Saisir l'essentiel dans l'éphémère
Bloc-notesNul mieux que François Mauriac, dans son célèbre Bloc-notes, a su développer un art de la chronique comme forme de dialogue avec soi-même et avec autrui. A l’écoute de l’esprit du temps, des mutations en cours et à venir, des heurs et malheurs du monde, de ce qui travaille la Terre et l’humanité en profondeur. Autrement dit, une façon constante d’aller vers le monde et autrui en passant par soi-même. Et inversement… Dans la tension entre l’immanence et la transcendance, la lucidité et la foi, la contemplation et l’action.
J’ai longtemps hésité, mais – tant pis ou tant mieux – je me lance. En écrivant les premières lignes de ce journal de bord à temps et à contre-temps, je pense inévitablement à François Mauriac et à son célèbre Bloc-notes. Référence géante, éblouissante et écrasante, mais incontournable. Pas que j’ambitionne de l’imiter, quelle prétention! Non, mais – au-delà de sa verve polémique et ferrailleuse qui n’est pas mon genre – il y a chez lui plusieurs choses qui me touchent et qui ont, pour moi, valeur d’exemple:
Un exercice du journalisme comme manière de «servir les idées» qui lui sont chères, mais aussi sa foi et ses valeurs les plus intimes. Cela, sans jamais sacrifier à la liberté de l’esprit, toujours plus forte que tous mots d’ordre et dogmatismes, qu’ils soient religieux, idéologiques ou politiques.
Un sens aigu de la curiosité et de la liberté, s’autorisant tous les sujets et toutes les formes, lourds et légers.
Une approche de l’actualité à la fois par le bas et par en haut. Dans une tension permanente entre l’enracinement et la transcendance. En plongeant au cœur de la mêlée et de l’histoire en train de se faire, mais sans cesser de la regarder sub specie aeternitatis et de la faire résonner avec ses «mémoires intérieurs». Comme si donner du sens était saisir l’essentiel dans l’éphémère, discerner la trace du sacré dans la commune trame des jours, percevoir l’invisible au cœur du visible, l’esprit dans la matière, l’incréé dans le créé. Tenter de générer de la clarté à partir de l’esprit et de l’Esprit.
Une tension dynamique entre l’action et la contemplation, en équilibre funambulesque sur la ligne de crête entre le dehors et le dedans, soi et le monde. S’il «pense et écrit pour agir», Mauriac entend également «rompre avec ce monde tout en y combattant». Etre dans le monde sans être du monde. Ou encore: s’engager en sachant rester dégagé… En gardant une juste distance.
Un mélange subtil entre le personnel et le collectif, où s’estompent les frontières entre l’intime et le politique. Car ultimement – c’est ma conviction – il ne saurait y avoir de transformation collective réelle et durable sans transformation personnelle. La cité ne changera pas si le cœur humain ne change pas. Il n’y aura pas de grande transition écologique et sociale sans évolution de conscience.
Ces différents points – mais il y en aurait d’autres – définissent une forme d’éthique de la parole et de l’engagement très inspirante. En n’oubliant jamais qu’il «faudrait se taire, dès que parler, au lieu d’être une forme de l’action, n’est plus qu’un inutile lamento»[1].
L'art du bien veillir
Mauriac a démarré ses blocs-notes en 1952 à la revue de la Table ronde avant de les poursuivre en 1954 à L’Express, qui venait d’être créé par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud. Il avait 67 ans. à peine plus que mon âge. Comme lui, je suis entré dans l’arrière-saison de mon existence. Comme lui, même si l’après-guerre était très différent d’aujourd’hui, j’ai le sentiment de vivre dans un époque-charnière, pleine de dangers et de promesses, qui requiert de la vigilance et de l’engagement. Comme lui, je n’ai pas (encore) envie de céder à l’«immobilité de la statue et du dieu-Terme que l’âge confère à l’homme».
Grâce notamment à ses chroniques, d’une manière plus ou moins distante et toujours personnelle, Mauriac a continué à participer à l’histoire, résistant jusqu’à son dernier souffle (85 ans) à la tentation de «se terrer et de se taire». Dans sa chronique du 25 juillet 1955, il cite le philosophe et homme politique Benedetto Croce (1866-1955) dont il vient de relire Contribution à ma propre critique: «La vieillesse est toujours la vie, avec sa peine et son repos, sa tristesse et sa joie, son désespoir et son espérance qui, chez les meilleurs, s’élargissent jusqu’à embrasser, au-delà de leur propre personne, le monde qui les entoure et l’avenir du monde.»
J’ajouterais la Terre et tous les êtres – humains et autres humains – qui l’habitent. Ce que fait d’ailleurs Mauriac en concluant: «Oui, s’élargir comme mon fleuve natal dont l’estuaire ne se distingue plus de l’océan.»[2] Un projet de vie élargie que je fais volontiers mien.
[1] François Mauriac, Bloc-notes, Tome 1, 1952-1957, Seuil, 1993, p. 329.
[2] Ibid., p. 285-86.