Alain Resnais: la musique de l’imaginaire
VisionsAlain Resnais, arpenteur de l’imaginaire qui se qualifiait d’«athée mystique», aura été à l’honneur en 2022 pour le centenaire de sa naissance. L’occasion de revisiter une œuvre-phare alliant gracieusement quête musicale, plaisir, audace expérimentale et engagement. En guise d’hommage, évocation de la découverte bouleversante de deux de ses premières œuvres et retour sur un entretien qu’il nous avait accordé en 1985, à l’occasion de la sortie de L’Amour à mort.
Alain Resnais, pour moi, c’est d’abord le choc de Nuit et brouillard (1955), court métrage présenté au groupe «Cinéma» du gymnase de Bienne en mai 1977. LE film incontournable et indépassable sur les camps de concentration. À travers des travellings qui perforent le temps et un montage subtil magnifiés par le foudroyant commentaire de Jean Cayrol dit par Michel Bouquet, nous les «voyons», en faisons d’une certaine manière l’expérience intérieure, dans leur double état. Actuel, en couleurs: des ruines enveloppées par le silence et des «vestiges de l’enfer» envahis par l’herbe, des paysages hantés par des millions de morts et exposés à l’oubli. Passé, en noir et blanc: des images d’archives insoutenables qui montrent le délire nazi, la déportation des Juifs, leur traitement avilissant, les rouages froids et implacables de la machinerie concentrationnaire qui profane, en la réifiant, ce qu’il y a de plus sacré en l’être humain.
Comme le dit Jean Cayrol, à travers ce «lot d’images qui se dédoublent, se multiplient à l’infini dans le sang, dans le cri et dans le pus», le film se veut un appel contre «les nuées toujours en mouvement du racisme éternel». Un «dispositif d’alerte» contre «toutes les nuits et tous les brouillards» qui ne cessent de «tomber sur une terre qui naquit pourtant dans le soleil et pour la paix»1. Une manière de rappeler la persévérance du mal et le monstre qui sommeille en l’humain, prompt à se réveiller ainsi que l’histoire récente l’a encore tristement démontré. Nuit et Brouillard n’en finit pas de nous dire: «Oui, cela a eu lieu, et non, cela ne doit pas recommencer.» D’où la dénonciation brûlante de l’oubli ou, pire, de l’accoutumance à l’oubli.
«Hiroshima, mon amour»
Alain Resnais, c’est ensuite la révélation d’Hiroshima, mon amour (1959). Un chef-d’œuvre, un film-culte que je ne peux revoir sans des flots de larmes. Là aussi, une méditation lyrique sur le mystère du temps, la nécessité et l’impossibilité de la mémoire, la «quête anxieuse de l’avenir» à travers la tentative de remonter le cours de l’histoire. Tout est dit dans le prologue, fulgurant et inoubliable : deux épaules nues se mêlent dans une étreinte amoureuse, «trempées de cendres, de pluie, de rosée ou de sueur» qui semblent issues du champignon de la bombe atomique. Une main de femme reste agriffée dans l’épaule d’un homme qui, d’une voix mate, calme, quasi récitative, déclare: «Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien.» Et elle de répondre: «J’ai tout vu. Tout.»
Tout est là, dans cette séquence d’ouverture : les noces entre Eros et Thanatos, le désir et la mort, l’orgasme et la déflagration, mais aussi le jeu entre le documentaire et la fiction, le passé et le présent, la mémoire historique objective et le souvenir vécu subjectif. «Elle» est une actrice française (sublime Emmanuelle Riva) venue tourner un film sur la paix à Hiroshima, ville sur laquelle elle «toujours pleuré». Une femme d’une «moralité douteuse», au sens qu’elle «doute de la morale des autres». «Il» est un ingénieur japonais dont la famille était à Hiroshima. Entre les deux, un coup de foudre. Et vingt-quatre heures seulement pour vivre une aventure sans racines et sans lendemain, avant qu’elle ne reprenne l’avion.
Dans cet espace-temps condensé entre les ténèbres et la lumière, où le passé tragique de l’Histoire collective réveille le passé traumatisant de l’histoire intime, un travail de deuil et de mémoire s'opère dans l'âme: «De même que dans l’amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j’ai eu l’illusion devant Hiroshima que jamais je n’oublierai.» Cet amour va permettre à la femme d’accéder à la révélation de la vérité de son être, dont elle avait été dépossédée par un premier amour interdit avec un Allemand assassiné sous ses yeux à Nevers durant l’Occupation.
