Invitations

Résonances

En ces temps de bouleversements et d’incertitude radicale, des textes comme des appels à l’éveil, la mise en chemin, la mobilisation. Pour, ensemble avec d’autres, s’engager dans le changement de cap, la transition au sens fort de son étymologie latine « trans-ire » : aller au-delà du système croissanciste, productiviste et consumériste ainsi que des modes de penser et des attitudes intérieures qui le sous-tendent, pour passer vers des sociétés de reliance profonde, de justice, de justesse et de sobriété heureuse. Dire non à ce qui détruit le Vivant et chanter un grand oui à ce qui le protège et le célèbre.

Le Grand Sens

Satprem (1923-2007), résistant, rescapé des camps de concentration, confident et le témoin de Mère (Mirra Alfassa), la compagne spirituelle de Sri Aurobindo.

C’est le temps du Grand Sens.

Nous regardons à droite ou à gauche, nous construisons des théories, réformons nos Églises, inventons des super-machines, et nous descendons dans la rue pour briser la Machine qui nous étouffe — nous nous débattons dans le petit sens. Quand le bateau terrestre est en train de couler, est-ce qu’il importe que les passagers coulent à droite ou à gauche, sous un drapeau noir ou rouge, ou bleu céleste? Nos Églises ont déjà coulé: elles réforment leur poussière. Nos patries nous écrasent, nos machines nous écrasent, nos écoles nous écrasent, et nous construisons davantage de machines pour sortir de la Machine. Nous allons sur la lune, mais nous ne connaissons pas notre propre cœur ni notre destin terrestre. Et nous voulons améliorer l’existant — mais ce n’est plus le temps d’améliorer l’existant: est-ce qu’on améliore la pourriture?

C’est le temps d’AUTRE CHOSE. Autre chose, ce n’est pas la même chose avec des améliorations.

Mais comment procéder?

On nous prêche la violence, ou la non-violence. Mais ce sont deux visages d’un même Mensonge, le oui et le non d’une même impuissance: les petits saints ont fait faillite avec le reste, et les autres veulent prendre le pouvoir — quel pouvoir? Celui des hommes d’État? Est-ce que nous allons nous battre pour détenir les clefs de la prison? Ou pour construire une autre prison? Ou est-ce que nous voulons en sortir vraiment? Le pouvoir ne sort pas de la poudre des fusils, pas plus que la liberté ne sort du ventre des morts — voilà trente millions d’années que nous bâtissons sur des cadavres, des guerres, des révolutions. On prend les mêmes et on recommence. Peut-être est-il temps de bâtir sur autre chose, et de trouver la clef du vrai Pouvoir?…

… Alors il faut regarder dans le Grand Sens.

Voici ce que dit le Grand Sens:

Il dit que nous sommes nés il y a tant de millions d’années — une molécule, un gène, un morceau de plasma frétillant — et nous avons fabriqué un dinosaure, un crabe, un singe. Et si notre œil s’était arrêté en cours de route, nous aurions pu dire avec raison (! ) que le babouin était le sommet de la création, et qu’il n’y avait rien de mieux à faire, ou peut-être à améliorer nos capacités de singes et à faire un Royaume uni des singes… Et peut-être commettons-nous la même erreur aujourd’hui dans notre forêt de béton. Nous avons inventé des moyens énormes au service de consciences microscopiques, des artifices splendides au service de la médiocrité, et davantage d’artifices pour guérir de l’Artifice. Mais l’homme est-il vraiment le but de tous ces millions d’années d’effort — le baccalauréat pour tous et la machine à laver?

Le Grand Sens, le Vrai Sens nous dit que l’homme n’est pas la fin. Ce n’est pas le triomphe de l’homme que nous voulons, pas l’amélioration du gnome intelligent — c’est un autre homme sur la terre, une autre race parmi nous.

Sri Aurobindo l’a dit: l’homme est un «être de transition». Nous sommes en plein dans cette transition, elle craque de tous les côtés: au Biafra, en Israël, en Chine, sur le Boul’Mich’. L’homme est mal dans sa peau.

