Vers une écologie du désir

Transition

Comment passer d’une mentalité du manque, de l’ordre de l’avoir, à une conscience de l’abondance, de l’ordre de l’être? Comment passer du «il faut» à «l’aspiration profonde»? C’est tout l’enjeu du chemin de transformation vers la sobriété joyeuse. Cela passe par un changement de l’imaginaire et participe d’une dynamique d’espérance, à ne pas confondre avec l’optimisme.

Bouillonnant et engagé: voilà deux adjectifs qui pourraient qualifier la riche personnalité de Michel Maxime Egger. Le fondateur du Laboratoire de transition intérieure au sein des organismes EPER et Action de Carême est aussi écothéologien, sociologue, ancien journaliste, éditeur et traducteur. Né catholique, passé par le bouddhisme avant de retrouver ses racines chrétiennes dans la tradition orthodoxe, il se définit aussi comme un apprenti méditant-militant. Aujourd’hui il donne des conférences et anime des ateliers d’écospiritualité et de transition intérieure pour développer un mode de vie plus respectueux de la Terre. S’inscrivant dans cette veine, son dernier livre, Se libérer du consumérisme (Editions Jouvence), offre une analyse poussée du fonctionnement de notre système économique et de la manière dont il encourage notre frénésie de consommation. Nous avons rencontré l’auteur dans sa petite maison d’Aubonne (VD) avec vue sur son potager en permaculture.

Quelles sont les clés qui permettent de changer notre mode de fonctionnement?

Michel Maxime Egger: Une fois, lors d’un atelier d’écospiritualité, est arrivé un jeune homme en Porsche. Il était venu de Belgique, travaillait dans la finance et gagnait énormément d’argent. Avec nous, il a marché pieds nus dans l’herbe pour la première fois de sa vie. Ça a été pour lui comme une conversion: il est entré dans une démarche de transition écologique et spirituelle. La question de savoir s’il devait vendre sa Porsche le turlupinait. Je lui ai répondu que s’il cultivait un lien profond à la nature, aux autres et au divin, cela se ferait tout seul: un jour, sa Porsche se séparerait de lui. C’est ce qui s’est passé quelques mois plus tard.

Il y a souvent un côté très volontariste dans nos démarches de changement. Mais si notre besoin de consommer provient d’un sentiment de manque ou de vide de sens, travaillons à habiter ce manque et ce vide d’une autre manière: petit à petit, le besoin de consommer ou de posséder s’atténuera. C’est pour cela que je promeus l’écologie du désir, pas l’écologie du «il faut». Le «il faut» est fatigant et peut être désespérant parce qu’on n’y arrive pas: il faut sauver la planète, cesser de prendre l’avion… Ce sont des injonctions difficiles à réaliser sans transition intérieure.

Vers la sobriété joyeuse

Vous-même, êtes-vous libéré du consumérisme?

Cela dépend de la définition qu’on en donne. Pour moi, le consumérisme s’apparente à la surconsommation: un mode d’être de démesure encouragé par le système économique dominant. Nous essayons, avec ma compagne, d’avoir un style de vie simple et sobre. Nous consommons local et bio et adoptons des comportements aussi climato-compatibles et écologiques que possible. Depuis quatre ans, nous ne prenons plus l’avion. Cette décision n’a pas été sans tiraillements intérieurs parce que nous aimions passer nos vacances dans un petit coin de paradis en Crète. Le domaine où je consomme encore beaucoup, sans doute trop, ce sont les livres et les biens culturels.

Comment faire pour atteindre la sobriété?

Ma conviction, c’est que les vraies satisfactions sont d’ordre intérieur: dans des relations d’amour avec nous-même, les autres, le vivant et le mystère sacré du divin qui en est la matrice. Quand on puise à ces sources de satisfaction, on entre dans la joie et on a beaucoup moins besoin d’agréments extérieurs. Cela nous invite à une réflexion plus profonde. Ainsi, pour la Crète, nous avons travaillé sur nos motivations. Nous avons essayé de comprendre à quels besoins intérieurs ce désir d’y retourner correspondait et cherché comment les satisfaire ici, dans notre région.

Il est donc possible de vivre une sobriété heureuse?

