Daniel Schmid: la proie de l’ombre

Visions

«Je crois que rien ne disparaît. Tout est transition, tout se transforme, mais les silhouettes ne changent pas. Les êtres et les choses meurent, mais les ombres restent», disait le cinéaste Daniel Schmid (1941-2006) dans un entretien qu’il nous a accordé. Toute sa vie a été une longue quête de lui-même, un chemin intime de libération, la recherche d’un langage artistique propre à son être. Il en a résulté une œuvre très personnelle, en partie inclassable, souvent en porte-à-faux avec les modes et préoccupations de son époque.

« Pourquoi filmez-vous?» A cette question d’un hors-série du journal Libération (1987), Daniel Schmid répond: «Pour être moins seul.» Lui qui ne croyait pas que «le cinéma puisse avoir la force d’ébranler le monde», il aurait aussi pu dire: pour raconter des histoires, permettre à des gens de «rêver ensemble», les «emmener ailleurs pendant un moment», dans le désir – peut-être illusoire – d’«être aimé». «Faire du cinéma, c’est pour moi mettre en jeu des clichés qui donnent à rêver. Je suis attentif à créer le mystère, Les clichés avec lesquels je joue sont des formes vides, mystérieuses, que le spectateur est conduit à investir imaginairement [1].»

Daniel Schmid vient du canton des Grisons, en Suisse orientale. Un pays de montagnes entre terre et ciel, un lieu magique et de grande beauté où les eaux du Nord et du Sud se rencontrent et se séparent. Ce qu’il appelle «un paysage polaire méditerranéen». Fruit de ce carrefour entre deux mondes et de leur fécondation mutuelle – avec leur lumière, leur esprit, leur histoire, leurs cultures et leurs langues –, il n’a eu de cesse de les conjuguer et (ré)concilier. Au Nord, le romantisme et l’expressionnisme allemands (Heute Nacht oder nie, 1972 ; La Paloma, 1974) ; au Sud, l’opéra et le bel canto italiens (Le Baiser de Tosca, 1984).

La Paloma

Entre-deux paradoxaux

Cet entre-deux est caractéristique d’une existence en tension créative permanente entre des pôles. Il en tire une vision du monde qu’on peut résumer en un certain nombre de formules paradoxales :

Le splendide Visage écrit (1995), où le cinéaste nous immerge dans l’art japonais traditionnel du kabuki, est emblématique: le masque, omniprésent et auquel on n’échappe pas, est révélation. Le maquillage cache moins la vérité de l’être qu’il ne la manifeste et la produit en l’écrivant sur un visage à travers un système de signes. Le travestissement de la féminité par le jeu très stylisé et la gestuelle chorégraphique de l’acteur Tamasaburo Bando, atteint à l’essence du féminin avec plus de force que si le personnage était joué par une femme. Chez Daniel Schmid, la représentation – poussée à l’extrême de l’artifice – rend présent. Comme dans le kabuki, où un costume en cache un autre qui en dissimule un autre, son cinéma est un processus de dévoilement progressif des apparences.

Puissance de la nostalgie

Ce qui résume toutes ces dynamiques, où la vie et la mort sont au travail et se nourrissent l’une de l’autre, c’est la nostalgie, «si facile à dire et si difficile à vivre», ainsi que l’affirme Werner Schroeter, son grand ami. Dans un poème célèbre, Goethe a symbolisé la «bienheureuse nostalgie» par un papillon qui n’est autre qu’un portait de Daniel Schmid:

Johann Wolfgang von Goethe: Bienheureuse nostalgie (Selige Sehnsucht)

Il n’est de lointain qui t’obère,
Tu viens en volant, captivé,
Pour au terme, épris de lumière,
Te laisser, papillon, brûler.

Et tant que tu n’as pas cela,
Ces simples mots: «meurs et deviens»,
Tu n’es qu’un hôte sans éclat
Sur cette terre de chagrin.

