Retrouver notre lien ontologique avec la Terre

Écopsychologie

La biosphère va mal et l’être humain n’est pas bien. Et si les deux phénomènes étaient liés? Pour l’écopsychologie, qui repose sur une alliance entre l’écologie et la psychologie, on ne pourra pas restaurer la santé de la nature sans restaurer la santé humaine, et inversement. Elle offre des pistes essentielles, théoriques et pratiques, pour une reconnexion en profondeur avec le vivant.

Qui sont les écopsychologues?

Plus qu’une discipline unifiée et reconnue par le monde académique, l’écopsychologie est un champ de recherche, une constellation qui s’est cristallisée aux États-Unis dans les années 1990, dans l’effervescence précédant le Sommet de la Terre à Rio en 1992. Sa visée était d’affirmer la nécessité d’une écologie intérieure et de contrer des positions comme celle du président Bush affirmant que «le mode de vie américain n’est pas négociable». L’un de ses pionniers, l’historien Theodore Roszak – à qui l’on doit le terme « écopsychologie » introduit dans un livre majeur, The Voice of the Earth (La Voix de la Terre, 1992) – a d’ailleurs été l’un des premiers théoriciens de la contre-culture des années 1960. L’écopsychologie est désormais constituée en réseau, avec des associations, des revues, des colloques et mêmes des chaires universitaires. Même si le monde anglo-saxon est clairement plus sensible à la pensée de type holistique et transdisciplinaire, ce courant y reste minoritaire. Il est pluriel, sans unanimité sur des questions comme l’existence d’un inconscient écologique, par exemple.

Critique des dualismes

Quel est le cœur du message de l’écopsychologie ?

La Terre a mal, et nous avec. Le travail des écopsychologues s’enracine dans leur amour de la nature et le désarroi qu’ils éprouvent face à sa mise à sac. Ils montrent comment les dégradations écologiques sont aussi l’objectivation de déséquilibres intérieurs à l’être humain et comment elles ne sont pas étrangères à des souffrances comme la dépression, le stress, le mal-être. Pour les écopsychologues, on ne peut pas restaurer la santé de la nature sans restaurer la santé humaine, et inversement. Pourquoi? Parce qu’il y a entre l’une et l’autre une interdépendance ontologique. Même si nous l’avons oublié à force de dualisme et de transformation de la nature en objet, nous avons avec cette dernière un lien ontologique, qui s’ancre jusqu’au plus profond de notre être et de notre psyché. Le problème, c’est que l’homme occidental vit depuis des siècles dans une forme d’aliénation par rapport à la nature, qui est la racine profonde de la crise écologique. L’écopsychologie offre des pistes, théoriques et pratiques, pour une reconnexion en profondeur avec la toile de la vie.

Vous évoquez le dualisme. Cette notion est au cœur de l’analyse critique des écopsychologues. Ils pointent aussi du doigt l’utilitarisme et l’anthropocentrisme…

Ces visions du monde contribuent, selon les écopsychologues, à aliéner l’être humain de son habitat naturel: dominée et objectivée, la nature devient une entité exploitée à volonté, déconnectée de l’humain – depuis le néolithique selon certains auteurs. Cette aliénation expliquerait en partie des formes d’addiction consumériste. Quant aux dualismes qui structurent notre psyché (humain/nature, raison/émotion, masculin/féminin, technique/nature, etc.), ils constituent des frontières artificielles dont le maintien nécessite beaucoup d’énergie psychique, énergie prise sur la capacité à inventer de nouvelles solutions face aux défis actuels. Le psycho-anthropologue Gregory Bateson doute même qu’une espèce dotée d’une «aussi étrange façon de concevoir le monde» puisse survivre.

Pour les écopsychologues, la survalorisation de l’autonomie individuelle – étape de développement indispensable – conduit dans nos sociétés à une négation de l’interdépendance de l’être humain avec les autres et avec la nature. D’où l’importance accordée à une réforme de l’éducation, à refonder sur l’expérience du milieu naturel, pour que les enfants renouent avec la pluralité du vivant et en éprouvent les interdépendances existantes.

Reconnexion profonde avec le vivant

Tout passe donc par une reconnexion avec le vivant. En quoi consiste-t-elle ?

Il s’agit de rendre possible un changement de cap intérieur et extérieur, au-delà du déni ou du découragement, très répandus face aux bouleversements écologiques. Et de mettre en lumière quelles représentations de la nature entravent ou favorisent certains comportements. Si les écopsychologues sont globalement très critiques envers l’«illusion technologique», c’est aussi que celle-ci est jugée déresponsabilisante. Face aux difficultés de perception (la destruction de la couche d’ozone reste abstraite pour beaucoup, par exemple), ils veulent générer un autre mode de compréhension, empathique. Leur approche veut donc à la fois mettre à jour les représentations limitantes et favoriser les motivations. Selon le psychanalyste James Hillman, les cabinets psys devraient d’ailleurs devenir de véritables lieux d’empowerment. A condition que les thérapeutes soient formés à considérer que le lien à la terre se trouve au tréfonds de la psyché humaine.

