe déjantée autour des « trois voies de l’éternité » – « réduire, réutiliser, recycler » –, les petits tas de vêtements, dont les fidèles se débarrassent sous forme d’offrandes solidaires, se transforment en cadavres recouverts d’un linceul. Le rêve d’un monde écoresponsable eurocentré devient le cauchemar des populations défavorisées. Rien d’autre que le «colonialisme des déchets», ces derniers étant, inconsciemment, notre «part maudite» que nous nous empressons de jeter parce que nous ne voulons pas la voir et que nous la haïssons.

Elan de vie

Cette Terre dévastée (Wasted land) s’inspire – en particulier dans sa structure dramaturgique, sa symbolique, son rythme et sa riche bande sonore composé par Wael Sami Elkholy – des échos de La Terre vaine (The Waste Land 1921-22). Un poème déroutant de Thomas Stearns Eliot sur la mort, les éléments, la quête de salut personnel et cosmique dans un temps colonisé par le passé, un présent marqué par la perte, un monde déboussolé et en morceaux. « Es-tu vivant, oui ou non ? N’as-tu donc rien dans la tête ? […] Que faire à présent ? Mais que faire ? […] Que ferons-nous demain ? Que ferons-nous jamais ? »

Si Ntando Cele entend «opposer sarcastiquement un peu d’humilité et d’humour au désespoir et au catastrophisme de l’extinction qui accompagnent si souvent les discours sur l’écologie», elle n’en sort pas vraiment au bout du compte. Noire, sa vision l’est dans tous les sens du terme. En même temps, paradoxalement, je ne suis pas sorti désespéré de ce spectacle en apparence sans espoir. J’étais sonné, interpellé, mais aussi dynamisé par une formidable énergie de vie. Un désir d’aller de l’avant, malgré, envers et contre tout.

Spectacle vu au Théâtre de Vidy (Lausanne) le 28 septembre 2024.

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