Absolument. Le plus important est de se mettre en mouvement. Une fois qu’on est dans cette dynamique, on ne vit plus la sobriété comme une frustration ou un renoncement. Elle implique certes un effort, non pour se priver, mais afin de créer un vide – dans la tête, l’agenda, les placards – pour autre chose. Elle crée une ouverture pour, comme le dit le pape François dans l’encyclique Laudato si’, apprendre à «jouir et vivre intensément avec peu». L’enjeu est de passer d’une conscience du manque à une conscience de l’abondance: abondance non pas de l’avoir, mais de l’être. Celle-ci n’est pas à acquérir, mais à découvrir en nous-même et dans les relations que nous tissons avec le vivant et le plus grand que nous. Car elle est déjà là, donnée. Ce faisant, notre mode de vie devient progressivement plus cohérent. Je suis moi-même encore plein d’incohérences, mais je tends vers la cohérence dans une conscience de plus en plus fine de mes incohérences, si possible sans culpabilité, dans un esprit d’amour et de non-jugement. Si on prend ce chemin, c’est qu’on aime la Terre et l’humanité et qu’on a envie d’en prendre soin.

Passions structurelles

Vous parlez du consumérisme comme d’un système qui vit en nous. Comment cela?

On vit dans un système extrêmement puissant qui prend racine dans le productivisme issu de la révolution industrielle. La croissance économique, qui en est l’ADN, nous a poussés à produire toujours plus. Mais on s’est bientôt rendu compte que ce système posait un problème majeur: l’écoulement des produits. Au bout d’un moment, il a donc fallu augmenter la demande en générant des besoins artificiels. C’est l’abondance de l’offre qui a stimulé la demande, pas le contraire.

Et pour cela est apparu le marketing, dont l’invention remonte à la fin des années 1920. L’un des pionniers est Edward Bernays, un neveu de Sigmund Freund qui s’est inspiré des recherches de son oncle sur l’inconscient: il a trouvé le moyen d’investir la libido des gens pour stimuler leur besoin de consommer. Ainsi ce système, appelé CPC (croissanciste, productiviste et consumériste), n’est pas seulement extérieur à nous, mais il vit en nous, car il instrumentalise certains ressorts intimes de l’être humain comme la quête d’identité, le désir et la peur du manque derrière laquelle se trouve l’angoisse de la mort. Il les capte et les désoriente pour stimuler la consommation.

Comment lutter contre cela?

Pour s’en libérer, il faut travailler sur les plans systémique et structurel, avec des lois qui interdisent par exemple l’obsolescence programmée et certaines formes de publicité ou qui encouragent le bio et le local, mais aussi sur les ressorts intérieurs: apprendre à se connaître soi-même, réorienter sa puissance de désir, travailler sur ses peurs. Si le consumérisme manifeste l’angoisse d’un vide existentiel et la tentative de le combler, il traduit aussi en creux des aspirations fondamentales de l’être humain: à l’amour, la beauté, la solidarité, la justice. Lorsqu’elles sont honorées, la soif de consommer diminue.

On a souvent l’impression que le capitalisme, la croissance et le consumérisme sont «naturellement » ancrés dans l’être humain. D’où vient cette idée?

Elle vient de toute une série de théories économiques développées à partir du XVIIIe siècle, notamment par Adam Smith, qui présentent l’être humain comme un homo oeconomicus (homme économique): un être soi-disant rationnel, centré sur ses propres intérêts, cherchant à maximiser la satisfaction de ses besoins. Mais c’est une construction, un a priori. Le capitalisme repose sur une vision de l’être humain et de la nature qui est à déconstruire. C’est comme la nature: on peut y voir la loi de la jungle, mais aussi de la symbiose et de la coopération.

«Pessimisme plein d'espérance»

Quelle est votre vision de l’être humain?

Je vois l’être humain comme une unité: corps, âme et esprit. J’aime beaucoup l’approche de Grégoire de Nazianze, un Père de l’Eglise du IVe siècle, qui le définit comme un «être-frontière» appartenant à deux mondes entre lesquels il est appelé à être un pont: le visible et l’invisible, la Terre et le Ciel. Nous sommes terrestres en tant que, selon le récit biblique, nous sommes façonnés à partir de la glaise. Mais nous sommes aussi à l’image de Dieu, avec une âme et un esprit en quête de transcendance, d’absolu, de sens et d’amour.

Le consumérisme ne répond pas à ces aspirations. Il joue en revanche avec la puissance de notre désir – dans le récit de la Genèse, elle est le souffle que Dieu insuffle à la glaise pour faire de l’être humain une «âme vivante». Le système CPC capte ce désir, le désoriente et le dégrade en envies qu’il fait passer pour des besoins que le marché va soi-disant satisfaire. C’est une illusion, car on ne peut satisfaire un désir infini qui est de l’ordre de l’être avec des réalités finies qui sont de l’ordre de l’avoir. On le soulage momentanément, mais il renaît sous une autre forme. Le consumérisme est une machine puissante, mais nous sommes des êtres de conscience et de volonté. On peut s’en libérer par un cheminement personnel avec d’autres. C’est possible.

