Daniel Schmid: «Hécate et ses chiens»

Visions

Au premier degré, on peut voir dans Hécate et ses chiens ce que la bande-annonce nous en dit: le récit d’une passion où un homme est rendu fou par une femme fatale et ensorcelante. Au second degré, la démystification d’une relation de domination: l’histoire d’un mâle qui confond l’amour avec son idée – égoïste et pervertie – de l’amour, qui ne voit et ne rencontre pas l’autre, mais ce qu’il projette sur elle. Et si la face obscure de Clothilde n’était que le reflet de ses propres ténèbres intérieures? A (re)découvrir dans la grande rétrospective que lui consacre la Cinémathèque suisse[1].

Image surannée de la femme fatale? Représentation sans véritable recul critique des rapports de mépris et d’exploitation entre les colons occidentaux et les indigènes maghrébins? Hécate, le dernier film Daniel Schmid, a sans doute de quoi faire tiquer féministes et militants décoloniaux. Du moins dans une lecture au premier degré. Mais le cinéaste n’en a cure. Ni la psychologie – «science trompeuse, petite flamme qui n’éclaire pas, mais aveugle» –, ni les réalités socio-politiques ne l’intéressent en tant que tels. Les jalons géographiques (le Maroc) et historiques (les années 1930) – à la fois précis, volontairement flous et non dépourvus d’anachronismes – servent uniquement de toile de fond.

Méandres de l’imaginaire

Les nuages de feu qui menacent l’Europe, la contagion de la barbarie nazie, les violences et dominations coloniales fonctionnent davantage comme des métaphores que comme des situations en elles-mêmes. Ils sont des reflets et catalyseurs de l’amour infernal que connaîtra le couple au centre du film. Peut-on imaginer meilleur décor pour les flambées tragiques et (auto)destructrices de la passion qu’un monde où le temps est ralenti, sinon nié à force de plénitude et d’étirement? Les mélopées langoureuses et répétées des muezzins, les rites de l’immémoriale prosternation de l’Orient, s’opposent à la raison «rentabiliste» d’un Occident perdu et en train de dépérir.

L’art de Schmid est ailleurs. Dans l’exploration des méandres tortueux de l’imaginaire, du rêve, du désir et de la mémoire empreinte de nostalgie. Dans la rébellion de l’artifice contre le naturalisme. Le cinéaste n’en finit pas de jouer avec les mythes et les clichés, miroir de l’univers nocturne et de l’inconscient humain, de la vérité terrée sous le manteau du mensonge et de la dissimulation, de la profondeur voilée par les atours de l’apparence et de l’évidence première. Voilà pourquoi il choisit de raconter une histoire de pacotille, méli-mélo sophistiqué digne des romans-photos de gare.

Coup de foudre

Le film démarre lors d’une réception consulaire à Berne, en 1942. Julien, ambassadeur de France, plonge le regard dans la mousse d’une coupe de champagne, qui se transforme dans la houle du bateau qui, jeune diplomate, l’emmenait vers l’Afrique. Il se souvient. D’une aventure qui s’est passée il y a bien longtemps. Quelque part au bout du monde, où il n’y a rien d’autre à faire que se laisser vivre au fil du temps. Où la solitude colle à la peau des humains qui, en panne de vie, n’en finissent pas d’attendre un train qui n’arrive pas.

Un soir, peu après son arrivée au Maroc, Julien a le coup de foudre pour Clothilde, créature dont le regard se perd dans la nuit et dont la beauté atypique, pour reprendre les termes de Paul Morand, est «la grâce même». Assez macho, il la voit comme une «femme idéale, bien à la main, à la fois compagnie et compagne, amante et amie, dame et maîtresse, toujours libre. Jamais pesante, avec cet heureux équilibre si agréable aux égoïstes».

Mais la bourgeoise oisive et étrange, qui n’obéit qu’à elle-même, se métamorphose rapidement en sphynx mystérieux. C’est que Julien ne se satisfait pas du «libre galop côte à côte» de leur relation amoureuse. Il veut plus. Fusion, exaltation des sens, voyage obsessionnel au pays des voluptés charnelles et finalement possession. Entraîné par une force irrésistible et inconsciente, il est ensorcelé par les maléfices de cette (a)mante plus démoniaque que religieuse. Il ne vit que pour elle, que par elle. Il lui « livre sa substance » au point de n’être plus qu’«apathie, abrutissement et désordre». Pourtant, multiple, insaisissable comme l’éther, Clothilde lui échappe et disparaît.

