«Il faut revisiter la
notion de création»

Écospiritualité

Le 9 novembre 2022, le sociologue et écothéologien suisse Michel Maxime Egger était à Bruxelles pour une conférence organisée par le Centre Avec. Le thème de son intervention: l’apport de l’écospiritualité à la transition écologique. L’auteur de plusieurs ouvrages sur cette question a accordé un entretien à Dimanche. Sa conviction: une transition écologique et sociale au sens fort ne sera possible que si elle est soutenue par une transformation spirituelle.

Michel Maxime Egger, chrétien orthodoxe suisse, pratique une discipline en plein essor: l’écothéologie. Lorsqu’il revient sur son parcours, il y discerne deux axes, profondément reliés entre eux. A partir de racines catholiques, il a emprunté un chemin de transformation spirituelle qui l’a conduit en Inde, à la découverte de la méditation et du bouddhisme zazen, puis à la redécouverte de son enracinement chrétien à travers la tradition de l’Eglise orientale. Parallèlement à cet « axe méditant », comme il l’appelle, Michel Maxime Egger s’est engagé dans l’action écocitoyenne, d’abord comme journaliste, puis comme militant dans des associations actives dans la solidarité Nord-Sud. En 2016, une ONG suisse lui a proposé de créer un laboratoire de transition intérieure.

En quoi la spiritualité peut-elle nous aider à avancer dans la transition écologique?

Si on veut répondre en profondeur aux dérèglements climatiques, à l’érosion de la biodiversité qui l’accompagne, à l’épuisement des ressources naturelles, il est indispensable d’aller jusqu’aux racines de ces problèmes. Et ces racines sont civilisationnelles, culturelles, psychologiques; elles sont en fait spirituelles. A partir de ce constat, nous devons faire un travail sur notre imaginaire, sur notre vision de la nature. Qu’est-ce que la nature? Dans le système croissanciste-productiviste-consumériste, la nature a été réduite à un gisement de matières premières, à une marchandise. C’est une nature sans intériorité, sans âme, réduite à sa seule dimension matérielle. La spiritualité va permettre de redonner une âme à la nature.

On ne pourra changer de mode de vie que si on va à la rencontre des ressorts intimes du consumérisme: notre puissance de désir désorientée, notre peur du manque, notre besoin d’identité. Il est indispensable de développer une « écologie extérieure » faite de lois, de normes internationales, d’écogestes au quotidien. Mais pour que tout cela soit durable, et pour pouvoir accepter les changements de mode de vie auxquels nous sommes appelés, leur donner du sens, les ancrer dans l’être, il est nécessaire d’acquérir une dimension d’intériorité, une « écologie intérieure ».

Sortir des dualismes

C’est cette écologie intérieure qu’on appelle l’écospiritualité?

L’écospiritualité s’est beaucoup développée ces dernières années. Elle émerge dans toutes les traditions de sagesse, y compris dans des courants proches de l’écologie profonde, de l’écospsychologie, avec parfois beaucoup d’attrait pour les peuples premiers et des formes de chamanisme. D’une façon générique, l’écospiritualité tente de créer des liens entre le spirituel et l’écologie. Elle nous permet de sortir du dualisme, qui est l’un des grands problèmes auxquels on est confronté: on a d’un côté l’écologie, de l’autre la spiritualité, et on essaie de construire des ponts. D’après mon expérience, il est important de comprendre que l’une ne va pas sans l’autre, parce qu’on est dans une communauté de vie, de destin avec la Terre, avec le vivant.

Existe-t-il une écospiritualité spécifiquement chrétienne?

Dans ce grand paysage des écospiritualités, il y a effectivement une écospiritualité chrétienne. Les enjeux écologiques interpellent la tradition chrétienne. En 1967, Lynn White, un historien médiéviste américain, développe une critique assez fondamentale de la tradition judéo-chrétienne. Il la rend en partie responsable de la crise écologique, à cause de certains versets bibliques, notamment Genèse 1,26-28, où l’être humain est appelé à dominer la terre. Il y aurait donc une forme d’arrogance anthropocentrique dans cette tradition.

