Silouane l’Athonite,
maître de l’amour et de l’humilité
Sagesses
Au moment où Einstein invente la théorie de la relativité, saint Silouane l’Athonite (1866-1938) reçoit cette parole du Christ: «Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas.» Une sentence qu’il nous a léguée comme un viatique pour notre entrée dans le XXIe siècle. Canonisé par le Patriarcat de Constantinople en 1987, Silouane est un authentique témoin, c’est-à-dire un homme qui – par sa présence, sa vie et ses écrits – nous met en présence du Christ et nous transmet l’Esprit. Non pas via un système théologique ou un discours, mais à travers une expérience directe de Dieu, une relation vivante vécue au plus profond de son être. Il y a une dizaine d’années, Nathalie Calmé m’a interrogé sur la spiritualité et l’actualité de ce «saint sans frontières».
Comment avez-vous rencontré l’œuvre et la figure de saint Silouane?
A un moment de ma vie, je cherchais au sein du christianisme une voie qui m’offrirait à la fois une tradition, une pratique de transformation spirituelle et une relation vivante maître-disciple. Cette quête m’a conduit à l’orthodoxie et à la rencontre avec l’archimandrite Sophrony (1896-1993), qui était le disciple de saint Silouane l’Athonite (1866-1938). Tous deux étaient d’origine russe et ont vécu de nombreuses années au Mont Athos. Quand je suis allé la première fois au monastère Saint-Jean-Baptiste, créé par le père Sophrony en Angleterre, c’était l’année de la canonisation du starets Silouane. J’ai ainsi pu participer le 24 septembre 1988 à la première grande fête de saint Silouane.
J’ai toujours été impressionné par ce couple atypique que formaient saint Silouane et l’archimandrite Sophrony. Le staret Silouane était un homme simple, un homme de la terre issue d’une famille de paysans. Il avait suivi quelques années de scolarité et savait tout juste lire et écrire. Le père Sophrony, lui, était un intellectuel, un grand métaphysicien. Quand on lit les textes du starets Silouane, on constate qu’ils sont d’une grande simplicité, au point qu’au début certains grands théologiens en Occident les trouvaient gentillets et naïfs. C’est pourquoi, lorsqu’il décida de faire connaître les enseignements de son maître, le père Sophrony choisit de les accompagner de commentaires théologiques très élaborés. Il en a résulté un ouvrage qui est devenu un classique de la spiritualité orthodoxe: Starets Silouane, moine du Mont-Athos, 1866-1938. Vie, doctrine et écrits (Editions Présence, 1977). Il a ainsi fait découvrir à l’Occident son incroyable profondeur spirituelle. Au cours de sa vie, Silouane a fait, à un degré très élevé, l’expérience à la fois des abîmes de l’âme humaine et de l’amour de Dieu.
Expérience de l'Esprit
A vos yeux, en quoi le starets Silouane était-il un grand mystique?
Sa spiritualité est centrée sur l’expérience de l’Esprit saint. Elle s’inscrit par là-même dans la droite ligne de saint Syméon le Nouveau théologien (949-1022) et de saint Séraphin de Sarov (1754-1833). Pour lui, le but de la vie spirituelle est l’assimilation du Saint-Esprit. Pour accueillir l’Esprit en nous, nous devons lui faire de la place et donc nous atteler à un travail de purification du cœur, afin de nous libérer de tout ce qui appartient encore à l’ego, aux passions, et qui fait obstacle à l’action de ses énergies.
Le starets Silouane a montré que la vie spirituelle est composée de trois étapes. La première est un moment de don gratuit de la grâce. Nous recevons l’Esprit de Dieu dans l’état où nous sommes, comme un cadeau, avec toutes nos opacités, nos mémoires, nos ombres. Cette expérience est accessible à tous et toutes.
