Serguei Paradjanov: les enluminures
d’un conteur persécuté
Visions
Arménien d’origine, Géorgien d’adoption, nourri de cultures chrétienne et musulmane, Serguei Paradjanov intègre dans son œuvre fascinante toutes ces traditions en une vaste synthèse transcaucasienne. Au carrefour des arts, son cinéma relève d’un conteur oriental, d’un poète symbolique, d’un peintre d’enluminures et d’un musicien polyphonique. Son anticonformisme et ses convictions antisoviétiques lui ont valu le bagne. La censure et les persécutions dont il a été victime prennent une résonance particulière à l’heure où la dictature poutinienne réprime sévèrement toute forme de liberté d’expression.
Un jour, Serguei Paradjanov (1924-1990) dit au regretté Andrei Tarkovski qu’il admirait beaucoup: «Il manque peut-être quelque chose à ton art, tout simplement d’avoir passé un an dans une prison soviétique. Dans l’obscurité totale, couvert de poux, on se met à penser l’univers autrement, à apprécier différemment le soleil, la vie.»
Serguei Paradjanov savait de quoi il parlait. Dans la foulée du dégel khroutchévien, il avait réalisé deux films prodigieux: Les Chevaux de feu (1964) et Sayat Nova, la couleur de la grenade (1969). Comme beaucoup d’autres artistes, il allait être victime de la répression mise en œuvre par Leonid Brejnev. Incompris dans son pays, adulé en Europe, il est incarcéré en 1974. Accusé non pas de dissidence, mais des crimes les plus incroyables: «trafic de devises, d’icônes et d’objets d’art», «incitation au suicide», «corruption de fonctionnaire», «homosexualité». En Occident, emmenés par Louis Aragon, Simone Signoret et Edgar Faure, les intellectuels protestent.
Paradjanov ne sera libéré qu’en 1977. Déchu de tout statut, mais les poches pleines des quelque 800 collages, dessins et scénarios réalisés en captivité. «Au fond, je suis sorti de prison comme on sort d’Oxford, mais avec une mission christique», déclarait-il avec l’humour, le refus du désespoir et l’amour de la vie immédiate qui caractérisent son pays d’adoption, la Géorgie.
Babel transcaucasienne
Cette «mission» sera celle de la paix dans une région ravagée par les conflits ethniques. Né à Tbilissi en 1924, fils d’antiquaire d’origine arménienne, nourri de culture musulmane, il est à l’image de ses films: une incarnation de la Babel transcaucasienne. Point de slavophilie dans son œuvre, mais une intégration des composantes les plus riches des civilisations orthodoxe, arabe, persane et mongole.
Ses films puisent à deux sources: son enfance et la tradition des arts populaires, qu’il transfigure par la magie et la poésie du cinéma. Si Sayat Nova raconte les tribulations d’un célèbre barde arménien du XVIIIe siècle, Achik Kérib (1988) tente une relecture du Coran par un chrétien à travers les aventures d’un troubadour kurde. Quant à La Légende de la forteresse de Souram (1985), elle s’inspire d’une célèbre fable géorgienne, histoire d’un château qui ne cesse de s’effondrer et qui ne sera sauvé que par l’emmurement vivant d’un jeune éphèbe. Bref, alors que les identités nationales déchiraient l’URSS, Paradjanov rappelait que le cinéma soviétique était, d’abord, un cinéma régional.
Carrefour de civilisations, l’œuvre de Paradjanov est également la synthèse de tous les modes d’expression. C’est que le créateur n’a pas seulement reçu son diplôme de réalisateur des mains du grand cinéaste ukrainien Alexandre Dovjenko, il a aussi étudié la peinture, la musique et la danse. La composition rigoureuse de ses plans, le chatoiement symbolique des couleurs, la théâtralité du jeu, l’occupation chorégraphique de l’espace en témoignent, avec d’autant plus de force que le cinéaste a changé de style depuis Sayat Nova. A la caméra frénétique des Chevaux de feu a en effet succédé un certain hiératisme, le plus souvent frontal, symétrique. Statisme apparent, qui cache une dynamique de la profondeur, une intériorisation du mouvement.
L’art comme fête
Le cinéma de Paradjanov tient de plusieurs arts à la fois. De l’enluminure par son raffinement ornemental. De l’icône par la conception religieuse et la bidimensionnalité de l’image, fenêtre ouverte sur l’invisible, toujours tendue vers un au-delà. De la mosaïque enfin, par sa manière en apparence a-logique et a-chronologique de juxtaposer les plans et les séquences, la cohérence de l’ensemble n’apparaissant qu’avec la pose de la dernière pierre. D’où le caractère parfois hermétique de ses films, mais aussi leur dimension «initiatique» et «mystérieuse» qui nous invite à une révolution, à une «métanoïa» du regard.
Si, en tant que spectateur, on est parfois dérouté, qu’on se console! Paradjanov lui-même, qui rêve ses images avant de les filmer, avoue «ne pas comprendre ses films». Le mieux est donc de les regarder comme on écoute un conte oriental, en se laissant charmer par leurs métamorphoses et leurs inventions continuelles.
Il y a une poétique du souk et du bestiaire dans le cinéma de Paradjanov. Fétichiste, il déborde de parures, céramiques, tapis, chameaux, colombes et autres agneaux sacrifiés. Quasi muet, il est d’ordre musical, fondé sur des rimes d’images et des associations visuelles polyphoniques. Liturgique, il développe un langage d’objets élevés à la hauteur de symboles, expressions vivantes de l’essence des choses, de l’imaginaire et de l’inconscient collectifs d’une région. Onirique, il renoue avec la veine de Méliès, le goût du merveilleux et du trucage cher à l’enfance du cinéma.
Hermétique, mystique, régionaliste, le cinéma de Paradjanov ne pouvait que heurter les sbires du réalisme-socialisme officiel. Aujourd’hui, réhabilité, «exporté», l’auteur de Achik Kerib est, comme il le dit lui-même, devenu «le clown expérimental de la Perestroïka». Il n’en a cure. La Glasnost lui donne «des prurits au périnée». Quand on lui en parle, il répond vin du Caucase, fromage d’Erevan, musique et danse. Pour lui, avant d’être une idée, un programme ou une arme, l’art est une fête, un plaisir, une communion, quelque chose qui participe de la vie, de son souffle, de son bonheur présent et de son ouverture à l’espoir.