Faire changer les gens et la société est une tâche immense. Est-ce que vous désespérez de l’avenir?

J’ai renoncé à vouloir changer les gens. Je sème des graines, je travaille le terreau pour y faire naître des prises de conscience. Mais je ne pense pas que ça suffise. Je suis, pour reprendre l’expression du philosophe Jacque Ellul, un «pessimiste plein d’espérance». Quand je pense à la loi sur le CO2, refusée en votation en juin, et à toutes les occasions manquées depuis des décennies, je ne suis pas optimiste. En même temps, je garde un peu d’espérance, parce que l’histoire montre que des changements de paradigme peuvent se produire très rapidement. L’être humain en synergie avec le vivant et le plus grand que lui peut réaliser des choses incroyables.

J’ai le sentiment qu’une mutation de conscience est en cours. Quelque chose se trame en profondeur, un peu comme le gel des lacs en Haute-Engadine: pendant des jours, on entend des grondements, l’eau fume; et puis, en une nuit, ils sont couverts de glace. Le basculement se fait très vite, car il est la cristallisation d’un processus en genèse depuis longtemps. De plus, ainsi que nombre d’études le montrent, une petite minorité incarnant une autre manière de vivre peut suffire à induire des changements sociétaux dans la mesure où le chemin d’avenir qu’elle propose est perçu comme désirable par le reste de la société.

A votre avis, pourquoi la loi sur le CO2 a-t-elle échoué en votation?

Précisément parce qu’on n’a pas réussi à rendre désirable une Suisse zéro carbone en 2050. On n’a pas créé un nouvel imaginaire. Je pense qu’il manquait un récit collectif du futur montrant à quoi pourrait ressembler cette Suisse-là et combien ça pourrait être chouette d’y vivre.

Changer d'imaginaire

L’imaginaire est-il une composante importante de l’avenir?

Oui. Il est essentiel d’éveiller et de développer nos capacités à imaginer un autre monde. Pas seulement en rêvant, mais en donnant des pistes concrètes, en valorisant toutes les possibilités qui existent déjà pour vivre et consommer autrement. Tant les enfants que les adultes ont besoin aujourd’hui de lieux d’inspiration. Les exemples positifs peuvent être mobilisateurs. Il convient de susciter le désir d’aller vers ces modes de vie et de montrer que la sobriété peut rendre heureux.

Il convient également de changer notre imaginaire de la nature. Vous parlez beaucoup de Dieu dans la nature. Cela ne suscite-t-il pas des résistances dans les milieux d’Eglise où vous travaillez? Ne vous accuse-t-on pas de panthéisme?

Je ne suis pas panthéiste, mais panenthéiste. Je crois que Dieu est en tout et que tout est en Dieu, mais que ces deux réalités ne se confondent pas. Cette distinction sans séparation est une ligne de crête qui suppose beaucoup de rigueur théologique. Le panenthéisme est un courant minoritaire qui parle à beaucoup de chrétiens ayant envie de fonder leur écologie dans la spiritualité. Pour eux, une spiritualité de la nature est une évidence tout comme le besoin d’une expérience ou d’une possible expérience de Dieu dans la création. Je me souviendrai toujours de l’enthousiasme du public quand, en 2011, lors des premières Assises chrétiennes de l’écologie, à Saint-Etienne, j’ai parlé de «la création qui rayonne des énergies divines».

Je crois que beaucoup de personnes aspirent à entendre ce discours-là, à s’ouvrir et à se relier à ce souffle divin qui n’est autre que l’action de l’Esprit Saint qui anime tout le vivant. La Bible regorge d’exemples où Dieu se manifeste dans la création par ses énergies: la brise légère sur le mont Horeb, le feu du buisson ardent et de la Pentecôte ou encore la lumière sur le mont Thabor. A partir de là, on développe une autre vision de Dieu et de l’être humain: il n’est plus seulement l’intendant de la création, mais son célébrant.

L’encyclique Laudato si’ marque à cet égard une belle ouverture vers le panenthéisme. Le pape François n’écrit-il pas que la création n’est pas seulement la manifestation de Dieu, mais aussi son lieu? Dieu est donc présent dans la création. Cette expérience de Dieu dans la nature constitue un formidable carburant pour la transition. Ainsi, en s’ancrant profondément dans l’être, les gestes écologiques prennent un autre sens

Partagez cet article