La deuxième étape consiste dans l’assimilation progressive de cette grâce, des énergies divines. Nous avons l’impression que l’état délicieux que nous connaissions, d’amour, de paix, de joie et de lumière, a disparu. Nous sommes face à nos anciens conditionnements et habitudes. On entre alors dans une phase qui demande un effort, un exercice, une ascèse. Il s’agit de cheminer vers l’unification intérieure de notre être par un travail de conscience, de purification du cœur, où la prière de Jésus et le jeûne constituent de précieux outils. Pour saint Silouane, cette étape a duré de longues années. Il disait se sentir attaqué par des démons, des pensées obscures, et être parfois au bord du désespoir. Ce combat n’était pas uniquement personnel; il était devenu tellement transparent et sensible qu’il entrait aussi en lutte, en toute conscience, contre les forces des ténèbres du monde.
Puis vient la dernière étape, où cours de laquelle l’Esprit saint peut se déployer en nous en plénitude et y demeurer. Le starets Silouane était dans cet état quand le père Sophrony l’a rencontré en 1928. Peu de personnes étaient conscientes de la sagesse et de la sainteté de cet être, car il était extrêmement discret et humble. Par son vécu, il nous a montré un chemin spirituel, qui est celui des plus grands mystiques.
Profondeurs de l'âme
Dans l’un des articles que vous avez consacrés à saint Silouane, vous racontez qu’au cours de l’une de «ces nuits terribles où il sent un démon s’interposer entre lui et l’icône du Christ», Silouane, désespéré, s’adresse à Dieu pour lui demander un conseil spirituel, et entend dans son cœur cette réponse du Christ: «Tiens ton esprit en enfer et ne désespère pas»…
Cette phrase a donné lieu à de nombreuses interprétations. On la comprend souvent comme une parole de consolation dans des périodes de grandes difficultés, personnelles et collectives. La perspective du starets Silouane est cependant différente. «Tiens ton esprit en enfer» signifie : «Descends dans les profondeurs de ton âme, mets-là à nu et expose-là au feu de l’amour divin.» L’enfer n’est pas un lieu particulier – le lieu où Dieu ne serait pas –, mais un état spirituel où l’âme est coupée de Dieu. La vie spirituelle nous ouvre aux rayons incandescents des énergies divines.
Spirituellement, la transformation doit s’opérer progressivement, afin de recevoir et intégrer la lumière de l’Esprit saint comme un feu vivificateur.
Comme le montre Isaac le Syrien (VIIe siècle), pour l’âme pure et transparente, le feu de l’amour de Dieu est source de joie lumineuse; à l’inverse, il est ressenti comme une brûlure par l’âme encore opaque, fermée, pleine de passions. On peut illustrer ce processus par l’image suivante: quand nous restons longtemps dans l’obscurité d’une maison et que nous nous retrouvons d’un seul coup dans la lumière du soleil de midi, nos yeux sont comme brûlés, aveuglés. Spirituellement, la transformation doit s’opérer progressivement, afin de recevoir et intégrer la lumière de l’Esprit saint comme un feu vivificateur. Aussi longue et parfois douloureuse qu’elle puisse être, nous ne devons pas désespérer, c’est-à-dire nous enfermer dans la suffisance de l’ego qui n’a d’autre horizon que lui-même, en oubliant que l’amour de Dieu est infini.
Saint Silouane était un être d’amour. Il nous ramène sans cesse au cœur de la tradition chrétienne: «Dieu est amour.» Pour lui, l’expérience spirituelle authentique consiste à être touché par l’amour de Dieu. Ensuite, tout le reste du chemin devient possible. C’est l’amour qui donne sens à la vie. Le starets Silouane est pour moi un homme qui a incarné, au sens fort du terme, l’hymne à l’amour de saint Paul, dans l’épître aux Corinthiens (1 Co, 13, 2-3):
Amour des ennemis
En quoi le starets Silouane a-t-il nourri votre propre amour?
