«La Terre mérite notre respect et notre gratitude»

Écospiritualité

L’écospiritualité nous invite à repenser notre relation au vivant et à redécouvrir la sacralité de la nature. Ses chemins, pluriels, appellent à cultiver des valeurs comme l’émerveillement, opérer un travail de libération et de conscience, proposer une éducation centrée sur l’expérience sensible de la nature.

Vous avez été l’un des premiers à parler d’écospiritualité. En quoi selon vous la crise écologique que nous traversons est-elle liée à la spiritualité?

Les dérèglements écologiques et climatiques que nous connaissons sont l’expression d’un véritable bouleversement systémique. Pour y répondre de manière profonde, il convient de remonter à ses racines. Celles-ci sont spirituelles et psychoculturelles. La psyché collective et individuelle de l’Occident a été formatée par une vision du monde très dualiste et matérialiste, très «cerveau gauche» et masculine. L’être humain a désenchanté la nature, il l’a réduite à un objet, un stock de ressources et une marchandise. Ce faisant, il s’est « dé-naturé », déconnecté de la Terre. Notre mode de développement a créé des déserts extérieurs et intérieurs. N’est-ce pas parce que nos cœurs sont trop froids que le climat se réchauffe ? L’état de la planète marque le triomphe du petit moi de l’individu, séparé et limité, sur le soi de la personne, relié et ouvert à plus grand que lui. L’enjeu n’est donc pas seulement de protéger l’environnement, mais comme le dit le pape François dans Laudato si’, «d’avancer dans l’urgence d’une révolution culturelle audacieuse» pour «récupérer les valeurs et grandes finalités» mises à mal par la démesure de l’ego humain, incompatible avec les limites de la biosphère. Pour cela, l’écologie extérieure doit être verticalisée, complétée par une écologie intérieure, une écospiritualité.

Cultiver des valeurs

Sur quels principes, valeurs, traditions, repose l’écospiritualité ?

Elle vise à réenchanter la nature et nos relations avec elle. La Terre est, comme l’écrit Jung, «pénétrée de sens et de mémoire». Elle a une âme. La nature n’est donc pas qu’une réalité matérielle, mais un mystère sacré. Elle n’est pas seulement la maison de l’être humain, mais un lieu habité d’une Présence, d’un Souffle, de l’Esprit, quel que soit le nom qu’on lui donne. C’est pourquoi la Terre et tous les êtres qui l’habitent doivent être reconnus dans leur valeur et leur dignité intrinsèques, indépendamment de leur utilité pour l’être humain. La planète mérite donc notre respect pour son hospitalité, notre gratitude pour ses dons, notre émerveillement pour sa beauté et son infinie diversité. Il convient en cela également de changer notre regard sur nous-mêmes. La première tâche, comme le dit Jean-Marie Pelt, est de nous «re-naturer», de retrouver notre lien ontologique avec la nature. Car nous ne sommes ni en-dehors ni au-dessus de la nature. Dans «humain», il y a «humus», la terre. On retrouve la même racine dans l’humilité. Nous portons en nous toute la Création, avec tous ses règnes : minéral, végétal, animal. Notre psyché – jusque dans ses strates les plus profondes et archaïques – est liée à la Terre et à l’âme du monde. Du fait de cette interdépendance, tout ce que nous faisons à la nature, nous le faisons à nous-mêmes et inversement. Cela nous invite à une communion universelle, dont les moteurs sont la compassion et l’amour.

Débat entre Dominique Bourg et Michel Maxime Egger, Festival Livre à Vivre, Crêt-Bérard (Puidoux, Suisse), 7 mai 2022.

Que propose l’écospiritualité à celui qui désire s’engager sur ce chemin?

Aussi beau soit-il, le nouvel imaginaire écologique ne prend sa plénitude de sens que s’il conduit à l’engagement pour la transition écologique et citoyenne, c’est-à-dire le passage d’un système qui détruit le vivant vers une société qui le respecte. Je conçois l’écospiritualité comme une dynamique de l’être. Les chemins sont multiples, mais, quelle que soit la voie choisie, la bonne volonté et les bons sentiments ne suffisent pas. Cela demande une aspiration forte, du temps et un effort de transformation intérieure. La Bible, par exemple, donne à l’être humain la mission de «garder et cultiver» le jardin de la Terre (Gn 2,15). Dans une lecture symbolique, ce jardin n’est pas seulement la Création extérieure, mais notre cosmos intérieur. Être des «intendants» ou «jardiniers» responsables de la Terre, c’est aussi être des gérants responsables de nous-mêmes. Notre désir désorienté, les passions égoïstes et les pulsions inconscientes dont nous sommes souvent les jouets, nous font participer – souvent à notre insu – au système économique qui épuise la planète et les humains.