«L’Amour à mort»
Avec L’Amour à mort, Alain Resnais a ciselé un petit joyau de chapelle en rouge et noir, épuré à l’extrême, surprenant de linéarité et de simplicité. Une cantate romantique à quatre voix, entre sérieux et frivolité, Eros et Agape. Elle raconte l’étrange voyage d’un ressuscité torturé par le souvenir de sa mort, tiraillé entre la nostalgie d’une plénitude irradiante et la peur du vide glacial des bords du Styx. Une merveilleuse histoire d’amour fou aussi, où le suicide devient geste de passion, exutoire à la douleur de la séparation.
Une fois de plus, Alain Resnais part en guerre contre les dogmes et les certitudes. La science et la foi théologique sont ébranlées par les forces de l’inconscient et de l’amour. L’imaginaire, éclaté, recomposé, est bien la clef de la connaissance. La réalité ne serait-elle donc qu’une création de l’esprit, le passé un fantasme du présent, inoubliable, incontournable?
D’une élégance discrète, le regard gris azur pétillant d’attention, Alain Resnais donne une impression de calme et de sérénité. À mille lieues de la courtoisie glacée qu’on lui attribue. Profondément modeste – il ne revoit jamais ses films –, jaloux de sa vie privée, il se méfie de l’auto-analyse et préfère parler plutôt de son travail que de lui-même.
Votre image publique est souvent celle d’un intellectuel fascinant et ésotérique…
Je n’ai pas du tout l’impression d’être cela. Quand je fais un film, je me laisse davantage guider par des intuitions que par le raisonnement. En fait, tout mon travail est fondé sur une contradiction: laisser les images, les phrases et les situations venir d’elles-mêmes, sans réflexion, puis comprimer et organiser toute cette matière fantasmatique avec le scénariste, les techniciens et les comédiens.
Si vous laissez le fleuve du lyrisme s’étaler au hasard dans la vallée, cela donne un marécage, rien de plus. Il faut donc construire des formes, des berges qui contiendront et renforceront le flux. On peut donc dire que si mes films ont un aspect hermétique à cause de leur formalisme, ils manquent leur but, qui est d’être les plus commerciaux possible. Car, si je suis formaliste, c’est pour que le film soit le plus fortement ressenti par le spectateur, qu’il laisse une empreinte durable dans sa conscience et son inconscient. En matière de fiction, le fond ne peut éveiller une émotion et captiver l’attention que s’il est porté par une construction qui le détermine. La forme esthétique et la structure viennent avant le récit, l’histoire et les personnages.
L’Amour à mort surprend par sa limpidité. Quel a été son point de départ?
Comme toujours, c’est une expérience formelle. J’avais dans la tête une étrange image, obsessionnelle, une sculpture non figurative, sans doute en bois d’ébène, qui flottait dans une espèce de nuit piquetée de points rouges. Ensuite, je cherche toujours à donner beaucoup d’importance à la dimension musicale de mes films. De même que je choisis les acteurs pour le timbre de leur voix, leur diction et leur phrasé, j’aime écrire des scénarios originaux avec des écrivains pour la sonorité de leurs mots.
Dans La Vie est un roman, par exemple, j’avais utilisé le chant pour éviter les scènes d’explication. Ici, j’ai tenté de faire un film où la musique ne viendrait pas en appoint des situations et des images, mais serait le film lui-même, le personnage principal. J’ai donc imaginé une cinquantaine d’interludes musicaux, postludes ou préludes selon les cas, qui créeraient un dialogue sans adjectif, au-delà de l’action. A l’exception de la scène finale, la musique commence là où les mots et les images s’arrêtent. Une manière d’amplifier et de prolonger l’émotion, de dire des choses sans passer par des mots. Pour permettre au spectateur d’écouter et de ressentir cette musique, composée par Hans-Werner Henze, il a fallu s’orienter vers un nombre réduit de personnages, une intrigue simple, des sentiments forts, violents. Une dramatisation par la non-chronologie ne s’imposait pas.
La musique justifie l’irréalisme, l’outrance, le lyrisme de certains gestes, intonations, éclairages, bruits naturels. Le fait d’être dans le domaine de la musique, donc de la transposition, nous a permis d’aller très loin dans cette direction, l’essentiel étant de respecter la justesse et la sincérité des émotions. Si j’ai choisi d’introduire des «flocons de neige» lorsque l’action s’arrête et que la musique intervient, c’est pour que le spectateur ne croit pas que c’est une panne. J’aurais aimé n’avoir que du noir, mais le noir n’existe pas vraiment au cinéma. D’une certaine manière, ce film était donc un défi, une expérimentation un peu folle. C’est presque un miracle qu’il ait pu être produit.
En vous écoutant, je repense à ce que vous disiez à propos de L’Année dernière à Marienbad: «Je voudrais faire des films qui se regardent comme une sculpture et qui s’écoutent comme un opéra.» Pour revenir à L’Amour à mort, je suis frappé par la dialectique du rouge et du noir, les images de fleuve et de tunnel, la présence d’un souffle froid. Votre façon d’évoquer la mort est dans le fond très archétypale. Il y a bien là une volonté symbolique?
