Ariane Mnouchkine: Ici sont les dragons
VisionsAvec une énergie de vie, une puissance d’inspiration, une clairvoyance politique et une acuité intellectuelle toujours intacte à 85 ans, Ariane Mnouchkine s’empare de la tragédie ukrainienne pour en éclairer les racines historiques. Son dernier spectacle, Ici sont les dragons, relie l’invasion russe au bolchévisme et au nazisme. Issues de la Première Guerre mondiale, deux idéologies impérialistes et sanguinaires qui marquent la naissance des totalitarismes. Avec son collectif, la metteuse en scène transforme l’année 1917 en un grand spectacle didactique et populaire. Une manière de poursuivre son combat pour la liberté et de célébrer en beauté les 60 ans du Théâtre du Soleil. Le théâtre comme arme de vie.

Ariane Mnouchkine appartient à ces artistes qui non seulement ont été bouleversés par l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022, mais qui ont réagi en s’engageant. De diverses manières: prises de position publiques, collecte de fonds pour l’achat de matériel de déminage, accueil à Paris de Danse macabre, un spectacle de la troupe féminine ukrainienne Dakh Daughters, qui raconte la guerre, la violence, l’arrachement à leur terre et l’exil. Mais aussi organisation à Kiev d’un stage de théâtre rassemblant des comédiennes et comédiens venus de toute l'Ukraine. Cette école nomade a donné lieu à un film documentaire bouleversant, Au bord de la guerre.
Aux racines du despotisme
Pour Mnouchkine, se battre pour l’Ukraine, c’est dresser des barricades contre la tyrannie, le mensonge, l’ignorance, la haine, la manipulation, la démesure humaine. C’est dire non à la réitération des aveuglements passés, défendre des valeurs, une vision du monde et la démocratie. A cette fin, le pacifisme ne suffit pas. Comme elle le proclamait lors d’un forum Europe-Ukraine le 24 février 2023 : «Pour gagner cette guerre culturelle que nous livre la Russie, il faut d’abord gagner la guerre. Tout court. Que cela nous plaise ou non.»
Dans le sillage de cette mobilisation, animée par une saine colère et une grande tristesse, est née une nouvelle pièce: Ici sont les dragons. Avec, à l’origine, deux questions. Primo, ainsi que l’exprime Mnouchkine, «comment, au XXIe siècle, l’envahissement et la tentative de destruction d’un pays indépendant sont-ils possibles aux frontières de l’Europe?» Secundo, comment naît et d’où vient une figure despotique comme celle de Poutine, un «dragon» qui n’est pas seulement un monstre mythologique ou imaginaire, mais une bête immonde bien réelle? La même question se pose aujourd’hui avec Trump.
Pour répondre à ces interrogations, Mnouchkine a senti le besoin de remonter le cours du temps, d’aller aux racines culturelles et politiques de la naissance des totalitarismes qui ont dominé et ensanglanté le siècle dernier. Explorer le passé et «rentrer dans le lard de l’histoire» pour éclairer le présent. «Pour pouvoir envisager qui est Vladimir Poutine, nous devions comprendre de quel ventre, encore fécond, il sortait.»
«Tout commence par une guerre», affirment en ouverture de la pièce trois Baba Yaga vêtues de noir, figures féminines fantastiques incontournables des contes slaves, qui rappellent des sorcières shakespeariennes. A la manière d’un chœur antique, elles réapparaissent régulièrement avec leur lampe à pétrole pour ponctuer le récit de leurs commentaires.
1917, tournant de l’Histoire
L’action se déroule en 1917. Nous sommes d’emblée plongés dans un grand chaos où grondent les canons, résonnent les bruits de botte et explosent les cris de famine et de révolte du peuple. Un moment charnière qui – à la faveur de la Première Guerre mondiale, l’affrontement des grandes puissances européennes et la révolution russe – marque un basculement de monde avec la chute du tsarisme, l’irruption du bolchevisme et l’émergence du nazisme.
On saute allègrement d’un lieu à l’autre, d’une tranchée enneigée ou boueuse du nord de la France à une scène de rue dans Saint-Pétersbourg, du quartier général de Nicolas II à l’assemblée de la Douma. On y croise le caporal Adolf Hitler miraculeusement épargné sur le front de la Picardie, Winston Churchill décrivant dans une lettre les horreurs guerrières ou encore Goebels jouissant sur un banc à la lecture d’un ouvrage antisémite, Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse de Vicente Blasco Ibáñez.
On y voit également comment le gouvernement allemand, désireux d’une paix séparée avec la Russie pour pouvoir concentrer ses forces sur le front Ouest et soucieux d’étouffer dans l’œuf la montée en puissance des sociaux-démocrates et socialistes-révolutionnaires (Rosa Luxemburg), va organiser le retour d’exil de Lénine et son transfert clandestin – dans un wagon plombé – de Zurich à Saint-Pétersbourg. A peine arrivé le 3 avril, Lénine intrigue pour prendre le pouvoir à travers un violent coup d’Etat contre les autres partis de gauche.
Avec la Tchéka, une police secrète impitoyable et sanguinaire, le triumvirat Lénine-Trotski-Staline va décimer l’assemblée constituante qui – élue au suffrage universel – devait définir la forme future du gouvernement en Russie. Il va confisquer la révolution à son profit, dévoyer ses idéaux et valeurs émancipatrices et noyer dans bain de sang un processus démocratique unique dans l’Histoire. Autrement dit, imposer une dictature.
La pièce se termine le 5 janvier 1918 au Palais d’hiver de Saint-Pétersbourg. Lénine, Trotski et Staline réduisent à néant les velléités d’indépendance de l’Ukraine en désavouant les députés de son assemblée élue. La tragédie ukrainienne prend racine dans cette histoire-là qui marque l’émergence de la Grande Russie étendant son hégémonie aux pays voisins.
