Terre en souffrance:
un cri pour retrouver Dieu?

Écospiritualité

Dans son livre À l’écoute de la Création (Cabedita), l’écothéologien Michel Maxime Egger explore les ressources oubliées du christianisme face aux défis environnementaux et jette les bases d’une spiritualité chrétienne mêlant mystique, éthique et engagement pour la planète. Et si changer notre regard sur la nature était la première étape d’un retournement intérieur essentiel? Rencontre autour de la pensée écospirituelle chrétienne.

Commençons par un retour aux sources, si vous le voulez bien. Il semble que la Bible annonçait déjà les prémices du désordre écologique, telle une prophétie. Est-ce le cas?

Esaïe n’était pas le seul prophète à voir les dévastations de la Terre et à les lier à l’iniquité, aux logiques de prédation et de domination humaines. De nombreux textes entrent en résonance avec la situation actuelle et ses bouleversements écosystémiques. Toutefois, attention aux anachronismes. Nos préoccupations écologiques étaient étrangères aux auteurs bibliques. En même temps, les Écritures nous éclairent. A la différence des prophètes grecs qui, telle Cassandre, prédisent des catastrophes comme une fatalité, les prophètes juifs sont des veilleurs, des éveilleurs. Ils sont comme des «lanceurs d’alerte». La parole prophétique dévoile ce qui est, elle discerne les signes des temps et révèle leur sens spirituel. Pas de destin en elle, mais une métamorphose possible de l’être humain, qui subvertit la fatalité par la grâce divine. La prophétie appelle à la métanoïa, au retournement de l’être par la prise de conscience spirituelle.

La terre en deuil se dégrade, le monde entier dépérit et se dégrade, avec la terre dépérissent les hauteurs. […] Les écluses d’en haut sont ouvertes, les fondements de la terre sont ébranlés. La terre se brise, la terre vole en éclats, elle est violemment secouée. (Es 24,4.18-19).

Toutefois, il semblerait qu’historiquement, la tradition chrétienne n’ait pas toujours su apporter des réponses face aux désordre écologiques?

Elle est en effet empreinte d’une ambivalence révélée par la critique de l’historien américain Lynn White. En 1967, dans la célèbre revue Science, il accusait la tradition judéo-chrétienne d’avoir contribué au saccage de la planète par son arrogance anthropocentrique. En point de mire, un passage controversé de la Genèse: «Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la, dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre» (Gn 1, 26-28).

Il convient de reconnaître que plusieurs composantes du christianisme et interprétations de la Bible – en particulier en Occident – ont nourri le divorce entre Dieu, l’être humain et le cosmos. De fait, la tradition chrétienne contient à la fois des aspects anti- et pro-écologiques. Si elle recèle des ressources pertinentes et inspirantes pour accomplir la grande transition à laquelle la situation nous appelle, elle ne pourra les proposer d’une manière crédible qu’à une condition: revisiter le corpus biblique et théologique de manière critique, novatrice et audacieuse pour en découvrir et actualiser les potentialités écologiques.

Au-delà des dualismes

Le premier pas, selon vous, serait avant tout de changer notre regard sur la nature. Quel est celui proposé dans la Bible, qui va nous inspirer?

La «métanoïa», ou transformation spirituelle, implique d’aller aux racines du système de croissance, productiviste et consumériste qui détruit, réchauffe et épuise la Terre par sa démesure. La façon dont nous traitons la nature est liée à la manière dont nous la regardons. Son exploitation repose sur une vision réductrice et dualiste héritée de la modernité occidentale. Avec l’accent mis sur la seule transcendance de Dieu, la nature a été vidée de tout mystère et intériorité, réduite à sa dimension matérielle, un stock de ressources, une marchandise. Dieu a été séparé de la nature, il est devenu extérieur au vivant, exilé «au plus haut des cieux» (Lc 2,14). L’enjeu de la grande transition est de sortir de ce dualisme, de cette coupure pour redonner une âme à la nature.

La Bible propose un chemin de réunification à travers une alliance renouvelée comme celle proposée après le Déluge. Dieu dit à Noé: «Je vais établir mon alliance avec vous, avec votre descendance après vous et avec tous les êtres vivants qui sont avec vous» (Gn 9,10).

Il s’agirait également de revisiter les notion de nature et de création, pour une nouvelle conscience de notre identité humaine et de notre lien au vivant. Que voulez-vous dire?

Pour opérer une telle mutation de conscience, certains courants appellent à prendre congé du mot «nature», considéré comme objectivant, anthropocentré et dualiste, et à opter pour celui de «vivant», plus inclusif, universel, égalitaire. Une proposition en résonance avec l’hypothèse Gaïa, développée au début des années 1970 par les scientifiques James Lovelock et Lynn Margulis. La Terre est vue comme un organisme vivant, symbiotique, autocréateur où tous les êtres sont interreliés, en interdépendance.

La Bible parle, elle, de création. Ce terme implique un Dieu qui fonde et instaure le monde dans un processus créateur, en appelant à l’existence ce qui n’existe pas. Il éveille à la vie en donnant «respiration à la multitude qui la couvre et souffle à ceux qui la parcourent» (Es 42,5). Il fait naître et être pour ensuite que la Création se fasse. Dans cette vision, la vie n’est pas à l’origine d’elle-même, mais est reçue d’un autre, comme un immense cadeau qui enjoint à la gratitude.

Des relations pour la Vie

Vous évoquez la métaphore de Pâques, comme transition écologique. Pouvez-vous préciser?