Descente aux enfers

Le rêve alors se métamorphose en cauchemar, le paradis en enfer, le vrai en faux. Thanatos – la pulsion de mort – l’emporte sur Eros, la puissance de vie. Rien à faire. «Les mots arrivent toujours trop tard, ou trop tôt.» Sacrifiant sa carrière, le diplomate plonge dans les abysses du désespoir et de la démence suicidaire. Tiraillé par les crabes de la jalousie, il veut percer les secrets de cette femme, traquer son passé, faire parler ses silences, briser les masques de ses jeux et de ses rituels séducteurs. Il veut savoir, comprendre ce qu’il y a derrière les apparences. «A quoi penses-tu?» «A rien», répond invariablement Clothilde. Qui ajoute : «Pourquoi chercher toujours à comprendre?»

En pleine décrépitude physique, Julien dérive dans la nuit de Fès, erre dans ses souks, passe au tamis sa médina et sa kasbah. Il finit par être happé par l’espace nocturne où, selon la mythologie, Hécate lâche ses chiens dévorants. Le piège referme ses mâchoires. Perversion, folie, déshonneur dans les bas-fonds sordides de la pédophilie. Il est révoqué, mais pourra quand même poursuivre sa carrière diplomatique «dans l’indifférence de lui-même» et «la médiocrité qui est amie de la promotion». Dans l’absence de Chlotilde dont il ne guérira jamais.

Et si, au bout du compte, toute cette histoire n’était qu’un mauvais songe, le fruit d’un mental qui déraille ou délire? Et si Clothilde n’était que le fantasme fétichiste d’un homme impuissant, monomaniaque, narcissique, hanté par l’échec, la fatalité, la peur de l’ennui et de son vide intérieur? Ainsi qu’elle le lui dit, elle n’a finalement pas joué d’autre rôle que celui qu’il attendait d’elle: «Je n’ai pas de secret, mais je le fais croire. Je te donne tout, même ce que je n’ai pas. Tu veux que je sois ta sorcière? Attention, je risque de l’être vraiment. Je suis celle que tu as voulu.» En l’occurrence, le démon de la nuit plus que l’ange du jour.

Comme le résume Daniel Schmid, «Hécate est un voyage dans la tête de quelqu’un. C’est l’histoire d’un homme qui, parce qu’il baise une femme pendant quelques semaines, pense régner sur le monde entier. Or, un jour, il découvre qu’il ne domine rien. C’est l’échec total. La passion qui le mange est peut-être le signe que, pour lui, l’amour n’existe pas, mais seulement l’idée de l’amour»[1].

Distance ironique

Elégance de l’écriture, luxuriance des images, plans léchés, jeux subtils d’ombres et de lumières. Hécate est un film d’esthète, tressé par la patte d’un calligraphe et l’œil d’un orfèvre. A un certain niveau, l’ouvrage souffre cependant des défauts de ses qualités. La beauté asphyxie les sentiments, gèle les émotions. Tout est trop contrôlé, aseptisé, calculé, à l’image de cette segmentation systématique des scènes par des plans de prière intercalés. Le volcan «schmidien», aux éruptions baroques autrefois si déroutantes, s’est assoupi. La lave incandescente des exaltations du cœur et de l’esprit s’est figée et refroidie. Le style, qui ne craignait ni les excès ni le kitsch, s’est assagi, flirtant même avec le classicisme et la convention. Hécate se veut un film sur la démence, la sensualité, la magie et la mort. Or, étrangement, il est dépourvu de folie, de chaleur, de magnétisme et de vie.

Où est la force de l’imagination qui animait La Paloma? N’a-t-elle duré que le temps d’un premier regard? A moins que, dans une lecture au deuxième degré, cette froideur ne soit que l’effet ou l’expression de la distance ironique et démystificatrice du cinéaste? Cela expliquerait ce que l’on peut juger comme une autre scorie: une forme d’abstraction, cercueil de l’envoûtement. Les personnages, en effet, sont davantage des idées et des signes que des êtres de chair et de sang. Clothilde devient plus une énigme, qui interpelle la raison, qu’un mystère qui bouleverse les sens.

Adaptation fidèle d’un roman de Paul Morand, assumant jusqu’au bout son parti pris littéraire, le film ne manque toutefois pas d’un certain charme. Il est heureusement réchauffée par le lyrisme de la très belle partition musicale de Carlos d’Alessio, riche et subtile dans ses effets de contrepoint et son mélange de genres aussi divers que le tango et la valse. Sans oublier les parfums exotiques distillés par le décor, un peu carte postale il est vrai, le goût délicieux de Schmid pour le rétro et le décadent, les pointes d’humour et d’esprit qui jaillissent des dialogues, finement ciselés par le regretté scénariste Pascal Jardin.

Notes

[1] Intégrale Daniel Schmid à la Cinémathèque Suisse, Lausanne, jusqu'au 20 octobre 2024.

[2] Pascal Hofmann et Benny Jaberg, Daniel Schmid: Le chat qui pense, documentaire sur le cinéaste accessible actuellement et gratuitement sur la plateforme Play Suisse.

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