Non. Nous n’y avons pas pensé. En général, je ne me préoccupe pas des symboles. Je chasse ceux qui sont trop évidents, simplement parce que l’esprit humain en fabrique automatiquement. Il suffit de se concentrer sur l’histoire et l’inconscient se met en branle tout seul. Curieusement, tous les témoignages de «ressuscités», ces gens dont le cœur subit un arrêt apparent pendant quelque temps, évoquent les archétypes que vous relevez. Est-ce le fruit de la culture occidentale, d’une même éducation? Il y a sûrement des témoignages de ce genre à l’origine des mythes.
En 1945, le compositeur Arnold Schönberg est «mort» pendant une quinzaine de minutes. Après sa «résurrection», il a écrit un trio, l’Opus 45, en souvenir des sensations qu’il avait éprouvées. Etrangement, l’année dernière, à l’occasion de la réédition de cette partition, un critique musical a écrit qu’elle lui donnait l’impression de particules d’argent flottant dans l’air, soit exactement les mêmes images que nous avons imaginées sur la musique de Henze. Le plus fabuleux est que le critique n’avait pas vu notre film! Cette coïncidence troublante est bien la preuve qu’il existe un inconscient collectif, partagé.
Une forme d’innocence
La construction musicale de vos films explique l’importance que vous donnez au montage…
Dans mon jeune âge (rires), un camarade très intelligent se moquait de moi parce que j’aimais le cinéma, qu’il considérait comme un sous-art, un sous-produit du théâtre. C’est alors que j’ai découvert que la spécificité du cinéma était l’agencement des images. D’où l’importance du montage, sans doute l’étape la plus importante du film, qui doit préexister au tournage. La mise en scène ne s’arrête pas sur le plateau. Tout ce qui arrive sur la table de montage, c’est encore de la mise en scène.
Est-ce qu’il arrive beaucoup de choses au tournage ? Je crois que vous travaillez avec un script très minutieux…
Oui et non. J’essaie d’être aussi précis que possible pour deux raisons. D’abord, parce que je suis paresseux (rires) et que j’ai très peur d’un laisser-aller qui m’est assez naturel. Ensuite, parce que j’aime avoir la tête libre, disponible pour le travail avec les comédiens et… le hasard qui peut nous amener à faire le contraire de ce que nous avions prévu. Un film, c’est comme une plante. Au départ il y a une graine assez bien définie, mais en poussant – parfois de travers – elle se transforme et on ne sait jamais comment elle va se développer et ce qu’elle va donner. Il faut donc toujours être aux aguets, surtout en extérieurs, et cultiver une forme d’innocence. Bien que je préfère le studio, malheureusement trop coûteux pour le type de films que je fais, L’Amour à mort a été tourné dans une petite ville de Provence, à Uzès.
J’avais très peur de travailler pendant huit semaines en vase clos, sans distractions. Les scènes, d’une intensité dramatique extrême, étaient très épuisantes pour les comédiens. Mais tout s’est déroulé dans la bonne humeur, dans une ambiance très familiale. Nous sommes même restés entre nous les week-ends. En fait, le seul moment où l’on s’amuse vraiment dans un film est le tournage. En revanche, si le montage est supportable, l’écriture du scénario et le lancement commercial sont très douloureux.
Vous donnez également une importance primordiale à la direction des acteurs, que vous utilisez souvent à contre-emploi comme Jean-Paul Belmondo dans Stavisky…
Je n’aime pas le mot «direction»: l’important pour moi est qu’on soit d’accord sur les motivations du personnage. C’est pourquoi je discute avec les comédiens plusieurs mois avant le tournage, afin d’opérer une sorte de mise en condition physique et psychologique. Mais je suis toujours prêt à modifier un cadrage, un raccord, si tout à coup l’acteur me propose un geste imprévu, séduisant. Je n’aime pas trop répéter, et surtout pas le jour de la prise, par peur de réduire la spontanéité des comédiens. Le terme «contre-emploi» me paraît trop fort. Je dirais plutôt que j’utilise les acteurs par rapport à des éléments que j’ai sentis en eux et qu’il me paraît intéressant de développer, en essayant un peu d’explorer des territoires différents de leur image habituelle.
Agnostique mystique
Vous montrez dans votre film toute une série de conceptions contradictoires de l’amour, de la mort, de la religion. De quel personnage vous sentez- vous le plus proche?
