De la lucidité à l’espérance
TransitionPour corriger la démesure au cœur de notre rapport destructeur à la nature, il ne suffit pas de se limiter aux gestes écologiques «externes». Une transition intérieure est tout aussi essentielle et complémentaire à la transformation en profondeur de l’ordre des choses, car elle a le pouvoir d’agir sur les ressorts culturels, psychologiques et spirituels du changement, tant sur le plan individuel que collectif.
Devant la situation planétaire et les défis de l’anthropocène (sixième extinction des espèces, dérèglements climatiques, épuisement des ressources naturelles, etc.), nous nous trouvons, comme l’affirme l’écophilosophe Joanna Macy, dans une situation d’«incertitude radicale[1]». Incertitude, car si des effondrements sont en cours et à venir, tout n’est pas joué. L’urgence est là, mais il n’est pas trop tard. L’humanité a encore fondamentalement le choix. À cette croisée des chemins, Macy distingue trois «histoires», c’est-à-dire trois manières de donner sens à ce qui nous arrive, allant du statu quo à un tournant majeur en faveur de toute la communauté du vivant.
La première histoire qui s’offre à nous est le business as usual. Nul besoin de remettre sérieusement en question notre mode de vie qui épuise la Terre et participe d’un système «croissanciste, productiviste et consumériste» (CPC)[2]. Cette option s’appuie sur la conviction qu’en nous en remettant notamment à la technologie, nous finirons par trouver des solutions. La deuxième histoire est celle de la «grande désagrégation», qui est au cœur de la théorie de l’effondrement telle que popularisée par exemple par Pablo Servigne et Raphaël Stevens. Nous osons regarder en face les désastres écologiques et sociaux, en éprouvant souvent des émotions douloureuses susceptibles de conduire à l’écoanxiété: la peur, la tristesse, la colère, l’impuissance, le découragement, voire le désespoir.
Finalement, le troisième récit est celui d’un changement de cap. Nous nous engageons – sur les plans collectif et personnel – dans un mouvement de transition pour passer d’un système de démesure qui détruit le vivant à des sociétés de sobriété qui, au contraire, le soutiennent, car elles sont respectueuses des limites de la biosphère et des droits des générations futures. C’est le scénario de l’«espérance en mouvement». La perspective de l’effondrement n’est plus une ligne d’horizon, mais un point de départ.
Dans cette situation carrefour, une introspection s’impose. Chacun·e de nous est invité·e à se demander: «dans quelle histoire je me trouve?», en sachant que, selon les jours, je peux être dans un scénario ou dans un autre. Mais plus décisive encore est cette question : «dans quelle histoire je désire être et m’engager?» Difficile alors de ne pas penser à cette parole biblique : «Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur. […] Choisis la vie, afin que toi et ta postérité vous viviez» (30 DT, 15-19).
Opérer un changement de paradigme
L’enjeu du troisième scénario n’est pas seulement d’améliorer l’existant, mais d’opérer un véritable changement de paradigme, ce que le pape François appelle, dans l’encyclique Laudato Si’, «avancer dans une révolution culturelle courageuse» (114 LS). La transition doit donc être entendue au sens fort de son étymologie latine trans-ire, qui signifie «aller au-delà».
Pour réaliser un tel passage, les normes internationales, les lois environnementales, les technologies vertes, les écogestes au quotidien et même nombre d’alternatives au système CPC – bien que nécessaires – ne suffisent pas. Car ces remèdes ne vont pas aux racines des problèmes, qui sont culturelles, psychologiques et spirituelles. Toute cette écologie que j’appelle «extérieure» – axée sur le faire, le droit et les comportements – doit être complétée par une écologie «intérieure» qui, en se déployant dans l’être, les cœurs et les consciences, agit sur les soubassements à la fois collectifs et individuels du système CPC, de nos modes de vie et de nos engagements. Sur le plan culturel, cela recouvre notre imaginaire – c’est-à-dire notre représentation de la nature et de la place de l’être humain en son sein –, notre conception du bonheur et de la justice, ou encore nos valeurs. Sur le plan personnel, l’écologie que je conçois comme «intérieure» renvoie à notre perception du monde, à nos affects, à nos aspirations et motivations, au sens que nous donnons à notre vie, à notre vision de la spiritualité et au rôle que nous lui accordons dans notre existence.
Trois mutations majeures sont les préalables, à mon avis, du changement de cap permettant d’aller au-delà des effondrements et de leurs récits: transformer nos émotions pour traverser l’écoanxiété; changer notre regard pour réenchanter notre relation au vivant; et réorienter notre désir pour cheminer vers la sobriété joyeuse ou «heureuse» (tel que le formulait Pierre Rabhi).