Et le Grand Sens, le Vrai Sens nous dit que la seule chose à faire est de nous mettre au travail pour trouver le secret de la transition, le «grand passage» vers l’être nouveau — comme un jour nous avons trouvé le passage du singe à l’homme — et de collaborer à notre propre évolution au lieu de tourner en rond et de prendre les faux pouvoirs pour régner sur une fausse vie.

Mais où est le levier de la Transmutation?

Il est dedans.

Il y a une Conscience dedans, il y a un Pouvoir dedans, celui-là même qui poussait dans le dinosaure, le crabe, le singe, l’homme — qui pousse encore, qui veut plus loin, qui se revêt d’une forme de plus en plus perfectionnée à mesure que son instrument grandit, qui CRÉE sa propre forme. Si nous saisissons le levier de ce Pouvoir-là, c’est lui qui créera sa nouvelle forme, c’est lui le levier de la Transmutation. Au lieu de laisser l’évolution se dérouler à travers des millénaires de tentatives infructueuses, douloureuses, et de morts inutiles et de révolutions truquées qui ne révolutionnent rien, nous pouvons raccourcir le temps, nous pouvons faire de l’évolution concentrée — nous pouvons être les créateurs conscients de l’Être nouveau.

En vérité, c’est le temps de la Grande Aventure. Le monde est fermé, il n’y a plus d’aventures au-dehors: seuls les robots vont sur la lune et nos frontières sont partout gardées — à Rome ou à Rangoon, les mêmes fonctionnaires de la grande Mécanique nous surveillent, poinçonnent nos cartes, vérifient nos têtes et fouillent nos poches — il n’y a plus d’aventure au-dehors! L’Aventure est Dedans — la Liberté est dedans, l’Espace est dedans, et la transformation de notre monde par le pouvoir de l’Esprit. Parce que, en vérité, ce Pouvoir était là depuis toujours, suprême, tout-puissant, poussant l’évolution: c’était l’Esprit caché qui grandissait pour devenir l’Esprit manifeste sur la terre, et si nous avons confiance, si nous voulons ce suprême Pouvoir, si nous avons le courage de descendre dans nos cœurs, tout est possible, parce que Dieu est en nous.

Ecrit le 27 juin 1969, ce texte figure dans l'Agenda de Mère, tome X, p. 239-241.

Qu'attendons-nous?

Ariane Mnouchkine, fondatrice et âme du Théâtre du Soleil

Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens,

À l’aube de cette année 2014, je vous souhaite beaucoup de bonheur. Une fois dit ça… qu’ai-je dit? Que souhaité-je vraiment? Je m’explique : je nous souhaite d’abord une fuite périlleuse et ensuite un immense chantier.

D’abord fuir la peste de cette tristesse gluante, que par tombereaux entiers, tous les jours, on déverse sur nous, cette vase venimeuse, faite de haine de soi, de haine de l’autre, de méfiance de tout le monde, de ressentiments passifs et contagieux, d’amertumes stériles, de hargnes persécutoires. Fuir l’incrédulité ricanante, enflée de sa propre importance, fuir les triomphants prophètes de l’échec inévitable, fuir les pleureurs et vestales d’un passé avorté à jamais et barrant tout futur.

Une fois réussie cette difficile évasion, je nous souhaite un chantier, un chantier colossal, pharaonique, himalayesque, inouï, surhumain parce que justement totalement humain. Le chantier des chantiers. Ce chantier sur la palissade duquel, dès les élections passées, nos élus s’empressent d’apposer l’écriteau: “Chantier Interdit Au Public”. Je crois que j’ose parler de la démocratie.Être consultés de temps à autre ne suffit plus. Plus du tout. Déclarons-nous, tous, responsables de tout. Entrons sur ce chantier. Pas besoin de violence. De cris, de rage. Pas besoin d’hostilité. Juste besoin de confiance. De regards. D’écoute. De constance. L’État, en l’occurrence, c’est nous.

Ouvrons des laboratoires, ou rejoignons ceux, innombrables déjà, où, à tant de questions et de problèmes, des femmes et des hommes trouvent des réponses, imaginent et proposent des solutions qui ne demandent qu’à être expérimentées et mises en pratique, avec audace et prudence, avec confiance et exigence. Ajoutons partout, à celles qui existent déjà, des petites zones libres. Oui, de ces petits exemples courageux qui incitent au courage créatif.

