Michelangelo Antonioni:
au-delà des apparences

Visions

«Cinéaste du présent et au présent», Michelangelo Antonioni (1912-2007) a pénétré le mal-être de l’être humain moderne et la crise du couple en proie à l’incommunicabilité. Il a mené cette exploration à travers des formes nouvelles en dialogue avec les langages artistiques de son époque. En visite en été 2015 à Ferrare, sa ville natale, j’ai voulu visiter le musée qui lui était consacré. Fermé depuis plusieurs années, m’a-t-on répondu. Quelques semaines plus tard, à Paris cette fois-ci, je voyais une exposition organisée par la Cinémathèque française, à partir précisément des riches archives conservées à Ferrare.

L’exposition propose un parcours passionnant qui met bien en relief plusieurs éléments essentiels de la vie, de l’œuvre et de la conscience de ce «réalisateur incontournable du XXe siècle» (Serge Toubiana).

L’âme malade de l’évolution du monde

Son actualité. Le geste artistique d’Antonioni naît, selon ses propres termes, du chaos du monde, de ce qu’il perçoit comme une décadence de la culture occidentale, une perte des valeurs humanistes dont Ferrare a été historiquement l’un des hauts lieux à la Renaissance. Il dit avec profondeur, sans discours verbal et par le seul langage des formes – en particulier l’architecture ‑ les pathologies du boom économico-industriel de l’après-guerre en Occident: crise écologique et menace nucléaire (Le Désert rouge), névrose sexuelle et pétrification des cœurs, vide du consumérisme et de l’individualisme narcissique, faillite des utopies et des idéologies, délire de la bourse qui s’affole jusqu’à l’absurde (L’Eclipse).

Sa profondeur. Ce qui intéresse Antonioni n’est pas les mutations matérielles et sociales accélérées en tant que telles, mais leur décalage avec l’intériorité, les émotions et l’état moral des êtres humains qui n’arrivent pas à s’y adapter. Les dimensions sociales et politiques de problèmes comptent moins que leurs résonances sur l’âme des personnages et leurs interrelations, en particulier dans le couple ‑ miné par l’incommunicabilité et l’érosion des sentiments. Une manière aussi – en rupture avec le néo-réalisme ‑ d’affirmer qu’un ouvrier n’est pas défini que par sa situation socio-économique, mais qu’il a une vie sentimentale et des états d’âme (Le Cri) au même titre que les intellectuels bourgeois (La Notte).

Perte de repères

Sa perspective. La nature polluée manifeste certes l’état du monde, mais – à l’instar d’autres éléments du décor – elle est aussi le reflet de l’univers mental des personnages, de leur désarroi existentiel et de leur identité aliénée. Les déserts omniprésents, les terrains vagues poussiéreux, les îles rocailleuses, la plaine du Pô grise et humide, avec ses brouillards et ses marécages, sont le miroir d’une société qui a perdu ses repères et d’individus dés-orientés, en fuite d’eux-mêmes et en exil du monde. Un état intérieur tissé de solitude, d’angoisse, d’incommunicabilité, d’absence, de disparition, de silence et d’errance. Les perspectives formelles – visuelles, sonores, architecturales, picturales – que le réalisateur invente sont l’expression à la fois de la désagrégation – du monde, du couple, de l’âme – en cours et d’un désir de recomposition, de remise en ordre des choses. Chez lui, pour paraphraser Godard, tout cadrage est une affaire de morale.

La scène finale, mythique, de «Profession: reporter»

Sa modernité. Antonioni est par excellence un «cinéaste du présent et au présent» (Dominique Païni). Après Les gens du Pô, il rompt avec l’héritage néo-réaliste. A l’inverse des autres géants du cinéma transalpin, il ne va pas chercher de réponses dans le passé (les reconstitutions historiques de Visconti) ou la mythologie (Pasolini). Grand voyageur, ce qui l’a amené à tourner aux quatre coins du monde, il est aussi en phase avec les courants politiques et culturels de son temps: le pop à Londres dans les années 1960 (Blow Up), le mouvement hippie et les révoltes étudiantes de la contre-culture aux Etats-Unis (Zabriskie Point), le maoïsme (Chung Kuo, La Chine). Il les observe et les intègre à distance, sans présupposé idéologique, avec un regard critique qui dissout les illusions. Quelques plans silencieux, mais judicieusement composés et montés, suffisent mieux que tout commentaire verbal à révéler les déséquilibres d’une société et d’une soi-disant révolution prises au piège de la mascarade maoïste, subtilement mise en abîme. Les autorités chinoises, qui avaient commandé le film, ne s’y sont pas trompées: elles ont refusé le film.