(Traduction: Lionel-Édouard Martin)

En octobre 1987, j’ai eu l’occasion de rencontrer Daniel Schmid pour un entretien autour de son nouveau film qui venait de sortir et avait été acclamé à Cannes: Jenatsch. Le réalisateur y vampirise le Guillaume Tell des Grisons dans une approche profondément ludique. Comme si, au cœur de son identité-carrefour, la frivolité de la lumière méridionale l’avait emporté sur la gravité de la pensée germanique. A lévidence, la figure de Jenatsch, libérateur des Grisons, nest quun prétexte. Le cinéaste a convoqué Hitchcock, Bunuel, Murnau et Freud pour une balade dédaléenne et carnavalesque entre le présent et le passé. Un jeu de regards et de miroirs, de pièges et de fausses pistes, qui constitue une véritable mise en abyme du cinéma.

Comment allez-vous, Monsieur Schmid?

Mezzo, mezzo. Quand jai commencé à faire du cinéma, au début des années 1970, il y avait encore une grande solidarité, la croyance que tout était possible. On se sentait fort. Aujourdhui, les choses ont changé. Des personnes importantes, comme Rainer Werner Fassbinder, sont mortes, irremplaçables. Tout le monde est beaucoup plus seul. La désillusion est là, partout, dès le départ. Cétait flagrant à Cannes, qui est sans doute le lieu par excellence de léloignement de soi et des autres.

Beaucoup de réalisateurs de votre génération ont la nostalgie de cet âge dor du cinéma dauteur…

Il y a plus grave que la nostalgie: l’invasion du vidéo-clip. Cest la mort de la capacité dattention du spectateur, la mise en question de tout héritage historique et culturel. Comment le futur sera-t-il faisable si le passé nest plus pensable? Dans cette époque disco, où le tam-tam médiatique est si souvent démesuré, plus rien ne reste ni ne simpose. Tout devient interchangeable. Il y a quinze ans, faire un gros plan était encore une «affaire de morale»; il avait sa nécessité et son sens à un moment précis. Aujourdhui, il y a en partout et il ne veut plus rien dire. On est en train de se noyer dans une marée dimages. Les gens arrivent de moins en moins à choisir des priorités pour leur propre identité.

Galop vers l'enfer

Tourner un film comme Jenatsch, cest faire œuvre de résistance?

Chacun tricote sur son petit bout de terrain, mais il faut continuer de se battre. Dieu est parti, lhéritage culturel va à vau-leau; si on perd encore le sens et lesprit de la forme, on a tout perdu; cest notre dernière bouée de sauvetage. Peut-être est-ce déjà trop tard, je ne sais pas. Tant pis si la fin nest pas un happy end. De toute manière, la plupart des grands metteurs en scène finissent mal.

Pessimiste?

Sur le plan général, oui. A la manière dOffenbach, en restant optimiste sur chacun de mes pas. Si vous voulez, cest un peu le galop vers lenfer…

Quest-ce que Jenatsch représente dans votre filmographie?

Un film, qui sajoute à dautres films…

Mais encore?

Cest à vous, critiques, de répondre. Jai beau être formaliste, je ne suis pas théoricien, porté à lauto-analyse. Mon cinéma nexiste quavec la spéculation du spectateur. Cest un peu lauberge espagnole; vous recevez ce que vous projetez sur lécran. Jai toujours eu horreur des films à thèse ou à message, du cinéma psychologique. Je naime pas quon dise au public ce quil doit penser. A une époque, il était de bon ton de répéter la célèbre phrase de Godard: «Le cinéma, cest vingt-quatre fois la vérité par seconde.» Une telle affirmation est une monstruosité, une stupidité sans bornes. De quelle vérité parle-t-il? La sienne, la mienne, la vôtre? On pourrait aussi dire le contraire: «Le cinéma, cest un mensonge vingt-quatre fois par seconde.» A la limite, cest le faux qui est le plus vrai. Plus on ment, plus on sapproche de la vérité. Cest ce que jadore chez Fellini ou chez Bunuel, cette idée que ce quon voit sur lécran nexiste pas.