Se libérer intérieurement

Il s’agit donc de se transformer soi-même?

Oui, et cette transformation intérieure a, entre autres, pour objectif de nous faire sortir de l’illusion que nous pouvons satisfaire des aspirations qui sont de l’ordre de l’être par des biens et des agréments qui relèvent de l’avoir. Cela demande d’apprendre à distinguer nos besoins réels de nos envies fabriquées, mais aussi de passer de la peur du manque – derrière laquelle se cache l’angoisse de la mort – à une conscience de l’abondance : de la vie, de l’Esprit et de leurs dons. Celle-ci n’est pas à acquérir ou conquérir, mais à découvrir en nous-mêmes. Elle est déjà là, donnée. Le but est d’avancer vers ce que Pierre Rabhi appelle «la sobriété heureuse», indissociable de l’impératif de justice. Cela revient à marcher légèrement sur la terre en réduisant notre empreinte et notre emprise sur la nature, à diminuer nos appétits afin d’accorder l’espace nécessaire pour que toutes les créatures – humaines et autres qu’humaines – ainsi que les générations futures, puissent vivre et se développer, satisfaire leurs besoins et exercer leurs droits. La sobriété, en ce sens, est une libération plus qu’une privation.

Cette libération passerait donc par des actes et des gestes quotidiens…

L’enjeu est d’avancer chaque jour vers plus de cohérence. Les pistes d’action sont innombrables. Au jour le jour, l’écospiritualité peut s’incarner dans une myriade d’écogestes pour réduire notre empreinte écologique. Comme consommateur, nous pouvons manger de préférence des produits bio, locaux et de saison, réduire notre consommation de viande, utiliser davantage les transports publics en renonçant le plus possible à l’avion, ou encore diminuer et composter nos déchets. Comme épargnant ou investisseur, nous pouvons privilégier des établissements et fonds durables et équitables. Comme citoyen, nous pouvons participer à des alternatives de transition dont un film comme Demain est l’expression: écoquartiers et écovillages, agriculture urbaine et contractuelle de proximité, coopératives d’énergies renouvelables, initiatives de démocratie participative, etc. Nous pouvons aussi soutenir des actions d’ONG pour la protection de la nature et l’établissement de cadres régulateurs, voter pour des politiciens qui s’engagent pour le bien commun comme expression de l’amour pour la société.

Il est essentiel, dites-vous, que ces gestes soient faits en conscience…

En effet, l’important, dans une perspective écospirituelle, est que ces gestes et engagements obéissent moins à un « il faut » qu’à un désir et à une nécessité intérieure, qu’ils découlent comme organiquement de notre expérience de reconnexion à la Terre et débouchent sur un style de vie vraiment écologique. C’est pourquoi des pratiques spirituelles comme la méditation, la prière et le jeûne sont importantes. Elles aident à ancrer dans l’être – ailleurs que seulement dans la tête – les écogestes, à s’enraciner dans la gratitude qui revient à s’émerveiller du miracle de la vie et de ce qui nous est offert à chaque instant : l’air que nous respirons, les plantes qui nous nourrissent, les proches qui nous aiment, la grâce de l’Esprit…

Transformer l'éducation

En quelques années, la cause écologiste a gagné du terrain, mais globalement, nous continuons à considérer la terre comme un stock de ressources à consommer, pour reprendre votre expression. Pourquoi le grand déclic de conscience citoyenne et politique ne s’est-il toujours pas produit?

