Prendre soin de l’être pour guérir la planète
ÉcopsychologieL’humanité épuise la Terre. Pourtant, elle continue à se complaire dans le consumérisme. Mouvance en plein développement, l’écopsychologie nous invite à aller à la racine intérieure des problèmes et à retisser, de toute urgence, le lien perdu avec la nature vivante.
Qu’est-ce que l’écopsychologie?
Née dans le monde anglo-saxon, l’écopsychologie participe d’une écologie intérieure qui va au-delà d’une simple protection de l’environnement naturel. Il s’agit de transformer le milieu culturel, psychologique et spirituel dans lequel nous évoluons – en particulier le système de représentations qui structure notre être intérieur et notre vision du monde. L’écologie « extérieure » est faite de gestes quotidiens, de technologies et de lois. Elle est nécessaire, mais insuffisante. L’écologie «intérieure» travaille, quant à elle, sur l’être et vise une transformation personnelle. L’écopsychologie entend restaurer les liens profonds entre l’âme humaine et la nature. C’est une démarche «radicale», au sens où elle va à la racine des problèmes.
Pourquoi une telle radicalité?
Ce que nous traversons va bien au-delà d’une crise écologique ou climatique. Cela n’a rien à voir avec une simple «crise», au sens d’un moment difficile à traverser. Il s’agit en réalité d’un véritable bouleversement systémique. Notre modèle de développement, fondé sur la croyance en une croissance infinie, se heurte aux limites de la planète et de l’être humain, ainsi qu’en témoigne la fréquence des burn out.
Aux racines de la crise écologique
Quand l’homme a-t-il commencé à épuiser la planète?
Comme l’a montré Paul Shepard, c’est le résultat d’une très longue histoire qui a généré des dualismes en cascade et qu’on peut faire remonter au néolithique. Le passage des chasseurs-cueilleurs à l’agriculture a abouti à une première séparation entre l’homme et la nature. Cette dernière va être de plus en plus domestiquée. Plus tard, les monothéismes ont contribué à expulser Dieu hors de la nature. Auparavant, il existait des dieux du vent, de la mer, de la terre; les monothéismes ont promu un seul Dieu au-dessus de la nature et des hommes. La nature va graduellement être réduite à un décor de l’histoire humaine. De plus, la figure de la Déesse Mère va disparaître pour laisser place à un Dieu masculin, qui favorise l’exploitation de la nature et de la femme par l’homme. Plus près de nous, la révolution industrielle a soumis la nature aux machines. Et, aujourd’hui, la société numérique assujettit l’être humain au virtuel.
Dans l’évolution que vous décrivez, quand l’être humain a-t-il «oublié» les limites de la nature?
Le paradigme de développement démesuré qui sous-tend le système économique actuel s’est cristallisé grosso modo au xve siècle. Il est intéressant d’observer les calendriers de la fin du Moyen Age. On y voit des activités humaines, comme des vignerons et des forgerons qui travaillent la nature. Dans cette vision, la Terre n’est plus un donné ayant une valeur en elle-même; elle n’a de valeur que transformée par le labeur de l’être humain et la technique. La nature va se réduire, désormais, à un stock de ressources et à un capital. De fil en aiguille, elle va devenir une marchandise. Cette évolution aboutit au consumérisme, c’est-à-dire à la consommation érigée en mode d’être, alors même que notre frénésie d’achats détruit la planète.
Pourquoi l’homme ne réalise-t-il pas les dangers du consumérisme?
Il est difficile de se libérer de la passion de consommer, car elle repose sur les ressorts les plus intimes de l’être humain: la peur (du manque notamment, qui cache l’angoisse de la mort), le besoin de reconnaissance, la puissance du désir. L’homo economicus tend à se détourner des sources primaires de satisfaction – comme des relations de qualité avec les autres et un rapport harmonieux avec la nature – vers des sources secondaires: posséder davantage que son voisin, réussir une belle carrière… Or, l’avoir ne peut répondre aux besoins fondamentaux de l’être.
Les écopsychologues vont jusqu’à évoquer une société «addictive»?
L’obsession de la croissance aboutit à des processus addictifs. On continue à vouloir et consommer toujours plus pour compenser des manques intérieurs et dans le déni des conséquences de nos comportements. Le système de marché capte et désoriente nos besoins. Il transforme les désirs en envies. Il perdure malgré toutes les crises qui l’affectent, car en réalité il vit en nous; il a colonisé notre psyché.
Changer de regard
Il semble difficile, voire utopique, de changer une société aussi malade…
L’enjeu collectif est immense. Nous avons dépassé toutes les limites en matière d’utilisation des ressources naturelles. Si le monde entier vivait comme les Suisses, nous aurions besoin de plus de trois planètes! Nous sommes entrés dans l’ère de l’anthropocène, marquée par un impact sans précédent de l’être humain sur la planète.
Que faire pour éviter le désastre?
