Mémoire éternelle pour
Annick de Souzenelle

Bloc-notes

En naissant au ciel, Annick de Souzenelle, comme elle le disait dans une récente Méditation sur la mort, a vécu l’ultime «visite de l’Amant divin» dont elle a déchiffré les voies tout au long de sa vie. En guise d’hommage, quelques échos d’une rencontre il y a quelques mois, où la flamme de l’Esprit continuait à l’animer malgré son grand âge et la maladie. Il a été question de la mort, mais aussi du «grand retournement» nécessaire à la mutation à opérer pour répondre en profondeur aux effondrements en cours et à venir.

Ce dimanche 11 août 2024, Annick de Souzenelle est née au ciel. En paix, après une traversée des ombres caractéristique de la matrice du crâne où les ténèbres deviennent source de la lumière. Préparée et prête depuis longtemps à ce grand passage. Entourée de ses proches, plus particulièrement de sa fille Marie Anne qui s’est occupée d’elle et l’a accompagnée pendant des mois avec un dévouement infini et admirable. En reliance avec ses ami.e.s de cœur, toutes celles et ceux qu’elle a initiées aux arcanes de la vie spirituelle et orientées sur les chemins du «Va vers toi». Elle avait 101 ans.

Gratitude infinie à cette éveilleuse de l’Esprit, qui a consacré son existence à explorer, décrypter et dévoiler le sens secret des Ecritures sacrées et des lettres hébraïques où Dieu se révèle. Par ses enseignements et ses livres, elle n’a eu de cesse de nous rappeler notre vocation: vivre la dynamique du devenir divino-humain – jusque dans notre corps – pour accoucher de Dieu dont nous sommes enceint.e.s. Autrement dit, retrouver notre ontologie originelle pour l’accomplir à travers un processus de morts et de résurrections dont l’amour est le moteur, la sagesse la clé, et les anges les guides.

Comme elle le précise, «cet amour n’est pas émotionnel; son embrasement est un feu divin qui n’a peur de rien» [1]. La sagesse, liée au cœur, n’est pas à confondre avec l’intelligence, trop souvent enfermée dans le mental. Quant aux anges, ils sont les «gardiens des seuils d’évolution» qui permettent le passage du créé à l’incréé.

Le «grand retournement»

J’ai eu la joie de revoir Annick et de lui dire à-Dieu le 24 novembre dernier dans l’ehpad de Rochefort-sur-Loire où elle séjournait. Elle m’attendait, calée au fond d’un fauteuil à côté de son lit, souriante, le corps fatigué mais l’œil vif, au milieu de ses livres et de ses icônes. Quand je lui ai demandé comment elle allait, elle a balayé la question d’un revers de la main: «Sans intérêt!» Elle m’a de suite parlé de son nouveau livre, Méditation sur la mort, qui venait de paraître aux Editions Le Relié. Elle me l’a offert avec une chaleureuse dédicace.

Elle m’a interrogé sur mon propre cheminement. Je lui ai raconté un peu de mon engagement pour la «transition intérieure», c’est-à-dire les dimensions culturelles, psychologiques et surtout spirituelles de la métanoïa radicale, individuelle et collective, à opérer pour répondre aux bouleversements, pour ne pas dire aux effondrements écologiques et sociaux en cours et à venir.

Cela résonnait fort avec ce qui est au cœur de ses derniers ouvrages: le «grand retournement» [2]. Pour elle, sans savoir quand ni comment, une telle mutation était inéluctable. Pas seulement au plan personnel – nombre de mystiques l’ont déjà vécu et en témoignent – mais aussi collectif. Elle m’a expliqué que l’humanité, encore «en gestation dans le ventre cosmique», est entrée dans son septième mois, c’est-à-dire le moment où le fœtus, achevé sur le plan anatomique et physiologique, «se retourne» dans la matrice maternelle.

Je lui dis que, oui, l’humanité est à un carrefour de son histoire. Oui, une telle mutation est absolument nécessaire pour accomplir la «grande transition». Oui, depuis une bonne vingtaine d’années, on peut observer une levée de conscience aux plans individuel et collectif. Mais en même temps, ai-je précisé, je ne suis pas sûr que ce «grand retournement» soit si proche qu’elle le dit. Une part de moi espère, mais une autre doute de son accomplissement réel aux niveaux sociétal, politique et économique, tant les inerties structurelles sont fortes.