C’est là qu’interviennent les «écothérapies». De quoi s’agit-il ?

Les écopsychologues partent de l’idée qu’il est vain de prétendre soigner des personnes en souffrance psychologique si on ne s’intéresse pas au contexte large, social et civilisationnel, dans lequel elles vivent. Un contexte marqué précisément par la déconnexion avec la nature et la vie en milieu urbain, ainsi que la souffrance, consciente ou inconsciente, qui s’ensuit. Car quand l’être humain – pris comme il l’est de plus en plus dans un milieu de vie artificiel et en accélération constante – ne participe plus aux rythmes et énergies de la Terre, c’est-à-dire perd son intimité avec le reste du vivant, il devient malade. Les écopsychologues décryptent longuement ces phénomènes, non sans rejeter toute une tradition freudienne dans laquelle la nature est la grande absente, quand elle n’est pas un élément hostile contre lequel les hommes doivent se prémunir. Il convient donc d’élargir le spectre des démarches thérapeutiques actuelles en ajoutant le monde naturel autre qu’humain à l’individu, à la famille et à la société.

Concrètement, les écopsychologues proposent d’intégrer l’ensemble de la communauté des vivants (et pas seulement les humains) dans des pratiques thérapeutiques et des démarches éducatives favorisant la relation sensible avec la nature. Cela peut prendre des formes très variées qui associent le jardinage et des animaux, explorent des manières nouvelles d’habiter un lieu et d’interpréter les éléments de nature dans les rêves. L’objectif n’est pas seulement de soigner la personne au moyen de la nature – au risque d’instrumentaliser celle-ci – mais de contribuer à un changement en profondeur à travers une reconnexion de la psyché avec la toile de la vie dont elle est partie intégrante et qui vit en elle.

Déjouer les freins au changement

L’écologie a besoin de la psychologie et vice-versa. L’approche transdisciplinaire des écopsychologues aide-t-elle également à mieux comprendre les freins qui nous empêchent de modifier nos comportements écocides alors que nous sont bien informés des désastres en cours?

Tout à fait. Elucider les motifs de résistance aux changements réclamés notamment par les menaces climatiques, est un axe majeur de recherche des écopsychologues. Ils parlent à cet égard de dissociation entre les composantes mentales et émotionnelles de l’expérience. Une manière, souvent inconsciente, de se protéger contre la réalité douloureuse des atteintes à l’environnement, mais aussi contre des sentiments désagréables comme la peur, la tristesse, la culpabilité ou l’impuissance, l’inconfort des changements de mode de vie dont on sait la nécessité mais qu’on n’est pas prêt à assumer. D’où les limites des campagnes d’information et de sensibilisation qui jouent en partie sur ces ressorts intimes. En revanche, transformer des sentiments comme l’impuissance et la culpabilité peut aider à libérer l’action. Pour les écopsychologues, il convient de mobiliser d’autres énergies pour motiver les individus. C’est ainsi que Theodore Roszak entend construire une «écologie de l’amour» capable de «stimuler le potentiel de générosité, de joie et de don gratuit de soi chez les gens».

Quel type de changement économique et sociétal est-il possible dans une telle démarche?

L’écopsychologie se concentre avant tout sur la personne. Mais certains de ses partisans réalisent bien que, pour porter pleinement ses fruits, leur approche doit être articulée à des changements sociétaux et politiques. Des voix dissidentes mettent d’ailleurs aussi en question la notion de «nature en soi», la nature n’existant que «pensée» en fonction des époques, des développements économiques et des contextes culturels. Pour ces auteurs, assumer notre responsabilité écologique implique de renouveler aussi nos liens avec les entités «non naturelles» – l’habitat, les déchets, la technologie, etc. – et bâtir des ponts avec le politique et des initiatives comme celles du mouvement de la transition. Pour l’instant, il faut avouer que le développement d’une écocitoyenneté est encore à l’état de chantier dans l’écopsychologie.

Vous évoquez souvent la notion de changement, qui est aussi présente dans la Bible. Qu’est-ce qui peut nous faire changer?

En matière d’écologie, trois éléments me semblent clés. D’abord, la lucidité sur la gravité des problèmes, notre responsabilité, l’illusion de la solution par la technologie. Etre lucide, c’est plus qu’être informé, c’est avoir le cœur « blessé » par ce qui arrive à la Terre. Ensuite, le désir profond de s’inscrire dans une autre histoire que celle, dominante, qui détruit la vie, de participer à la transition vers une société qui célèbre la vie à travers des relations réharmonisées avec la nature. Enfin, l’ouverture – à travers l’humilité, donc la décroissance le l’ego – à une force plus grande que moi : l’Esprit qui fait toutes choses nouvelles.