Ce qui est très intéressant dans la tradition chrétienne et dans la Bible, c’est qu’on n’y parle pas de nature, mais de création. Il faut revisiter cette notion de création. Dans le christianisme occidental, on a opéré une distinction fondamentale entre d’un côté le Dieu créateur, et de l’autre la création, qui elle n’est pas divine. C’est pour cette raison que toutes les approches panthéistes (en référence au panthéisme, conception selon laquelle « Dieu est tout », Ndlr.) qui diviniseraient la nature sont profondément incompatibles avec la tradition chrétienne. Mais de cette distinction, on a fait une séparation, en mettant l’accent sur la dimension transcendante de Dieu. C’est un peu: « Notre Père qui es aux cieux », mais dans des cieux qui sont très loin…. Et du coup on a créé ce dualisme, cette séparation entre la dimension divine et la nature.

C’est là que la notion - importante dans la tradition orthodoxe - de panenthéisme, différente du panthéisme, est intéressante. « Pan en Theos », cela veut dire en grec «Dieu en tout» et «tout en Dieu». C’est ce que dit Grégoire Palamas au XIVe siècle: «Dieu est dans l’univers, l’univers est en Dieu. » Et le pape François dit quant à lui, dans son encyclique Laudato si’: «L’univers se déploie en Dieu qui le remplit tout entier», ce qui est exactement la même idée. On ne divinise pas la nature, mais on reconnaît que la nature est non seulement le reflet de Dieu, la manifestation de Dieu, mais le lieu de sa présence. Le panenthéisme peut nous aider à réenchanter notre relation au vivant.

Vertus écologiques

«Réenchanter le vivant», c’est le titre de votre dernier livre. Qu’est-ce que cela signifie pour vous? Notre relation au vivant est-elle désenchantée?

Oui, et je pense que c’est le fruit du paradigme de la modernité. Avec la modernité occidentale est arrivée, dès la fin du XVe siècle, une vision très réductrice, matérialiste de la nature qu’on a déjà évoquée, une nature privée de toute intériorité. Le philosophe Descartes dit ceci: «La nature n’est que matière», vision qui est au point de départ du système économique qui, aujourd’hui, épuise la nature, réduite à sa dimension de ressource.

Réenchanter le vivant, cela veut dire très simplement changer notre regard sur la création, pour voir que cette nature est non seulement la maison de l’être humain – «notre maison commune» comme dit le pape François –, mais également la maison de Dieu. Dès lors, elle est habitée d’une présence, d’un mystère qui échappe à notre compréhension, et par-là même, elle a une dimension sacrée, qui invite au respect. En le réenchantant, on est appelé à faire une expérience de connexion profonde au vivant, dont le pape déduit des vertus écologiques, tel l’émerveillement: retrouver un regard émerveillé face à cette extraordinaire diversité de la création, regard qui nous dévoile aussi que chaque créature a sa valeur en soi, indépendamment de l’utilité qu’elle a pour l’être humain.

Un en jeu est de retrouver un regard émerveillé face à cette extraordinaire diversité de la création.

Le réenchantement s’accompagne d’un certain nombre d’attitudes intérieures absolument fondamentales, parmi lesquelles l’humilité. L’être humain, à un moment donné, s’est mis au centre de tout. Quand on parle d’environnement, c’est exactement ce que cela veut dire: nous sommes au centre, et la nature est ce qui nous environne. L’humain s’est extrait de la nature, et puis il s’est mis au-dessus d’elle, se faisant «comme maître et possesseur de la nature», ainsi que le dit également Descartes. Réenchanter le vivant implique qu’on va sortir de cet anthropocentrisme, pour retrouver notre juste place au sein de la création, une place spécifique d’ailleurs. Car nous sommes créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Nous ne sommes donc pas des animaux comme les autres. Nous avons une double dimension, terrestre et céleste, et notre vocation est d’être des ponts entre la Terre et le Ciel, donc de participer à la transfiguration du monde, c’est-à-dire à l’union entre la création et la vie divine, en devenant nous-mêmes porteurs de cette unité. Cette vocation spécifique ne justifie pas une posture de domination, mais nous donne au contraire une responsabilité d’autant plus grande.

Lors de la COP 27, novembre 2022, le secrétaire général des Nations Unies, Antonio Gutteres, a dit que nous étions en train de perdre le combat contre le changement climatique. Vous partagez son inquiétude?

