Lueurs d’aube

Résonances

Le titre de cette rubrique évoque l’émergence du jour à la fin de la nuit, un passage, une métamorphose, donc une espérance. Mais aussi une lumière dans le regard qui permet de voir autrement, plus loin, plus profond, plus subtil. De percevoir peut-être les étincelles ou énergies divines qui, lorsqu’on s’y rend réceptif par l’ouverture du cœur, nous relient à la Source de la conscience, de la vie et de l’amour. Une collection de textes glanés au fil des lectures et des rencontres comme autant de semences de sagesse et de viatiques pour nos traversées individuelles et collectives.

A l’école du caméléon

Amadou Hampâté Bâ (1900-1991), poète, mystique soufi, linguiste et ethnologue

Si j’ai un conseil à vous donner, je vous dirai : Ouvrez votre coeur ! Et surtout : Allez à l’école du caméléon ! C’est un très grand professeur. Si vous l’observez, vous verrez.

Qu’est-ce que le caméléon?

D’abord quand il prend une direction, il ne détourne jamais sa tête. Donc, ayez un objectif précis dans votre vie, et que rien ne vous détourne de cet objectif.

Et que fait le caméléon? Il ne tourne pas la tête, mais c’est son œil qu’il tourne. Le jour où vous verrez un caméléon regarder, vous verrez c’est son œil qu’il tourne. Il regarde en haut, il regarde en bas. Cela veut dire: Informez-vous! Ne croyez pas que vous êtes le seul existant de la terre, il y a toute l’ambiance autour de vous!

Quand il arrive dans un endroit, le caméléon prend la couleur du lieu. Ce n’est pas de l’hypocrisie; c’est d’abord la tolérance, et puis le savoir-vivre. Se heurter les uns les autres n’arrange rien. Jamais on n’a rien construit dans la bagarre. La bagarre détruit. Donc, la mutuelle compréhension est un grand devoir. Il faudrait toujours chercher à comprendre notre prochain. Si nous existons, il faut admettre que, lui aussi, existe.

Et que fait-il, le caméléon? Quand il lève le pied, il se balance, pour savoir si les deux pieds déjà posés ne s’enfoncent pas. C’est après seulement qu’il va déposer les deux autres. Il balance encore… il lève… Cela s’appelle: la prudence dans la marche.

Et sa queue est préhensible. Il l’accroche. Il ne se déplace pas comme ça… Il l’accroche, afin que si le devant s’enfonce, il reste suspendu. Cela s’appelle: assurer ses arrières… Ne soyez pas imprudents

Et que fait le caméléon quand il voit une proie? Il ne se précipite pas dessus, mais il envoie sa langue. C’est la langue qui va le chercher. Car ce n’est pas la petitesse de la proie qui dit qu’elle ne peut pas vous faire mourir. Alors, il envoie sa langue. Si sa langue peut lui ramener sa proie, il la ramène, tranquillement ! Sinon, il a toujours la ressource de reprendre sa langue et d’éviter le mal…
Donc, allez doucement dans tout ce que vous faites!

Si vous voulez faire une œuvre durable, soyez patients, soyez bons, soyez vivables, soyez humains!

Un oiseau vient au monde

Wajdi Mouawad, auteur et metteur en scène de théâtre

Un oiseau vient au monde et voilà qu’à la faveur de son premier envol il passe au-dessus des eaux de la mer. La lumière laisse entrevoir sous la surface les poissons aux écailles argentées. Ému par cette beauté inconnue, l’oiseau veut aller à leur rencontre et il tombe vers la mer. Mais les autres oiseaux, ses congénères, le rattrapent avant qu’il n’atteigne les vagues. «Non! lui dit le plus sage, ne t’avise jamais d’aller vers ces créatures. Elles te sont étrangères en tous points et, les rejoignant, tu mourrais comme elles mourraient si elles nous rejoignaient. Nous ne sommes faits ni pour nous rencontrer ni pour vivre ensemble.»

L’oiseau obéit et va sa vie, mais toujours son cœur se tord à la vue de la mer. Taciturne, il ne chante plus. Jusqu’au jour où, pétri par un chagrin devenu trop lourd à porter, il songe qu’à une longue vie malheureuse il préfère un seul instant d’extase, et il referme sur lui ses ailes! Et dans la bleuité du ciel, il tombe vers la bleuité de la mer pour en fendre la surface.

Le voilà sous l’eau, s’enfonçant vers l’abysse des lumières et dans le peu de temps qu’il lui reste, l’oiseau ouvre ses yeux! Infinité de poissons multicolores! Satin insoupçonné des abîmes! Indicible beauté étrangère! Son cœur s’enflamme! Sa dernière heure approche, mais il ne s’en soucie plus, tout à son désir de l’autre, de ce qui est différent, et ce désir est si absolu, si immense, si spirituel, qu’à l’instant précis où la mort veut le saisir des ouïes lui poussent au cou! Et il respire! Il respire!

L’oiseau respire! Et, respirant, volant-nageant, il s’avance au milieu des poissons aux écailles d’or, de jade et de rose aussi subjugués par lui que lui par eux, et, les saluant, l’oiseau prononce la parole magique: « Me voici! C’est moi! Je suis l’oiseau amphibie arrivant au milieu de vous, je suis l’un des vôtres, je suis l’un des vôtres!»

Tous des oiseaux, Léméac, 2018.

L'invité des Matins de France Culture, 14 avril 2017.

La feuille de l'arbre n'a pas peur

Thich Nhat Hanh (1926-2022), maître bouddhiste

Un jour d’automne, j’étais dans un parc, absorbé dans la contemplation d’une toute petite mais belle feuille, en forme de cœur. Sa couleur était presque rouge et elle était à peine accrochée à la branche, presque prête à tomber. J’ai passé beaucoup de temps avec, et j’ai posé beaucoup de questions à la feuille…
__
J’ai demandé à la feuille si elle avait peur de tomber, comme c’était l’automne et que les autres feuilles s’étaient mises à tomber. La feuille m’a répondu: «Non. Pendant tout le printemps et l’été, j’ai été très vivante. J’ai travaillé dur et j’ai aidé à nourrir l’arbre, et une grande partie de moi est dans l’arbre. S’il te plaît, ne pense pas que je ne suis que cette forme, parce que cette forme de feuille n’est qu’une toute petite partie de moi. Je suis l’arbre tout entier. Je sais que je suis déjà à l’intérieur de l’arbre, et quand je retournerai à la terre, je continuerai à nourrir l’arbre. C’est pourquoi je ne m’inquiète pas. En tombant de la branche et en flottant jusqu’au sol, je saluerai l’arbre et lui dirai: “Je te reverrai très bientôt.”»

Soudain, j’ai eu une vision profonde très semblable à celle contenue dans le Soutra du Cœur. Nous devons voir la vie. Nous ne devrions pas dire la vie de la feuille, mais la vie dans la feuille et la vie dans l’arbre. Ma vie est simplement la Vie, et vous pouvez la voir en moi et dans l’arbre. J’ai vu la feuille quitter la branche et flotter jusqu’au sol, dansant joyeusement, parce qu’en flottant, elle se voyait déjà dans l’arbre. Elle était si heureuse. J’ai baissé la tête et j’ai su que nous avions beaucoup à apprendre de la feuille parce qu’elle n’avait pas peur; elle savait que rien ne peut naître et que rien ne peut mourir.

L’autre rive, Parallax, 2017.

Partagez cet article