Liens avec la spiritualité

Vous parlez de guérison plus que de morale. Cette dernière est-elle inutile?

Inutile, non, car elle permet la réaffirmation de valeurs fondamentales comme la liberté, la justice, le respect ou encore l’espérance. Mais insuffisante et potentiellement contre-productive quand elle vire au moralisme, à la culpabilisation, à la logique du devoir. Dans une perspective écospirituelle, les «écogestes» au quotidien, les pas vers un mode de vie plus sobre et non consumériste naissent moins de la volonté de se conformer à un idéal posé en extériorité que d’une croissance organique de l’être, fondée sur une communion retrouvée avec les autres, humains et autres qu’humains. Cela correspond d’ailleurs à la manière dont la tradition chrétienne orthodoxe, dans laquelle je m’inscris spirituellement, voit et vit la personne du Christ: moins un maître de morale qu’un médecin de l’âme et du corps qui nous «guérit» de tout ce qui, en nous, nous sépare du divin et de l’amour. Il s’agit de passer d’une écologie du «il faut» à une écologie du désir.

L’écopsychologie est-elle une approche spirituelle?

Oui et non. Elle se distingue de l’écospiritualité en ceci qu’elle ne postule pas forcément une entité divine – transcendante ou immanente – animant le super-organisme que serait la Terre selon l’hypothèse Gaïa. En revanche, elle considère celle-ci comme un système homéostatique doué d’une forme de conscience ou de psyché – avec une référence au mythe multiséculaire de l’«âme du monde» – où tous les vivants sont des partenaires de l’évolution. Plusieurs de ses adeptes puisent notamment dans le bouddhisme et les traditions premières. De mon point de vue, cet intérêt n’est pas d’ordre nostalgique. Dans ces sociétés, le lien avec la nature a toujours été thérapeutique et sacré. Même si celles-ci ne doivent pas être idéalisées – la violence y existe aussi –, elles ont conservé un rapport beaucoup plus harmonieux à la nature que le monde occidental.

Certains écopsychologues opposent la Déesse Mère immanente au Dieu Père Transcendant. La Bible qui évoque la paternité de Dieu est-elle responsable de la rupture avec la nature?

Il convient d’être nuancé. Tout est une question d’interprétation. Même si certains versets de la Genèse sont problématiques – ce qu’il convient de reconnaître clairement dans une démarche autocritique –, le message biblique est tout sauf une invitation à une exploitation de la nature. On ne peut nier cependant qu’un accent trop fort sur la transcendance de Dieu (symbolisé par le Père) – notamment en Occident à partir du xvie siècle – a conduit à un dualisme séparateur entre le Créateur et sa création, ouvrant la voie à la transformation de la nature en objet. Il convient de retrouver un juste équilibre entre transcendance et immanence, qui ne s’excluent pas. C’est ce que la tradition orthodoxe a développé avec le «panenthéisme»: Tout est en Dieu et Dieu est en tout.

Comment articulez-vous La Terre comme soi-même (2012), qui cherchait à définir une écospiritualité, d’inspiration chrétienne notamment, avec Soigner l’esprit, guérir la Terre (2015), qui introduit de manière approfondie à l’écopsychologie?

Avec Soigner l’esprit, guérir la Terre, je n’ai pas cherché autre chose qu’à présenter aussi pédagogiquement que possible, sans jugement, un domaine de recherche anglo-saxon dont il n’existe pas d’équivalent (ou encore peu) dans le monde francophone, alors même qu’il est très fécond. Quant au lien entre l’écopsychologie et l’écospiritualité, il est évident: toutes deux sont des réponses, à mon sens complémentaires, à la situation sans précédent dans laquelle se trouve l’humanité, une situation d’incertitude radicale quant à son avenir. Toutes deux ont pour horizon l’émergence d’une société qui honore la vie au lieu de la détruire. Elles veulent nous aider à devenir des «sages-femmes» qui collaborent à la naissance d’un nouveau chapitre de la vie sur Terre.

Leur point commun est le rejet des dualismes dans lesquels les Occidentaux sont enfermés depuis quatre siècles. Le dualisme (la coupure) homme-nature étant le plus préjudiciable puisqu’il nous a conduits dans l’impasse où nous sommes aujourd’hui. A rebours de cette approche dualiste, à laquelle un certain christianisme a contribué, mon premier livre voulait mettre en lumière l’unité fondamentale – sans confusion – entre Dieu, l’être humain et la Création, telle qu’elle a notamment été soulignée par certains Pères de l’Eglise grecs et exprimée, par exemple, dans le concept des énergies divines incréées qui habitent tout le Vivant. Ce deuxième livre s’intéresse davantage à l’unité entre la nature et l’être humain, dans les dimensions les plus profondes de sa psyché. Bien que les écopsychologues soient inspirés par la spiritualité des peuples premiers, et donc étrangers aux notions de grâce ou de Dieu créateur, je suis convaincu que leurs travaux peuvent féconder la tradition chrétienne.

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