Cela s’explique en partie par les luttes de pouvoir et d’intérêt entre les grands acteurs de la mondialisation, aux limites de la démocratie qui peine à intégrer les questions du long terme, à la croyance dans des solutions par le marché et la technologie. Mais ces facteurs structurels n’expliquent pas tout. Il y a également des résistances intérieures. D’abord, la difficulté à percevoir la gravité et l’imminence de problèmes qui sont souvent graduels, globaux, à long terme. Ensuite, des mécanismes de défense et de refoulement par lesquels nous nous protégeons face à une réalité douloureuse et aux émotions désagréables qu’elle engendre comme la peur, la tristesse, l’impuissance ou la culpabilité. Si nous peinons à entendre la Terre qui crie à travers l’actualité, c’est que nous sommes souvent dissociés ou divisés intérieurement. L’information remplit la tête mais ne descend pas forcément à l’intérieur pour toucher le cœur. L’homme contemporain est d’autant moins concerné par les problèmes écologiques qu’il est souvent «hors-sol», déconnecté de son substrat naturel par une culture tissée de rationalité, d’urbanisation et d’omniprésence de la technique. Tout se passe comme si les vivants autres qu’humains ne faisaient pas partie de notre identité et de notre existence. Une première démarche sera donc de nous reconnecter en profondeur à la nature, de nous unifier intérieurement – corps, âme et esprit –, d’accueillir sans jugement nos émotions pour les composter, les transformer en engrais pour l’action.

A ce propos, vous écrivez que «l’un des défis majeurs de la transition vers une société durable est l’éducation». À quelle type d’éducation pensez-vous?

Pour devenir un sujet mature, porteur d’un sens de sa «juste place» dans le cosmos, animé par des valeurs de réciprocité, d’humilité et de service d’autrui – nécessaires pour habiter harmonieusement la Terre – la croissance de la personne suppose d’être nourrie de culture et de nature. C’est ce qui se passe chez les peuples premiers qui ont une relation équilibrée avec la nature. Or, ce type de développement a en bonne partie disparu dans nos sociétés. Il en résulte une mutilation de l’être liée à l’absence ou à la présence insuffisante de la matrice de la Terre dans la vie de l’enfant et de l’adolescent. Dans ce processus, non seulement la nature devient une réalité extérieure et étrangère, mais il en résulte des éléments d’immaturité dont nos systèmes socio-économiques écocides sont l’expression: individualisme, volonté de toute-puissance et consumérisme.

Si nous peinons à entendre la Terre qui crie à travers l’actualité, c’est que nous sommes souvent dissociés ou divisés intérieurement. L’information remplit la tête mais ne descend pas forcément à l’intérieur pour toucher le cœur.

Pour retrouver un équilibre, il faudrait, tant à l’école que dans la famille, commencer le plus tôt possible à construire un lien profond avec la nature. Il est important que les parents présentent le monde à l’enfant, mais aussi qu’ils présentent l’enfant à la Terre. La petite enfance devrait idéalement baigner dans un univers de sons, d’odeurs et de couleurs offerts par la nature. Les voix de la Terre devraient se mêler à celles des proches, les visages du soleil et de la lune se superposer à ceux des parents, les comptines faire écho au chant des oiseaux. Plus tard, la nature va offrir à l’enfant des modèles de reliance avec le vivant, plus large que la famille humaine. Avec ses lieux où se cacher, ses arbres sur lesquels grimper, ses créatures à imiter, elle lui donne l’espace – à la fois réel et imaginaire – dont il a besoin pour explorer librement le monde, élargir ses frontières, découvrir la place qu’il peut y prendre et construire son soi, découvrir ce qui le rend à la fois différent et semblable, pour se connaître.

Pour tout cela, qu’on soit en ville ou ailleurs, il importe d’aller autant que possible dans des lieux de nature comme des parcs et des jardins, faire des marches en forêt ou en montagne, observer des oiseaux et des animaux, contempler les étoiles, jardiner… On peut commencer par planter des fleurs et des légumes sur son balcon. La nourriture peut aussi être un formidable lieu de sensibilisation et d’expérience du lien vital à la Terre et à ses produits. L’essentiel, c’est que la nature soit approchée non pas comme un objet à étudier et un problème à résoudre, mais comme un milieu à vivre, constitutif de notre être-au monde.

Si vous n’aviez qu’un seul conseil à donner à tous ceux qui veulent retrouver le lien avec la Terre…

Apprendre à dire merci à la Terre et à tous les êtres qui l’habitent chaque matin en nous réveillant. S’offrir dans la journée – par la médiation, la prière ou d’autres pratiques psychocorporelles – un ou plusieurs moments de reconnexion à soi-même, aux autres et à la nature, en touchant la terre avec nos mains, embrassant un arbre, reniflant le parfum d’une fleur, écoutant le vent, parlant à un oiseau et accueillant le soleil comme une caresse. Il s’agit, en nous ouvrant au mystère du vivant et du Souffle, de cultiver l’émerveillement pour retrouver notre juste place comme membre de la communauté biotique, inscrite au tréfonds de notre corps et notre âme.

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