Oui, complètement. Il est d’ailleurs allé très loin, en disant qu’avec leur inconséquence et leur comportement irresponsable, et le fait qu’ils ne tiennent pas leurs engagements, les Etats étaient en train de conduire l’humanité à un suicide collectif. On sait que 2 ou 2,5 degrés de réchauffement aura des conséquences énormes, et notamment qu’un certain nombre d’îles du Pacifique vont disparaître. Peut-être qu’une des vertus de ces COP, dont les résultats sont par ailleurs toujours décevants, est de rappeler chaque année qu’on ne pourra pas opérer la transition climatique sans que tous les acteurs, à tous les niveaux, s’impliquent: les Etats comme les multinationales. Aujourd’hui, on met beaucoup de poids sur les épaules des individus, qu’on appelle à changer de mode de vie et de consommation. L’impact de ce changement de comportement peut représenter entre 25 et 40% de la réponse à apporter aux émissions de gaz à effet de serre. Cela veut dire que les 60 ou 75% restants dépendent de réponses structurelles, de la part des grands acteurs. Mais on se trouve face à des inerties inquiétantes.

Pessimisme plein d'espérance

Comment garder l’espérance face à la situation de la Terre aujourd’hui? Y a-t-il encore des raisons d’espérer?

Oui, il y a des raisons d’espérer! Il faut cependant éviter de tomber dans une espérance «hors sol», qui se contente de s’abandonner à la Providence divine. Dans une démarche d’espérance, il est important de garder le lien avec la lucidité. Il faut oser regarder les problèmes en face et accueillir toutes les émotions difficiles à vivre, que ce soit la peur, la tristesse, l’impuissance, la colère. Nous devons transformer ces énergies en engrais pour l’engagement.

Inversement, rester dans la seule lucidité peut être désespérant. Il faut donc arriver à la conjuguer avec l’espérance. Je me sens proche de Jacques Ellul (sociologue et théologien protestant français, Ndlr.) qui disait être un «pessimiste plein d’espérance». Le pessimisme a à voir avec le futur, qui est «ce qui sera à partir de ce qui est». Les nombreuses études scientifiques nous font envisager des scénarios effrayants. Mais on est dans des pronostics, qui demeurent dans le cadre de mesures purement humaines. L’espérance, elle, a un rapport avec l’à-venir: «Ce qui sera à partir de ce qui adviendra». Ce qui implique une dimension d’inconnu, de mystère. Au cours de l’histoire, on a vu se produire beaucoup de basculements qui n’étaient pas véritablement prévisibles: la chute du Mur de Berlin, le droit de vote pour les femmes, l’abolition de l’esclavage… Pour qu’un basculement ait lieu, il suffit de 15 ou 20% de la population – des minorités conscientes, actives, cohérentes – pour changer les choses. Et je sens, en ce moment, quelque chose qui est en train de se passer dans les profondeurs. Une forme de changement de conscience.

Cela suffira-t-il pour aboutir à un changement de système?

Je crois qu’avec toutes les initiatives de transition, on voit qu’il existe d’autres possibles viables. On n’évitera pas certains effondrements, qui ont d’ailleurs déjà commencé, mais on est en train de préparer l’après, d’expérimenter d’autres modes de vivre ensemble, avec le vivant, avec les autres. A travers toutes les nouvelles expérimentations économiques, les circuits courts, l’agroécologie, l’agriculture urbaine, de nouveaux modes d’éducation. Ces nouveaux modèles ne sont pas encore suffisamment interconnectés pour faire système, mais ils sont en en train d’inventer le monde de demain.

Donc oui, je garde une grande espérance. Celle-ci est différente de l’espoir, parce qu’ultimement, elle est nourrie par un mouvement qui vient de l’intérieur. Le danger, si on en reste seulement à l’espoir, c’est d’attendre la solution de personnes providentielles, de la technologie, donc de l’extérieur. L’espérance, elle, naît de l’intérieur pour nous faire participer aux dynamiques de transition qui, au-delà de tous les écogestes du quotidien, sont des dynamiques collectives. Pour que ces alternatives émergentes puissent avoir un impact, il faut retravailler le tissu communautaire et social, donc créer du lien. Les modèles existent, les énergies sont là. Je ne peux pas préjuger de ce qui adviendra, mais je pense que l’Esprit travaille et souffle en profondeur, sans qu’on le voie forcément.

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