Là, elle n’a pas répondu. Mentionnant en particulier l’absurdité de la surconsommation, l’aveuglement des politiques assoiffés de pouvoir, la folie des nationalismes, l’ignorance des soi-disant experts, elle a reconnu que les hommes et les femmes peinent à entendre l’invitation divine et, quand ils l’ont entendue, à la vivre vraiment et à l’actualiser. Beaucoup restent esclaves du vieux monde, avec ses valeurs et sa vision obsolètes. Le fruit de la peur et d’une connaissance sans sagesse ni amour, prisonnière des illusions du mental.

Ce n’est pas seulement le jardin d’Eden que nous devons cultiver et garder, mais notre cosmos intérieur.

Au cœur de l’écospiritualité

En matière écologique, Annick partageait le constat radical – allant aux racines des problèmes – de notre séparation profonde avec la nature et du besoin fondamental d’une reconnexion avec le vivant. Elle avait cependant des réserves face à la tendance, très marquée chez certains philosophes et écopsychologues, à exalter notre animalité et le sauvage. Elle y voyait une ambiguïté, le risque et même le signe d’une forme de régression, d’un enfermement dans ce dont nous avons précisément à nous libérer pour réaliser le «grand retournement».

Et de rappeler, dans sa vision, que l’Adam à l’état animal, recouvert d’une «tunique de peau», est dans l’oubli de la semence divine qui le fonde et dont il est porteur. Il reste prisonnier des «Eaux d’en Bas», engoncé dans l’horizontalité de champs de conscience finalement stériles et sans issue. Pour faire croître la semence divine, dont il est riche et qui le différencie des animaux, il doit se verticaliser. C’est-à-dire précisément sortir de son identification à l’animal et, en les intégrant, en transformer intérieurement les énergies en gravissant l’échelle vers les «Eaux d’en Haut».

C’est ce qu’Annick avait dit avec force lors du forum «Ecologie et spiritualité» au centre bouddhiste Karma Ling en Savoie en octobre 2004, où nous intervenions. «Ce n’est pas seulement le jardin d’Eden que nous devons cultiver et garder, mais notre cosmos intérieur.» [3] Elle a développé cette vision dans un long entretien, «Transformer notre cosmos intérieur».

En termes bibliques, nous ne mourons pas mais nous mutons.

Nouvelle naissance

Au bout d’une heure de discussion assez intense, avant de nous quitter, sachant que nous n’allions sans doute pas nous revoir ici sur terre, elle m’a redit en termes plus simples ce qu’elle développe dans son dernier opuscule et qui est un formidable message d’espérance: «En termes bibliques, nous ne mourons pas mais nous mutons. Il ne s’agit que de la disparition de notre tunique de peau pour en libérer le “souffle”, soit l’Esprit qui, lui, demeure et fait muter l’Être. […] Ce moment si redouté n’est-il pas celui d’une pénétration amoureuse de l’Amant Divin?» [4]

Dans ce même texte, elle parle aussi de la mort comme une «visite divine aimante», qui «nous réintroduit dans notre état originel, soit “l’autre côté de Dieu”». [5] Autrement dit, la mort fait partie de la Vie. Elle n’est pas une porte qui se ferme, mais une fenêtre qui s’ouvre sur un autre plan de réalité et de conscience. Pas une fin, mais un commencement. Une nouvelle naissance : au Ciel.

Annick a traversé le fleuve de l’Un pour continuer à gravir l’échelle vers la Réalité ultime dont elle a témoigné et dont elle invitait à faire l’expérience, déjà dans cette vie. Dans le silence, l’invisible, sa présence absence fécondante, elle continue son voyage «sur le chemin nuptial de la rencontre avec le Bien-Aimé» [6]. Que les anges si chers à son cœur l’accompagnent!

Notes

[1] Méditation sur la mort, Le Relié, 2023, p. 24.

[2] Voir Le grand Retournement, Le Relié, 2020.

[3] Ecologie, spiritualité: le rencontre, Yves Michel, 2007, p. 162.

[4] Méditation sur la mort, op. cit., p. 47 et 33.

[5] Ibid., p. 34.

[3] «Va vers toi», Albin Michel, 2022, p. 59.

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