Réel inatteignable

Sa métaphysique. «Faire un film, pour moi c’est vivre.» Antonioni est obsédé par le mystère de la vie et son sens, irréductible à toute explication idéologique. Pour y répondre, il interroge le regard, la perception, nos modes de connaissance, notre capacité à «voir». A l’instar de Giorgio Morandi en peinture, il s’efforce d’aller toujours «par-delà les nuages», au-delà des apparences pour ouvrir – au cœur même des illusion s de la vraisemblance – sur des plans de conscience où se mélangent le réel et l’imaginaire, l’inconnu céleste et l’informe tellurique. D’où, par exemple, la révélation d’une réalité ‑ invisible à l’œil nu – par le grossissement de la caméra ou le développement photographique d’un détail (Blow up).

Son ontologie. A l’inverse d’un Rossellini, qui veut «toucher le réel», Antonioni dit l’impossibilité d’une telle approche. «Je n’ai jamais connu cet homme», dit la femme devant le cadavre de son mari à la fin de Profession: reporter. De par leur altérité essentielle, les êtres et les choses du monde restent étrangers aux personnages. Ceux-ci regardent le monde comme de «derrière une vitre». Le décor n’est qu’un miroir de leur conscience et de leurs sentiments. Le paysage est image plus que réalité, le reflet de leur errance géographique, sentimentale et spirituelle. «Le cinéma d’Antonioni, contrairement à celui de Rossellini, des Straub ou de Godard, n’a jamais considéré le paysage comme quelque chose dont la rencontre ou la traversée peut transformer les personnages», écrit Alain Bergala. Qui ajoute: «Cette membrane translucide qui sépare le personnage du monde est peut-être la clé de l’esthétique d’Antonioni. Ce n’est plus l’ontologie que vise ce dernier, mais l’image elle-même comme interrogation sur la réalité de la réalité».

D’où la primauté de la forme sur le monde qui n’a de réalité et de sens qu’à travers la vision qu’elle manifeste. Là où Rossellini découvre le réel, en quête d’une révélation, Antonioni interroge le regard et n’atteint au réel qu’à travers son reflet dans la psyché des personnages. Pour paraphraser Godard, si chez Rossellini «un plan est beau parce qu’il est juste», chez Antonioni, il «devient juste à force d’être beau». Pour Rossellini, le monde est une épiphanie, pour Antonioni une énigme insoluble qui échappe toujours à la volonté de conquête de l’homme.

Mystère irréductible de la femme

Sa contemporanéité. Tout originale, novatrice et même expérimentale qu’elle soit, l’œuvre d’Antonioni ne se déploie pas dans un vase clos artistique. Elle fait puissamment écho aux autres formes et langages artistiques de son époque, pour lesquels il nourrit une curiosité insatiable: la musique rock, la publicité, le design, la mode, la photographie et surtout la peinture avec Georgio de Chirico, Jackson Pollock, Mark Rothko et Georgio Morandi. Par son hiératisme et son silence, celui-ci exprime selon lui «la conscience lucide de son propre domaine spirituel». Dans la même optique, lui-même a peint des tout petits tableaux fascinants appelés «Montagnes enchantées».

Sa féminité. L’homme mâle chez Antonioni est souvent apathique, veule, cynique, à l’image du ventilateur qui tourne à vide au début de L’Eclipse. Il est le reflet d’un monde malade qui va à sa perte. La femme est l’inverse. Conscience de la modernité, elle est celle qui initie la rupture dans le couple (La Notte), ébranle les cadres établis par sa disparition (L’Avventura), remet les choses en mouvement, aide l’homme à mu(t)er et à réinventer sa vie (Profession : reporter). Pour exprimer cette force, le cinéaste va changer de modèle féminin, après avoir tourné dans les années 1950 avec Lucia Bosè (Chronique d'un amour), comédienne qui incarnait alors de la beauté classique italienne.

«La rupture avec son propre passé de cinéaste exige le médium d’une nouvelle actrice, d’un corps nouveau, d’un visage nouveau, d’une gestuelle nouvelle, d’un nouveau rapport au jeu et à la caméra» (Alain Bergala). Monica Vitti sera cette nouvelle Eve cinématographique. Ce qui caractérise la femme antonionienne, c’est son altérité irréductible, le mystère impénétrable de sa sexualité qui attise à l’infini le désir de filmer d’Antonioni. Identifier une femme, pour lui, c’est la désirer sans jamais pouvoir la posséder.

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