Transformer nos émotions
Pourquoi y a-t-il un tel décalage entre la gravité – abondamment documentée – de l’état de la planète et l’insuffisance des changements de comportement nécessaires pour y répondre? L’une des raisons est que nous sommes souvent dissocié·es, intérieurement, entre la tête (le raisonnement logique) et les émotions. Être lucides, c’est plus qu’être informé·es; c’est être touché·es. Posons-nous la question: toute l’information sur les problèmes écologiques et sociaux alimente- t-elle simplement le mental, ou descend-elle à l’intérieur de nous pour venir brûler le cœur? Pour reprendre les mots du moine bouddhiste Thich Nhat Hanh, entendons-nous au fond de nous les «échos de la Terre qui pleure»? Plus encore, du fait de notre interdépendance vitale avec le reste du vivant, compatissons-nous, c’est-à-dire souffrons-nous avec toutes les créatures – humaines et autres qu’humaines – qui pâtissent des bouleversements systémiques actuels?
Autrement dit, plutôt que de les refouler pour s’en défendre – au risque d’alimenter l’inertie, la fuite et le repli sur soi –, il convient de reconnaître, d’accueillir et d’exprimer les émotions douloureuses évoquées plus haut et qui caractérisent l’«histoire» de la «grande désagrégation». Non pour s’y enfermer, mais pour en transformer l’énergie, dans un espace de partage avec d’autres où la compassion et la solidarité peuvent se manifester. Si, par exemple, je suis triste de ce qui arrive à la Terre, c’est que je l’aime. Et si je l’aime, j’aurai envie d’en prendre soin. Dans les pratiques de transition intérieure, on parle à cet égard d’un «compostage» de nos ressentis souffrants en engrais pour l’engagement.
Changer notre regard
Pourquoi l’être humain s’obstine-t-il à détruire le milieu naturel dont il dépend pour vivre? Tout le système CPC repose sur un imaginaire dualiste et réducteur, hérité de la modernité occidentale. L’enjeu ici est double. D’une part, il convient de sortir de la vision désenchantée et matérialiste de la nature comme stock de ressources et de marchandises pour lui redonner une âme et retrouver sa dimension de mystère. Dans certaines traditions de sagesse, comme le rappelle le pape François pour la foi chrétienne, la nature est la «manifestation» de Dieu, mais aussi le «lieu» de sa présence, qui s’exprime notamment à travers l’action créatrice de l’Esprit saint (88 LS). D’autres cultures et approches écologiques considèrent le vivant comme sacré, donc à protéger. L’expérience de cette dimension spirituelle stimule en nous des «vertus écologiques» comme le respect, l’émerveillement et la gratitude.
D’autre part, il s’agit de prendre congé d’une posture anthropocentrique dans laquelle l’être humain s’est placé en dehors et au-dessus de la nature. Le mot «humain» partage avec «humus» la même racine étymologique, qui nous convie à l’humilité. Non seulement nous portons en nous toute la création avec ses différents règnes (minéral, végétal, animal), mais nous sommes aussi membres de la grande fraternité du vivant chantée par saint François d’Assise. D’où, une interdépendance profonde nous appelant à la compassion: «Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, […] nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation[3]. » En même temps, l’être humain n’est pas un animal comme un autre. Il a une place spécifique dans la création. Cette condition particulière ne nous donne aucun droit à la domination, mais une responsabilité: participer à la transfiguration du monde plutôt qu’à sa défiguration.
Réorienter notre désir
Parmi ce qui nous menace se trouve notre démesure consumériste. Pourquoi les appels à la décroissance matérielle et à la sobriété sont-ils si peu suivis, alors que nous connaissons les conséquences délétères de la surconsommation? La raison est que le système CPC n’est pas seulement à l’extérieur de nous: il vit en nous, colonise notre imaginaire et modèle nos comportements. Il nous sera donc impossible d’en sortir sans un travail sur les ressorts intimes de notre être qu’il instrumentalise.
L’un de ces ressorts est notre puissance de désir, qui est la source de nos aspirations les plus élevées: à l’amour, à la beauté, à la justice, à la solidarité, à l’absolu. Cette puissance est fondamentalement de l’ordre de l’être et de l’infini. Vouloir la satisfaire par des réalités de l’ordre de l’avoir, des biens matériels ou des agréments psychiques, forcément limités, est une illusion. Or, tout le système CPC fonctionne sur ce leurre. Il capte notre puissance de désir, la désoriente et la dégrade en envies qu’il fait passer pour des besoins que le marché pourra prétendument satisfaire. Or, à chaque envie momentanément soulagée succède immédiatement une nouvelle envie, électrisée par le culte de la nouveauté, la mode et la rivalité mimétique. D’où la ronde sans fin et quasi addictive de la frustration-envie permanente, l’une se nourrissant de l’autre.