L’humanité est à une étape cruciale de son histoire; nous sommes à la croisée des chemins, comme l’évoquent nombre de penseurs, à commencer par le sociologue Edgar Morin. A ce carrefour, nous sommes face à un choix primordial, entre la vie et la mort.

Vois, je te propose aujourd’hui vie et bonheur, mort et malheur; choisis la vie afin que toi et ta postérité, vous viviez. (Dt 30,15-19).

Pâques est sans nul doute un puissant symbole de ce passage de la mort à la Vie. Pour accomplir la grande transition écologique et sociale, nous avons à mourir à un système de croyances, de représentations et de valeurs, qui se manifestent dans des modes de vie et des structures écocidaires, pour renaître à autre chose. Une «métanoïa», un retournement est nécessaire pour réenchanter notre relation au vivant, sortir des dualismes et retrouver une reliance en profondeur à notre être essentiel, aux autres, à la Terre et au mystère sacré du divin.

Concrètement, pouvez-vous nous donner un premier axe pour ce changement?

Une piste importante, indissociable du changement de regard sur la nature que nous avons déjà évoqué, est de retrouver notre lien ontologique, intime au vivant. Cela implique une démarche d’humilité, en nous souvenant que ce mot a la même racine étymologique que l’humain: l’humus.

Bibliquement, cela nous ramène au verset de la Genèse où Dieu façonne l’humain avec de la terre (Gn 2,7). Nous avons été créés le sixième jour, comme les animaux, mais aussi à l’image de Dieu et en dernier. Certaines interprétations des textes nous placent du coup tout en haut de la chaîne du vivant, avec un droit de domination. D’autres, dont je suis, préfèrent voir l’être humain comme une «récapitulation» de toute la création. Nous sommes des microcosmes. Nous faisons partie du cosmos et tout le vivant – avec ses règnes minéral, végétal et animal – fait partie de nous. Nous appartenons donc à la Terre mais aussi – en tant qu’images de Dieu – au Ciel. Notre vocation est de devenir des ponts entre ces mondes et de contribuer à la transfiguration du vivant, c’est-à-dire à sa participation à la vie divine.

Cette nouvelle conscience écospirituelle, c’est tout le défi, demande de passer d’un mode de relation où l’autre – humain et autre qu’humain – est instrumentalisé, dominé et réduit à un objet, à une relation d’amour où l’autre est un sujet, respecté et honoré dans sa valeur propre et son unicité. C’est dans cette qualité de relation que le divin peut se manifester.

Ouvertures écoféministes

A ce titre, on trouve également dans les textes, un écho entre notre rapport destructeur à la nature et une fermeture du cœur. C’est-à-dire?

Dans son encyclique Laudato si’, dont nous fêtons le dixième anniversaire, le pape François affirme que nous devrions «nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation» de notre être. Pour une telle conscience de notre unité avec le reste du vivant ainsi qu’avec le divin qui en est la source, la raison ne suffit pas. C’est le fruit d’une expérience qui procède du cœur, centre le plus central de notre être, là où tout s’unifie. Cette descente à l’intérieur de soi, dans ce lieu de paix, de lumière et d’amour, constitue la clé de l’écospiritualité. «Adonaï, donne-moi un cœur qui écoute», disent les textes.

«Chaque chant d’oiseau et froissement d’ailes qui disparaît est un amoindrissement de notre présence au ciel. Chaque espèce de plante ou d’insecte qui s’éteint est une diminution de notre présence à la terre. Les deux sont des blessures, des mutilations de notre être. Quand le ciel et la terre se vident, notre cœur se désertifie.»

Michel Maxime Egger, A l’écoute de la Création, Cabedita, 2024.

L’écoféminisme chrétien serait également au cœur de votre proposition écospirituelle. De quelle manière les deux sont-ils liés?

L’écoféminisme, qui va à la racine des problèmes, montre les liens profonds – historiques et actuels, symboliques et structurels – entre l’oppression de la nature et celle des femmes. Le corpus biblique et la tradition chrétienne, pétris de culture patriarcale, participent de ces dominations croisées. Pour en sortir, il s’agit notamment de rompre avec la seule image de Dieu le Père, fortement masculine, transcendante et dualiste. Cela non pas en le remplaçant par la Déesse ou en lui attribuant des qualités supposées féminines, mais en allant au-delà du genre. Pour une écoféministe chrétienne comme Rosemary Radford Ruether, Dieu, qui est source et matrice de la Création, est à la fois père et mère, masculin et féminin, mais aussi ni père ni mère, ni féminin ni masculin. Il conviendrait donc de parler de Dieu.e et non plus de «il» ou «elle», mais de «iel».

En conclusion, vous fondez vos espoirs dans le panenthéisme. C’est-à-dire?

C’est en effet une vision centrale tant dans l’écospiritualité que dans l’écoféminisme chrétien. Dans cette approche, comme le mot l’indique, tout est en Dieu et Dieu est en tout. On en trouve plein d’expressions dans la Bible. Ainsi, ce verset: «N’est-ce pas moi qui remplis le ciel et la terre?» (Jr 23,24). La création – dans sa beauté et son extraordinaire diversité – est à la fois la manifestation de Dieu, mais aussi le lieu de sa présence. Elle a par là-même une forme de sacralité, qui invite au respect et à l’émerveillement. Le panenthéisme prend des formes variées qui existent dans d’autres traditions de sagesse, mystiques en particulier, et dans la science contemporaine. Il constitue en cela un formidable champ de dialogue et de fécondation mutuelle.

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