L'imaginaire et le réel

Le masque qui démasque. On retrouve ça dans le film, qui dévoile ce que la légende de Jenatsch cache: un homme assoiffé de pouvoir.

Cest une constante dans mes films. Jadore démonter les mythes, mythifier les choses pour les démystifier, les démystifier pour mieux les mythifier, en mystifiant le spectateur.

Contrairement à la tradition documentaire du cinéma suisse, votre démarche a toujours consisté à aller contre le réalisme ontologique de limage cinématographique…

Je suis contre ce réalisme au cinéma, mais aussi dans la vie. Il méchappe. En revanche, je vois des choses, des attitudes, des constellations, tout un surréalisme du quotidien que les autres, très curieusement, ne voient pas. Par exemple, toutes les choses étranges qui se sont produites pendant la préparation du film et que nous navons pas osé reprendre, tant elles paraissent invraisemblables. Savez-vous que la maison, à Bâle, où nous avons écrit le scénario, appartient à la même propriétaire que celle où Jenatsch a été assassiné, à Coire? Nous ne lavons appris quen cours de travail.

Le fruit du hasard?

Je crois quon vit dans un champ magnétique. Il ny a pas de hasard, ou alors tout est un hasard. Dieu ne joue pas aux dés. Pourquoi est-on là? Il y a un design, un mystère.

Par rapport à ça, quest-ce que le cinéma ?

Un acte terroriste et pornographique. Tout bon cinéaste est un vampire, face à des gens les acteurs qui, à moins dêtre complètement masos, sont des exhibitionnistes, si possible prêts à se laisser sucer le sang.

Je crois qu’on vit dans un champ magnétique. Il n’y a pas de hasard, ou alors tout est un hasard. Dieu ne joue pas aux dés.

Les rapports entre le réel et lirréel sarticulent dans Jenatsch sur un jeu assez complexe entre le présent et le passé, indiscernables…

Pendant les repérages, la vieille châtelaine, jouée dans le film par Laura Betti, ma dit: «On prétend que cette hache est celle qui a tué Jenatsch. Vrai, faux? Est-ce vraiment important de le savoir, du moment quelle existe et que la seule différence est le temps dans lequel elle se trouve?» De la même manière, le nom de son arrière-arrière-arrière-grand-mère était en réalité Katarina. Si aujourdhui, on lappelle Lucrezia, cest à cause de lécrivain Conrad Ferdinand Meyer, qui préférait ce prénom pour son roman sur la vie de Jenatsch. Aujourdhui, tous les von Planta parlent de Lucrezia. La légende du best-seller a supplanté une réalité historique vieille de plus de trois siècles!

Vous croyez à la réincarnation?

Je crois que rien ne disparaît. Tout est transition, tout se transforme, mais les silhouettes ne changent pas. Les êtres et les choses meurent, mais les ombres restent. Cest lacte qui engendre la pensée, mais la condition humaine demeure. Il y a une trame archaïque et permanente de relations entre les êtres, par exemple entre un fils et son père, une mère et sa belle-fille. La jalousie, la possession, la passion ont existé de tout temps. Ce sont les choses importantes de la vie; le reste, cest de la décoration.

En 1992, Daniel Schmid tourne aux Grisons «Hors saison», une évocation de son enfance dans l'hôtel belle époque géré par sa grand-mère et sa mère.

Retour aux Grisons

Jenatsch, cest aussi et dabord un film tourné aux Grisons…

Oui, et cela me faisait peur. Jétais confronté à un paysage, un château, qui appartenaient aux contes de mon enfance. Cest comme le grand arbre qui borde le chemin de lécole; quand on connaît trop bien une réalité, on ne la voit plus. Tout vrai regard suppose une virginité. Jétais donc obligé de réinventer les Grisons, trouver la juste distance, fabriquer des filtres intérieurs pour en faire une Transylvanie.

