Peut-on encore projeter de grands plans sur le futur et s’y fier?
Cela se heurte désormais au moins à deux difficultés. D’une part, le monde «mondialisé» est devenu trop complexe, le jeu de trop d’interdépendances, pour qu’une modélisation – autre que technique – y soit assurée. D’autre part, on n’y voit plus d’attente qui soit constructive d’avenir. Si l’on ne peut plus rêver de «lendemains qui chantent», c’est que ces lendemains ne nous parlent plus. Le thème des jours meilleurs ne prend plus.
Or, en même temps, dire «non» face à la situation qui menace, la dénoncer, ne s’entend plus, ne suffit plus. À défaut de pouvoir projeter dans l’au-delà, il faudrait donc intervenir en amont. Il faudrait pouvoir défaire les représentations installées dont on constate qu’elles bloquent l’action politique et la société. Il faudrait décoincer ce qui entrave, plutôt que d’annoncer sans cesse la Rupture et l’«innovation». Il faudrait se décaler de ces lieux communs imposés qui paralysent. Il faudrait, autrement dit, en «dé-coïncider».
On croirait pourtant que, quand tout «coïncide», entre en adéquation, s’avère adapté, c’est parfait: ça «colle». Or cette coïncidence est la mort: ce qui coïncide, se confortant dans sa coïncidence, s’endort dans sa positivité et ne produit plus que du conformisme. Les possibles en sont bloqués. Une idée, en devenant coïncidente, devient idéologique; elle sécrète la bonne conscience et n’est plus pensée. Même les meilleures causes n’y échappent pas. […]
Or, dé-coïncider, en défaisant la coïncidence installée, ne promet pas d’«avenir qui fait rêver». Mais s’ouvrent de nouveaux possibles. Cela se vérifie dans les pratiques les plus diverses. Un artiste n’est artiste qu’autant qu’il dé-coïncide de l’art déjà fait et reconnu comme art. Un penseur ne pense qu’autant qu’il dé-coïncide du déjà pensé. Vivre est dé-coïncider du déjà vécu. Il faut aussi dé-coïncider de soi pour rencontrer l’Autre.
Or ne peut-on passer par là de l’éthique au politique? […] Or justement la dé-coïncidence permet de ne plus avoir à penser en termes de « théorie » et de « pratique », ou de modèle et de réel. Par conséquent aussi de ne plus avoir à penser la politique en termes de Rupture proclamée, d’Action spectaculaire ou de Grand soir attendu.
Dé-coïncider nous met en effet directement à l’œuvre, nous situe d’emblée dans l’effectif. Il s’agit d’initiatives sans commandement, locales, plurielles «de terrain», d’abord diverses et discrètes, mais qui font leur chemin. Chacun, là où il est, peut en engager. Dès lors que j’ouvre un écart vis-à-vis de thèmes et de comportements si bien scellés, commence de les fissurer, je me mets du même coup à dé-coïncider. Donc à rouvrir des possibles. […]
Certes, ce ne sont là que « fissures» dans la carapace qu’organisent la dictature du marché mondial, les lois de la mise en réseau et l’anonyme – inhumaine – technicité. Mais ces fissures peuvent se relier et se faire écho: elles peuvent s’associer et se soutenir, rouvrir un commun partagé.