Pour les écopsychologues, le comportement destructeur de l’être humain résulte d’une déconnexion profonde avec la Terre. L’écopsychologie œuvre à retisser les liens perdus avec la nature en appelant à changer de regard. Il convient notamment de sortir de la vision de la nature comme objet et stock de ressources, et de redonner une intériorité ou une âme à la Terre.
Dans cette perspective, l’homme n’occupe plus une position centrale…
L’écopsychologie réfute la vision d’un être humain qui serait supérieur à la nature et la dominerait. À ses yeux, l’être humain fait partie de la nature et lui appartient. Le reconnaître implique une attitude d’humilité. D’ailleurs, le mot «humilité» vient du latin “humus’’, qui signifie la terre.
L’écopsychologie utilise souvent le concept de «soi écologique». Qu’entend-on par-là?
Nous ne pouvons pas définir ce que nous sommes en nous limitant aux dimensions humaines et inter-humaines. La tradition psychiatrique et psychanalytique s’est depuis plus d’un demi-siècle ouverte aux approches systémiques, mais elle continue à prendre peu en compte l’environnement naturel, comme si ce dernier n’était pas constitutif de l’identité et du développement de l’être humain. Aux yeux d’un écopsychologue, la nature est plus qu’un «environnement» qui nous entoure. Elle ne nous est pas extérieure. Elle fait partie de nous. Carl Gustav Jung déjà l’avait bien compris: la réalisation du Soi s’effectue en interaction avec la Terre. Rétablir et incarner ce lien est la voie vers la maturité.
Certains écopsychologues parlent même d’«inconscient écologique»?
C’est une intuition de l’historien et philosophe Theodore Roszak. Comme il le dit, nous portons en nous la «mémoire vivante de l’évolution cosmique». Les strates les plus archaïques de notre psyché sont tissées de relations avec l’autre qu’humain. On peut en faire l’expérience par exemple dans des immersions dans la nature sauvage où la personne, une fois dépassés les sentiments de peur, s’y sent dans son élément. On l’observe également chez des petits enfants qui savourent un bain chaud ou aiment caresser la fourrure d’un animal. Il y a là une réminiscence non seulement de l’osmose avec la mère, mais aussi du lien matriciel avec la Terre-mère. Le rêve est une voie privilégiée vers cet inconscient écologique. Cela suppose un autre mode d’interprétation : et si, loin d’être réductibles à l’expression de réalités intrapsychiques ou interhumaines, les animaux et éléments de nature qui apparaissent dans nos rêves venaient nous visiter pour nous dire quelque chose de leur propre réalité?
Pratiques de reconnexion
Comment concrètement guérir notre relation déséquilibrée à la nature?
L’écopsychologie propose différentes approches qui vont au-delà des bonnes pratiques, au demeurant efficaces, comme l’intégration de jardins dans les hôpitaux ou les thérapies assistées par l’animal. Un premier type d’écopratiques relève de l’éveil, de l’accompagnement et de l’éducation à une reconnexion en profondeur avec la Terre, soi-même et les autres. Elles mobilisent les sens, les émotions et l’imagination, et prennent des formes variées comme l’immersion dans la nature sauvage, la danse ou encore la méditation. Une méthode en vogue en Occident est le «Travail qui eelie » de Joanna Macy.
Et le deuxième type de pratiques?
Il s’apparente à des écothérapies au sens strict, c’est-à-dire des soins psychothérapeutiques recourant au contact avec la nature. Le protocole de dialogue pourra être étendu pour amener le patient à découvrir les liens entre les souffrances de la Terre, les sentiments que cela engendre en lui et les troubles pour lesquels il consulté. Il y a donc une ouverture du mal-être individuel vers le mal-être écologique et sociétal. L’écopsychologie comporte en ce sens une dimension critique qui l’apparente à l’antipsychiatrie. Comme cette dernière, elle constate que les maladies et déséquilibres psychiques reflètent les pathologies de la société et les névroses collectives qui, elles-mêmes, conduisent aux atteintes à la Terre. Le but d’une écothérapie n’est pas de réadapter la personne aux exigences de productivité, performance et consommation qui détruisent la planète tout en blessant son âme, mais de lui donner les moyens de comprendre ce qui lui arrive et de devenir un agent de transformation, d’elle-même et du monde.
Que pourrais-je faire, dès ce soir, pour restaurer mon lien à la nature?
Prenez conscience du poids de votre corps sur la terre, imaginez des racines qui partent de la plante de vos pieds et pénètrent dans le sol, sentez l’énergie qui – en lien avec votre souffle – remonte en vous, traverse votre cœur et votre tête pour s’enraciner dans le ciel. Il vaut aussi la peine d’aller régulièrement dans la nature, non pas en pensant à autre chose, mais avec tous les sens en éveil, en se rendant totalement présent à la présence des arbres, des fleurs, des oiseaux, à leur champ énergétique. Marchez lentement et demandez-vous: «Qu’est-ce que je vois?», et encore «Qu’est-ce que cela génère en moi?»