Un retour aux sources?

Difficile à dire. Mon itinéraire est dans le fond assez classique. Jappartiens à une vieille famille bourgeoise grisonne, des hôteliers protestants qui habitent dans le même village depuis la Réformation, avec tous les incestes quil a pu y avoir en cinq siècles et tout le spleen de lEngadine, pire que celui des Habsbourg ou de laristocratie russe. Un monde étrange, très cosmopolite, mais aussi complètement intériorisé, renfermé. Un huis clos étouffant que jai fui à 18 ans. Jai commencé à vraiment revenir il y a six ans, à la mort de ma mère, avec qui je gardais une relation très forte. Aujourdhui, je me demande si jai une fois quitté ce monde, au-delà de lapparence même de ces vingt ans dabsence.

Présent-passé, fausses pistes, on sent très fort la structure extrêmement élaborée du scénario. Partant, Jenatsch na pas les dérapages et les scories de vos œuvres précédentes, ces instants «curieux» où lémotion semble jaillir contre le gré même du cinéaste, violente, délirante. Comme si vous aviez été pris au piège de votre propre maîtrise…

Je devrais dire le contraire, mais je suis daccord. Le film est trop sage, trop parfait. Il na pas cette folie, ces irrégularités que jadore, qui sont les choses essentielles dans la vie et le cinéma, ce qui reste gravé dans la mémoire et vous fait avancer. Cela me gêne. Dautant plus quà une époque où personne nest plus capable de regarder une image, ces dérapages, les émotions et réactions quils suscitent, sont ce que je peux espérer de mieux avec mes films. Cest bizarre: quand vous faites un film très précis et contrôlé, il finit par acquérir sa logique propre, et vous ne pouvez plus rien faire.

Une leçon pour votre prochain ouvrage?

Ce sera un film sans scénario, composé uniquement de moments irréguliers (rires), sur mes relations à la maîtresse de piano que jai eue entre 6 et 19 ans.

On entend beaucoup de Cassandre prophétiser la mort du cinéma…

Cest comme lopéra, dont on annonce la mort depuis quatre-vingts ans et qui ne sest jamais si bien porté. Tant que lhomme aura envie de «rêver avec les autres», le cinéma survivra.

Et lopéra?

Cest parce que je suis un pianiste et un musicien ratés. Cet art, lun des plus absurdes et surréalistes du monde, appartient au monde de mon enfance. Lopéra me lave, moxygène, moffre une distance par rapport au milieu plutôt incestueux du cinéma, qui a un peu trop tendance à se prendre pour le nombril du monde. Jusquici, jai fait des choses assez extrêmes. Après Lulu, cest maintenant Guillaume Tell. Une musique divine, mais un opéra tellement grotesque quil rend toute mise en scène impossible. Cest justement parce que cest impossible quil faut essayer…

Cest sans doute linterview la plus chère de cette semaine (rires). Il y a 40 minutes que jaurais dû mettre cinquante centimes dans mon parcomètre. Avoir une voiture en ville est devenu un stress infernal. Lavant- garde aujourdhui, ce ne sont plus les artistes, mais la police…

Article publié sur Trilogies à l'occasion de l'Intégrale Daniel Schmid à la Cinémathèque Suisse, Lausanne, jusqu'au 20 octobre 2024.

Notes

[1] Les citations de Daniel Schmid dans cette partie qui précède l'entretien avec lui, sont tirées du documentaire de Pascal Hofmann et Benny Jaberg, Daniel Schmid: Le chat qui pense (2010), et des ouvrages suivants: Freddy Buache, Daniel Schmid, L'Age d'Homme, 2008, et Pro Helvetia, Daniel Schmid, L'Age d'Homme, 1982.

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