Il m’a fait comprendre le sens profond du deuxième commandement: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Pour Silouane, le «comme toi-même» ne renvoie pas à l’amour que nous avons de nous-mêmes (tant de personnes ne s’aiment pas) ; il signifie «comme faisant partie de toi-même». Il le dit bien: «Mon frère est ma propre vie.» Il exprime ainsi ce que l’on appelle l’unité ontologique du genre humain, que l’on retrouve dans la symbolique chrétienne: le Christ porte en lui tout le genre humain. Il récapitule toute la création. Il a été très important pour moi de prendre conscience que l’autre fait partie intégrante de mon être et de ma propre vie, et que le mal qui lui est fait peut devenir ma propre souffrance. Ici, la compassion est beaucoup plus qu’un sentiment de condescendance: elle est une conscience aiguë de l’unité et de l’interdépendance qui me lie à toutes les créatures. Silouane écrit: «Plus on aime, plus grande est la souffrance.» Au moment de la Première Guerre mondiale, il participait de tout son être aux souffrances du monde et versait des larmes pour toute l’humanité.
Dans son enseignement, l’amour de l’autre inclut l’amour de nos ennemis…
Oui. Pour le staret Silouane, aimer ses ennemis, c’est vivre le sommet de l’Évangile, à l’image du Christ sur la croix lorsqu’il accorde son pardon à ses bourreaux. L’ennemi peut prendre des formes plus ou moins aiguës: c’est celui ou celle qui nous veut du mal, nous peine, nous offense, nous contrarie, fait obstacle à notre volonté ou à nos projets. Silouane dit: «Aimer ses ennemis, c’est compatir, savoir qu’ils endurent une grande souffrance à cause de leurs passions et donc prier pour eux.» Là-dessus, il est catégorique: «Qui a la force de l’amour des ennemis connaît le Seigneur Jésus-Christ en esprit et en vérité.»
Voie de l'humilité
Par quels processus intérieurs est-il possible de transformer notre rejet ou notre haine en amour?
Pour Silouane, il y a le fait de résister à toute pensée de jugement. Dès le moment où l’on juge quelqu’un, où l’on porte un regard négatif sur lui, on l’installe dans une position – en l’occurrence d’ennemi – et on devient comme lui. Silouane précise qu’il ne faut pas se fier aux apparences, car finalement on ne connaît pas les êtres. Une personne peut nous apparaître comme un démon, alors qu’en réalité, tout au fond d’elle-même, elle peut être semblable à un ange, mais on ne le voit pas. Il nous invite encore une fois à la compassion. Si quelqu’un est agressif ou hostile, demandons-nous de quelle cassure ou blessure il est porteur? Et essayons d’entrer dans une dynamique de pardon. Le père Sophrony disait avec beaucoup d’humour: « Le Christ nous dit d’aimer nos ennemis, mais il ne nous demande pas de les fréquenter!» Il ne s’agit donc pas de nous exposer à toutes les attaques et agressivités d’une personne qui nous en veut. Silouane nous donne encore comme conseil de prier de tout notre cœur pour nos ennemis comme pour nous-mêmes. La prière a un effet extrêmement apaisant.
Le but de la vie spirituelle est d’entrer dans cette dynamique d’amour, car, ultimement, la seule chose qui nous sera demandée est de savoir si nous avons aimé ou non.
Ultimement, la seule chose qui nous sera demandée est de savoir si nous avons aimé ou non
Quelle est à vos yeux l’une des plus grandes qualités spirituelles du starets Silouane?
L’humilité. Chez Silouane, l’humilité est la clef qui ouvre l’être à l’action de l’Esprit saint. C’est la réponse à l’ego, à l’orgueil, la mère des passions. L’humilité nous rend conscients non seulement de notre pauvreté, de nos fragilités, mais aussi de nos richesses intérieures, qui ne nous appartiennent pas mais sont des dons que nous avons reçus de Dieu. Pour Silouane, nous sommes conviés à regarder l’autre comme Dieu nous regarde: avec amour. Devenir humble, c’est se décentrer par rapport à l’ego qui veut être la mesure de toute choses, c’est apprendre à se centrer en Dieu, qui est la vraie essence de notre être.
Pour moi, Silouane est le maître de l’amour parce qu’il est le maître de l’humilité. Chez de grands être spirituels, comme le starets Silouane ou le père Sophrony, on perçoit dans leur regard de la paix, de la lumière, et beaucoup de douceur. On se sent accueilli tel que l’on est, sans jugement, dans une présence d’amour inconditionnel.