Carolyn Carlson: vertiges de l'infini
VisionsEn seize tableaux poétiques d’une beauté et d’un souffle rares, Carolyn Carlson nous offre avec Crossroads to Synchronicity une chorégraphie quasi initiatique. Un parcours vers la vérité de l’être et du monde comme changement permanent, suite de morts et de renaissances à travers des moments décisifs de l’existence. Epoustouflant.
Crossroads to Synchronicity. Le titre de la chorégraphie puissante et enchanteresse de Carolyn Carlson – découverte à Genève en 2013 sous le titre de Synchronicity et reprise fin novembre 2023 à Paris dans une version revisitée avec l’ajout de Crossroads to – est un clin d’œil explicite à Jung. Le psychanalyste désignait par ce concept la coïncidence temporelle d’un état psychique avec plusieurs états de fait objectifs et subjectifs différents. Des événements simultanés et sans lien de causalité, mais dont l’association prend un sens pour la personne qui les vit et les perçoit.
Rencontres, deuils, déracinements, naissances, ruptures… Ce sont ces moments décisifs dans une existence, au-delà de toute logique rationnelle, que Carolyn Carlson explore avec un souffle et une beauté rares. Elle le fait à travers seize séquences musicales très évocatrices qui convoquent des genres et des auteurs aussi hétéroclites que Tom Waits, Laurie Anderson, Leonard Cohen, Jean Sibelius et Henry Purcell. Des sons de train et des portes coulissantes servent de transition entre ces fragments, métaphores de la vie comme voyage et passage. Non seulement du corps à travers le temps et l’espace, mais aussi de l’âme à travers différents états de conscience et niveaux de réalité. Des espaces intermédiaires – entre rêve et réalité, physique et métaphysique, conscience et inconscient – signifiés par des images vidéo qui sont comme le reflet ou le double – décalé et au ralenti – des mouvements et des corps des danseurs.
Une quête initiatique
Ce que raconte Crossroads to Synchronicity est en réalité une quête intérieure. Initiatique même, vu l’omniprésence des portes (à ouvrir), des seuils (à franchir), des obstacles (à surmonter), des murs (à escalader). Les personnages sont animés par l’aspiration ontologique et immémoriale de l’humain à la libération et à l’harmonie, à l’amour et à la compassion. Une recherche de l’absolu et de l’éternité tissée de rencontres et de hasards (vrais ou faux), jalonnée de moments «synchrones» de grâce et de révélation, d’union à l’autre et au Tout Autre, mais aussi d’épreuves et de souffrances.
Chez Carlson, les corps passent leur temps à tomber et à se relever ou à être redressés par d’autres, à s’asseoir et à glisser de leur chaise – différente pour chacun. C’est le paradoxe du chemin: pas d’élévation sans chute, d’assise sans mouvement, de relation sans solitude, de contemplation sans action, d’accomplissement sans abandon, de paix sans fulgurance. Car l’être humain est là avec son ego qui veut imposer sa volonté, avec son avidité qui le conduit à voler le pain aux autres au risque de se faire exploser la panse – la dernière (s)cène, époustouflante –, avec ses pulsions sexuelles, ses désirs et ses peurs qui peuvent susciter la violence et l’envie de prendre les armes.
Autant de dimensions à assumer et d’états de conscience à traverser pour accéder à la libération et à la plénitude de l’être. Bouddhiste de sensibilité, Carolyn Carlson exprime avec brio et profondeur l’impermanence des choses, le changement permanent comme loi du cosmos et de la vie. Elle s’est inspirée ici du Livre des morts tibétain, auquel fait écho au tout début du spectacle les invocations de John Adams sur la transmigration des âmes.
De morts en re-naissances
Crossroads to Synchronicity nous montre la vie comme une suite, un cycle de naissances et re-naissances. Naître, c’est passer de l’obscurité à la lumière, d’une lumière à une autre lumière, d’une matrice protectrice à un espace exposé. Mais pour naître, il faut mourir: au «petit moi», avec tous les conditionnements et paquets de mémoires qui l’enchaînent, l’alourdissent, l’immobilisent. Pour grandir, il faut désirer; pour s’élever, s’alléger; pour avancer sur le chemin, ne jamais s’arrêter. Avoir une assise – donc un centre – mais ne jamais s’asseoir. Toujours faire un pas ou un saut de plus: au-delà de ce qui nous fixe dans une situation, que ce soit d’extase ou de douleur, de sécurité ou d’angoisse. La quête de soi, la construction de son identité est une traversée permanente des miroirs.
Tout cela est exprimé à travers non seulement les gestes, les solos et les mouvements d’ensemble magnifiques des neuf danseurs (cinq femmes et quatre hommes), mais aussi le déploiement de véritables tableaux – au sens pictural du terme – dans le temps et l’espace. Des tableaux poétiques finement ciselés, riches d’objets symboliques – parcomètre, pneus, lit, chaises, morceaux de bain, bassine, bidon, carabines, pomme, etc. – auxquels chacun donnera sa signification propre. Non selon une analyse rationnelle, mais selon les sensations et les résonances intérieures, émotionnelles et spirituelles qu’ils auront en lui, en fonction de ce qu’il est et de de ce qu’il a vécu. Car Carolyn Carlson n’utilise pas le symbole comme un signe à décrypter intellectuellement, mais comme un catalyseur de ressenti, de vibration et d’union, selon le sens étymologique du mot grec sumbolon qui désigne ce qui unit. Ainsi qu’elle l’affirme, elle veut «laisser la porte ouverte pour chaque spectateur».
Il nous revient donc d’oser entrer de plain-pied dans l’espace-temps inouï qu’elle nous propose, en nous laissant guider par les paroles de Laurie Anderson: «Concentration. Empty your mind. Let the rest of the world go by. Hold your breath. Hold your breath. Close your eyes.»
Oui, vidons notre mental, respirons, ouvrons tout grand nos yeux et nos oreilles.