Documentation fouillée
Il résulte de cette succession fatale des événements la « Première époque » d’une vaste fresque qui devrait traverser le XXe siècle. Une œuvre puissante dont la force repose sur trois piliers. Premièrement, le spectacle est fondé sur des faits réels. La pièce est le fruit d’un travail de recherche colossal et très fouillé, qui puise dans des livres d’histoire, des films, des archives et documents en tous genres comme des discours, des lettres, des journaux intimes, des extraits de presse ou d’œuvres littéraires et poétiques. La volonté est de faire la part entre les événements et l’idéologie, en déconstruisant les idées reçues et les travestissements de l’histoire.
Ce n’est pas pour rien que, au tout début du spectacle, Cornelia, qui joue le rôle de double fictif de la metteuse en scène, bondit de la fosse d’orchestre et se précipite au fond du décor pour – en hurlant sa colère noire – injurier Poutine et molester son portrait, alors qu’il tient son discours du 24 février 2022 justifiant l’invasion de l’Ukraine. Sous ses coups de poing rageurs, la toile se déforme, donnant au faciès de l’autocrate des traits proprement démoniaques.
Par ailleurs, quelle que soit leur forme, toutes les paroles des personnages ont non seulement été dites ou écrites, mais elles sont prononcées dans leur langue originelle sous-titrée : anglais, allemand, français, russe, ukrainien. « La vérité des faits a été trop trahie. Cette histoire est celle d’un mensonge de dimension planétaire dont nous subissons encore les conséquences », affirme Ariane Mnouchkine.
Puissance de l’imagination
La seconde force du Théâtre du Soleil est d’avoir su transformer cette abondante documentation en prodigieux matériau théâtral. La puissance de l’imagination transfigure la leçon d’histoire pédagogique et partisane. Au fil d’une vingtaine de tableaux quasi cinématographiques qui s’enchaînent avec fluidité et brio à coups de décors montés sur des roulettes, de projections de toiles peintes et d’images vidéo, se déploie un récit flamboyant à la fois épique, poétique et prophétique, rehaussé par les ambiances sonores de Clémence Fougea et Ya-Hui Liang.
Derrière la guerre et les luttes révolutionnaires, les têtes qui roulent et les corps qui tombent, se cachent des batailles d’idées, elles-mêmes nourries par des passions humaines. C’est ce qu’exprime l’usage des masques par un effet paradoxal de distance et de froideur compensé par l’expressivité des gestes et la grandiloquence des paroles. Plus grands que nature, jouant avec la caricature, ils soulignent le caractère humain, drolatique ou monstrueux des figures historiques – très reconnaissables – mais aussi rappellent comment ces personnages sont les pantins d’une histoire et les marionnettes de pulsions qui leur échappent.
Ressort en particulier la soif de pouvoir qui, dans une forme d’auto-aveuglement, conduit à justifier tous les moyens pour des fins soi-disant nobles, à réprimer toute idée contraire au nom de la raison, à commettre les pires atrocités sous le couvert de la nécessité historique. Nulle écoute ni ouverture au dialogue dans la prise en otage du processus démocratique par Lénine, Trotsky, Staline et leurs sbires. «Et voilà comment une poignée d’hommes parvient à transformer leur pays, puis le monde, en enfer», conclut Mnouchkine.
Réflexion politique
La troisième force est la dimension éthique et politique de l’esthétique. La portée du spectacle est plus large que la tragédie ukrainienne et que la tyrannie de Poutine et de ses prédécesseurs. Les trois Baba Yaga, qui ne cessent de traverser le décor lanternes à la main, le disent bien: «Les dragons pondent leurs œufs dans d’innombrables nids.» Qui sont-ils? Hélène Cixous, auteure complice de longue date dans les créations collectives du Théâtre du Soleil, répond: «Dictateurs, chefs, tyrans totalitaires, mangeurs d'humains, despotes absolus ou encore cyclopes aveugles», ils sont tous des «personnages hurleurs», des «grands prêtres de leur propre culte», des «orateurs diaboliques qui s’enivrent de leurs propres paroles incendiaires», des «champions olympiques dans la pratique du mensonge», des «mortels» qui nient leur finitude en «tuant» et assoient leur quête de pouvoir en répandant la haine et la cruauté, la barbarie.
Des paroles qui prennent une résonance particulière dans la période actuelle où les néofascismes de tout poil bombent le torse, où l’extrême-droite fait des ravages et où la folie trumpienne semble sans limite au grand dam de l’ordre mondial, du droit international, de la démocratie, de la science et de la liberté d’expression. Comme le dit Mnouchkine, il s’agit d’«ériger une sorte de barricade théâtrale contre les divers despotismes, totalitarismes et entêtements idéologiques, populismes, qui, aujourd’hui, nous menacent sur plusieurs fronts».
Un acte de foi dans le théâtre qui est source d’espérance. En écho aux mots célèbres d’Hölderlin – «Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve» –, la metteuse en scène déclare: «Là où règnent les Grands Mégalomanes se dressent aussi un tout petit poète, un soldat de la vie, un géant par l’esprit, un fidèle au génie du droit humain, un sans peur et sans hésitation, les héros à l’humour tout-puissant, les Churchill et autres inébranlables. Ce sont eux qui écrivent l’Histoire vraie des vainqueurs de la haine.» Le Théâtre du Soleil n’en finit pas de faire entendre leurs voix.
On attend avec impatience la suite de ce grand livre d’histoire. Le deuxième chapitre, prévu pour la fin de 2025, devrait se déployer jusqu’en 1945.