Expérimentons, nous-mêmes, expérimentons, humblement, joyeusement et sans arrogance. Que l’échec soit notre professeur, pas notre censeur. Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage. Scrutons nos éprouvettes minuscules ou nos alambics énormes afin de progresser concrètement dans notre recherche d’une meilleure société humaine. Car c’est du minuscule au cosmique que ce travail nous entraînera et entraîne déjà ceux qui s’y confrontent. Comme les poètes qui savent qu’il faut, tantôt écrire une ode à la tomate ou à la soupe de congre, tantôt écrire Les Châtiments. Sauver une herbe médicinale en Amazonie, garantir aux femmes la liberté, l’égalité, la vie souvent.

Et surtout, surtout, disons à nos enfants qu’ils arrivent sur terre quasiment au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée. Ils en sont encore aux tous premiers chapitres d’une longue et fabuleuse épopée dont ils seront, non pas les rouages muets, mais au contraire, les inévitables auteurs. Il faut qu’ils sachent que, ô merveille, ils ont une œuvre, faite de mille œuvres, à accomplir, ensemble, avec leurs enfants et les enfants de leurs enfants. Disons-le, haut et fort, car, beaucoup d’entre eux ont entendu le contraire, et je crois, moi, que cela les désespère. Quel plus riche héritage pouvons-nous léguer à nos enfants que la joie de savoir que la genèse n’est pas encore terminée et qu’elle leur appartient.

Qu’attendons-nous? L’année nouvelle? La voici.

Vœux d’épopée offert par Ariane Mnouchkine à Médiapart pour l’année 2014.

Carte heuristique réalisée par Marion Charreau

Un immense chantier

Maurice Bellet, philosophe

Mais alors?

Alors il y a un moment où la naïveté est nécessaire. Parce qu’il faut revenir au simple, à l’élémentaire. Les informations en masse, les analyses infinies, l’accumulation des thèses, articles, méthodes, etc., peuvent se transformer en un brouillard énorme qui empêche ou dispense de voir où l’on est.

Ce brouillard fait oublier que c’est quand même la volonté des hommes qui décide de ce qu’ils font de leur humanité. Malgré tout.

Malgré toutes les lois, de l’économie ou d’ailleurs, qui seraient, paraît-il, d’absolue nécessité. Il n’y a pas d’absolu, sauf un: Dieu pour ceux qui y croient, et à condition d’exterminer tout ou partie de ce qu’ils y mettent.

Mais ce serait contresens et désastre que de prétendre s’installer dans la naïveté. Ce moment-là ne peut être qu’ouverture, éveil. Il appelle le travail, loin d’en donner dispense. Et vive l’expert, quand il est modeste et compétent (cela va bien ensemble)!

C’est pourquoi ce moment-ci invite à quelque chose comme un laboratoire, un lieu d’élaboration et d’impulsion, d’hypothèse et de vérification. Et il faut s’attendre à ce que le travail qu’on y fera modifie de fond en comble ce qui le met en route. La naïveté n’est sauvée de la prétention et de la sottise qu’à se laisser conduire, de désillusion en désillusion, vers ce qui est plus et autre que ce qu’elle apercevait en un premier moment.

Occuper cet espace-là, y produire – osons le mot – des chemins possibles, des langages neufs, des modèles de travail, de groupes, de rencontres. Confronter les idées, confronter les expériences. Libérer l’imagination, ne pas craindre l’utopie, bâtir jusque dans les nuages. Conjointement aller sur le terrain – qui est l’homme –, essayer, expérimenter – mais avec le plus grand respect –, car c’est ici ce qui définit l’expérience juste. À la fois déconstruire et reconstruire. C’est œuvrer en fonction de cet immense chantier dont on ne voit pas les limites. Effrayant aux apeurés et aux installés, exaltant pour ceux qui préfèrent la vie vivante à la vie morte.

Hors de ce chantier, il n’y a que l’enfermement dans ce faux infini de la mondialisation des envies, des pouvoirs et de l’argent – et des détresses réellement infinies ; ou bien le chaos.

À moins que le chaos ne soit déjà là.

Mais «les choses se sont suffisamment aggravées pour que l’espoir soit permis».

Invitation, Bayard, 2003, p. 60-61.

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