Joanna Macy, grande vivante
ÉcopsychologieIl y a tout juste un mois disparaissait, à 96 ans, une figure centrale de l’écopsychologie. Durant des décennies, la militante pacifiste, anti-nucléaire et féministe Joanna Macy s’est intéressée à l’impact sur la psyché humaine de la déconnexion avec le vivant. Et à la possibilité incarnée de dépasser le productivisme et le consumérisme. Michel Maxime Egger, écothéologien, évoque une grande dame qu’il qualifie de véritable «source d’espérance». Un clin d’œil au titre de l’ouvrage paru en 2018, L’espérance en mouvement (Labor et Fides), dont il a signé la préface – l’occasion de quelques échanges avec la militante.

«Pour Joanna Macy, le concept d’espérance est central: entre le solutionnisme technologique et la paralysie émotionnelle et cognitive, elle a su proposer une troisième voie, celle d’un changement de cap fondé sur la reconnexion au vivant et sur l’engagement, individuel et collectif», déclare Michel Maxime Egger. Lui-même a découvert l’œuvre de Joanna Macy lors de ses recherches sur l’écospiritualité, un champ d’exploration transdisciplinaire plus développé dans le monde anglo-saxon qu’en terres francophones.
Sur le terrain
Militante écologiste née à Los Angeles en 1929, autrice et spécialiste du bouddhisme et de l'écologie profonde, Joanna Macy fonde son engagement citoyen dans les problèmes posés par le développement de l'énergie nucléaire (déchets, catastrophes). Elle y prend la mesure des sentiments de déni, d'impuissance et de désespoir que la crise écologique peut faire naître, retrace Michel Maxime Egger.
Spécialiste de la théorie des systèmes (l'étude interdisciplinaire des interdépendances), elle n'en reste pas à une approche théorique. Pour transformer ces émotions négatives, elle développe des exercices et des rites sous le titre «Despair and Empowerment». Après la catastrophe de Tchernobyl en 1986, elle est sollicitée par un psychologue russe et se rend à Novozybkov, ville très touchée par le nuage radioactif, pour y animer des ateliers avec les victimes. Elle est aussi à l'origine du Nuclear Guardianship Project. Lancé à Berkeley en 1989, ce projet avait pour but d'instaurer un système de surveillance citoyen (et responsable) des déchets radioactifs.
Cette représentante de l'écoféminisme spirituel est aujourd'hui surtout connue pour son «Travail qui relie» (TQR). Cette démarche transformative mobilise les dimensions corporelle, émotionnelle et spirituelle pour soutenir un changement de paradigme vers des sociétés plus sobres, qui ne soient plus basées sur le pillage des ressources du vivant (lire encadré). Le dépassement du dualisme, notamment sexiste, est une composante clé de cette évolution.
La démarche du TQR est foncièrement politique puisqu’elle remet en cause les systèmes de domination fondés sur les dualismes, en particulier entre les humains et le reste du vivant ainsi qu’entre la raison et les émotions. «Cette dimension s’est clairement affirmée chez Joanna Macy au fil du temps, observe Michel Maxime Egger. Si Despair and Personal Power in the Nuclear Age (1983) thématise bien la force de l’action collective, l’ouvrage met avant tout l’accent sur les leviers psychologiques.» Les versions ultérieures de son manuel de Travail qui relie, Coming Back to Life [1], questionneront toujours davantage les structures de pouvoir.
Une espérance dynamique
L’approche de Joanna Macy s’enracine notamment dans son histoire familiale: elle a grandi dans un protestantisme libéral de gauche qui, dès les années 1930, s’est beaucoup engagé politiquement, en particulier dans les mouvements pacifistes, rappelle Michel Maxime Egger. «Cette tradition fait la part belle à l’Evangile "social" qui conteste les injustices. Joanna Macy en a été nourrie, de même que par un bouddhisme qui ne se réduit pas à la méditation mais implique un engagement; ce fut le cas au Sri Lanka, où elle s’est engagée dans le mouvement non-violent Sarvodaya Shramadana, au service du développement de communautés rurales solidaires et durables.»
Cette spiritualité s’articule chez Joanna Macy avec une conception très dynamique de l’espérance, observe Michel Maxime Egger: «Il ne s’agit pas d’attendre une solution qui tomberait du ciel, mais d’agir. Surtout, il n’y a pas besoin d’espérer pour s’engager dans le changement de cap, car l’action est en elle-même porteuse d’espérance.»
Faut-il forcément concevoir la Terre comme un organisme vivant doué d’une âme pour pouvoir entrer dans la démarche? L’autrice aurait sans doute répondu oui, elle qui écrivait: «Sans un enracinement minimal dans une pratique spirituelle qui tient la vie pour sacrée et promeut une communion joyeuse avec tous les êtres vivants, il est quasiment impossible de relever les énormes défis auxquels nous sommes confrontés». Si tous les ateliers de TQR n’intègrent pas explicitement la dimension spirituelle, Michel Maxime Egger note qu’il n’est pas rare que des personnes, suite à une expérience de reliance profonde au vivant, évoquent la connexion à un autre plan de réalité, un «plus grand que soi» de l’ordre de l’invisible ou de la présence, à distinguer de ses expressions religieuses.
Risque de dépolitisation
Alors que le Travail qui relie se diffuse aujourd’hui à bonne allure en terres francophones, qui garantit désormais l’héritage de Joanna Macy? Si elle a décrit précisément les exercices du TQR, elle n’a jamais voulu «certifier» sa démarche, observe Michel Maxime Egger. Pour que celle-ci reste accessible à chacun·e et pour éviter une commercialisation (la rémunération des intervenant·es est ainsi souvent basée sur la participation consciente).
Pour sa part, Michel Maxime Egger craint surtout une forme d’édulcoration du message et de dépolitisation de la démarche qui deviendrait un simple outil de développement personnel. Voire de «team building» en entreprise. «La démarche, qui mobilise les émotions, n’a de sens que si elle permet une certaine mise à nu, et cela nécessite de créer un espace sécure.» Une exigence délicate à mettre en œuvre dans des contextes où il existe des structures de pouvoir, par exemple lorsque des stages réunissent collègues et supérieur·es.
Plus réjouissant pour l’écothéologien, l’intérêt pour l’écospiritualité manifesté par différents milieux chrétiens – plutôt protestants en Suisse, catholiques en France. «Le Travail qui relie, dont les fondements sont en forte résonance avec la tradition chrétienne – je pense à la gratitude, par exemple – offre en particulier des pratiques pour incarner l’encyclique Laudato si. Pour le pape François, le lien à tout le vivant n’était pas un aspect secondaire de la foi. Selon lui, nous avons besoin d’une mystique qui nous anime, une expérience vécue de la création. Dans sa beauté, mais aussi dans ses souffrances. Au sein des milieux proches de Joanna Macy, se manifeste aussi de plus en plus la volonté d’ajouter à la méthodologie du TQR des étapes permettant de thématiser toutes les dominations, dont celle des femmes et des autres minorités.
Notes
[1] Joanna Macy et Molly Young Brown, Ecopsychologie pratique et rituels pour la Terre. Revenir à la vie, Gap, Le Souffle d’Or, 2021.