Je pense qu’un metteur en scène s’identifie toujours avec le personnage qui parle ou qui agit, qu’il soit sympathique ou antipathique. Cela dit, ne croyant pas à une religion révélée, incarnée par un dieu qui serait apparu sur terre, je ne peux pas me sentir proche des préoccupations des deux pasteurs interprétés par André Dussollier et Fanny Ardant. Vous pouvez voir le film comme une interrogation sur la foi, mon étonnement devant le besoin de croire des humains, qui peut d’ailleurs conduire au meilleur et au pire, comme le fanatisme et l’oppression. Je n’ai pas la foi au sens religieux, mais je crois à l’amour, à la réalité de l’art et au secret qu’il recèle, qui renvoie au caractère énigmatique du monde. Je doute de tout sauf du sentiment que les choses pourraient être autrement.
Reprenant une expression du poète allemand Stephan Georg, j’ai dit au Festival de Venise que j’étais un «athée mystique». Si je ne suis pas croyant, je me rends parfaitement compte que nos sens, qui sont extrêmement limités, ne nous permettent pas de donner une interprétation de la naissance, de la vie et de la mort, de l’être et du cosmos. Il y a des phénomènes supranaturels qui nous échappent. A la manière d’Aldous Huxley, qui m’a beaucoup influencé, je suis à la fois agnostique et mystique.
Le cinéma serait un moyen de répondre à ces énigmes…
J’essaie de faire sentir qu’un monde mystérieux nous entoure. Pourquoi est-ce que je fais des films? D’abord, parce que j’en ai besoin pour vivre et que c’est le métier le moins désagréable que j’aie trouvé pour gagner de l’argent. La vérité la plus simple est aussi la plus angoissante : on crée pour vivre. Mais personne n’a dit – et de quel droit, d’ailleurs? – où s’arrêtent le métier, le bricolage, le divertissement, et où commencent l’œuvre d’art, l’alchimie de la création. Et c’est tant mieux.
Voilà pourquoi j’affirme toujours que je fais des films de commande, avec une grande marge de liberté. Si des gens font des films pour s’exprimer, moi je n’ai pas la sensation d’avoir un message à délivrer au monde, une idée ou une thèse particulière à défendre. Les notions d’auteur et de créateur ne m’intéressent pas. Le cinéma est un travail collectif et la mise en scène est un métier particulier. Le tout c’est d’arriver à fabriquer un produit qui permette de susciter et mettre en place une suite de chocs émotionnels. En même temps, s’il y a un message dans le film, c’est qu’il n’y a rien de plus important que l’amour dans la vie d’un être humain. Il y a à cet égard quelque chose de très physique, presque violent, dans la bande sonore : la respiration haletante, le vent, les abeilles… Peut-être la recherche de l’équivalent des sensations ressenties en faisant l’amour.
D’un autre côté, je m’étonne de cette activité cinématographique qui consiste à matérialiser des rêves et, en plus, à les vendre. Là, je dois participer d’une manière obscure à un phénomène végétal, biologique, cosmique. C’est un travail peut-être aussi mystérieux que celui du pommier qui produit un fruit, lequel se détruit et grâce à ses pépins génère un autre arbre. Un film naît et disparaît, mais l’idée du film reste et donne naissance à un autre metteur en scène. Cette longue séquence que représente l’histoire de l’art est quelque chose de curieux. L’art se nourrit de l’art et pas seulement du quotidien. On voit bien en tout cas que le besoin de créer des objets d’art est une manière d’établir une forme de permanence, une manière de lutter contre la mort, de donner un sens aux choses.
Une autre étiquette qui vous est accolée est celle de cinéaste de la mémoire…
Cette manière d’analyser mes films est venue d’un documentaire sur la Bibliothèque nationale, qui s’intitulait Toute la mémoire du monde. Je ne me retrouve pas vraiment dans ce terme, qui me paraît trop restrictif. Je préfère les mots «conscience» et «imaginaire». J’aime beaucoup l’écrivain Vercors quand il dit: «L’homme est le seul être au monde qui proteste contre sa condition, car il est le seul à être conscient.» Une manière d’être conscient, c’est de se souvenir. Mais ce n’est pas la seule. Bien sûr, on ne peut pas se passer de la mémoire, comme de l’oubli d’ailleurs – si on n’oublie pas, on ne peut ni vivre ni agir – mais en réalité tout dépend de l’imaginaire. Il fait partie de la vie, l’habite et la nourrit. Il est fascinant d’observer comment notre imaginaire influence en permanence notre longueur d’onde et notre état émotionnel, en étant modifié à chaque instant par des influx chimiques envoyés par notre corps. Au fond, ce que nous appelons la réalité n’est jamais que le reflet de la manière dont notre sang circule.
1 Jean Cayrol, «Nous avons conçu Nuit et Brouillard comme un dispositif d'alerte», Lettres françaises, no 606, février 1956.