On a là notamment une confusion entre le désir et sa contrefaçon: l’envie. Si le désir pousse l’être à se dépasser vers un au-delà du moi, l’envie l’emprisonne dans les limites de l’ego et le fait régresser à un stade immature de frustration chronique. Si le désir élève l’autre – humain et non humain – à la dimension de sujet, l’envie quant à elle le réduit à un objet que nous possédons et que nous utilisons pour notre propre satisfaction.
Toutefois, ce dévoiement intérieur n’est pas une fatalité. Une transformation intérieure est possible en partant de démarches qui sont indissociables: apprendre à discerner le nécessaire du superflu; nous autolimiter pour prendre en compte les limites de la planète; réorienter notre désir en cherchant des réponses à nos besoins d’accomplissement, de sens et de bonheur dans des sources primaires qui relèvent de l’être et de la relation (avec Dieu, nos proches et la nature) plutôt que dans des sources secondaires qui participent de l’avoir et de la possession.
Cette métamorphose est la clé pour cheminer vers la «sobriété heureuse», seule alternative crédible au système CPC. Elle est à comprendre non comme une privation, mais comme une libération qui nous recentre sur l’essentiel. Animée par la conviction que «moins, c’est plus», indissociable de la justice sociale et écologique, elle signifie marcher légèrement sur la Terre, c’est-à-dire en limitant notre empreinte et notre emprise pour que les autres vivants et les générations futures puissent s’épanouir, satisfaire leurs besoins et faire valoir leurs droits.
Nourrir l’espérance
Les conséquences de cette metanoïa, de cette transformation radicale menant à une posture nouvelle, et ce tant sur le plan individuel que collectif, sont considérables. Elle concerne toutes les dimensions de notre existence: la manière d’habiter le monde, de consommer, de nous alimenter ou encore de nous déplacer. Ses exigences sont grandes, mais il ne faut pas nous décourager. S’il n’y a pas de recette en raison de la singularité des chemins personnels, des leviers sont tout de même à activer pour l’accomplir. D’abord, nous connecter à ce qui est vivant en nous pour passer d’une écologie du «il faut» – souvent laborieuse et épuisante – à une écologie du désir. Celle-ci permet d’ancrer ailleurs dans l’être nos engagements et de leur donner un sens, source d’un sentiment de plénitude. Ensuite, nous allier en solidarité, tisser des liens et coopérer avec d’autres pour renforcer notre résilience individuelle et collective face aux crises et aux bouleversements. Enfin, acquérir une «vision inspirante» (selon l’expression de Joanna Macy), car seule une destination qui nous enflamme sera à même de nous donner l’énergie et la détermination nécessaires pour traverser les obstacles qui ne manqueront pas de surgir sur notre chemin.
Ces différentes dynamiques constituent autant de manières de nourrir l’espérance, à ne pas confondre avec l’espoir. Si ce dernier repose sur la seule confiance en l’humain et sur des solutions qui viennent de l’extérieur, l’espérance jaillit du cœur profond, dans la conscience que «le futur n’est pas l’à-venir». Le futur est ce qui sera à partir de ce qui est. Il est de l’ordre de la prévision et du calcul. C’est ce dont parle la collapsologie. L’à-venir, en revanche, est ce qui sera à partir de ce qui adviendra. Il est de l’ordre de l’avènement, de l’inattendu, de l’inconnu. C’est l’inespéré toujours possible, qui dépasse notre entendement, impossible à pronostiquer. Il est lié à la puissance créatrice de l’imagination, au pou- voir de la coopération et au souffle de l’Esprit qui se traduit comme substance même de la vie, trois forces qui déverrouillent le temps et libèrent les possibles.
[1] Lire Joanna Macy et Molly Young Brown, Écopsychologie pratique et rituels pour la Terre. Revenir à la vie, Gap, Le Souffle d’or, 2021.
[2] Expression empruntée à l’économiste Christian Arnsperger. Voir M. M. Egger, Se libérer du consumérisme. Un enjeu majeur pour l’humanité et la Terre, Genève, Jouvence, 2020.
[3] Pape François, Evangelii gaudium, Exhortation apostolique du 24 novembre 2013 (n° 215).