Retrouver la dimension sacrée de la Terre

Écospiritualité

En profondeur, le respect dû à la Terre exige d’aller au-delà de l’éthique et de la morale. Il passe, à travers un long chemin de croissance spirituelle, par la réalisation de notre unité ontologique avec tous les vivants et notre reconnexion à la Source divine de notre être et de la vie. Cela suppose une mort – au sens de transmutation – à ce qui en nous participe à des forces de mort.

Comment voyez-vous la responsabilité des chrétiens dans la question écologique?

Il est important d’en parler parce qu’il existe un contentieux fort entre la tradition chrétienne et l’écologie, suite notamment à un article célèbre de Lynn White sur la responsabilité de la tradition judéo-chrétienne dans la crise écologique. Jusqu’à présent, les chrétiens ont la plupart du temps répondu à ce genre de critiques par la défensive ou l’autojustification. J’aimerais que ce qui appartient à la tradition chrétienne soit aussi audible pour les non-chrétiens et pour les personnes d’autres traditions.

Cela suppose de reconnaître que Lynn White1 a en bonne partie raison, mais que son propos doit être nuancé. S’il y a dans le christianisme des aspects qui conduisent à une dévalorisation de la nature, il existe aussi une théologie – peu ou mal connue – qui permet de s’affranchir du dualisme récurrent dans la tradition chrétienne entre le Créateur et la création, entre le divin et la nature. Ma réflexion se déploie sur une ligne de crête entre ces différents pôles. Je suis bien ancré dans ma tradition, une condition pour y être entendu. Certaines personnes dont l’enseignement est pourtant très enrichissant peuvent ne plus être considérées comme chrétiennes et ne sont, du coup, plus entendues par les Eglises. Il importe donc d’être bien enraciné dans une tradition, non pour s’y enfermer mais pour la transcender de l’intérieur, la pousser dans ses limites et l’ouvrir vers les autres en construisant des ponts.

Quel a été le point de départ de votre travail de réflexion?

Un moment-clé a été le Forum «Ecologie et Spiritualité» qui s’est tenu au centre bouddhiste de Karma Ling (Savoie) en 2004. Je travaillais déjà sur l’articulation entre transformation de soi et transformation du monde, mais je ne faisais pas encore complètement le lien avec la problématique écologique que je portais en moi depuis longtemps, ni avec cette vision de la nature comme espace d’expérience et de connaissance du divin. C’est suite au colloque de Karma Ling que l’écologie m’est apparue comme un laboratoire fabuleux pour travailler sur cette double transformation. Mon chemin spirituel est d’ailleurs passé par une expérience très forte d’ouverture au Tout Autre dans la nature.

L'expérience de Dieu dans la nature

Pouvez-vous évoquer cette expérience en quelques mots?

C’était en 1984 en Inde, non loin du désert du Thar au Rajasthan. Je me promenais au bord d’un plan d’eau où il y avait un temple. C’était le matin, avec juste le silence et la lumière du soleil levant, le tintement de quelques clochettes au loin… Et là, tout à coup, j’ai été saisi. Je me suis senti envahi par une énergie, une paix, une plénitude, une sensation de présence… Je pleurais des torrents de larmes. C’était en moi comme des barrages qui sautaient, l’ouverture à une autre conscience, à un Tout Autre qui, à ce moment-là, n’avait ni nom, ni visage, ni forme. Mais il était clair que c’était une expérience de la Source, le fond du fond. La Réalité ultime…

Ces énergies sont là en permanence, mais nous avons à travailler sur notre ego, nos passions désorientées, nos opacités qui voilent la lumière comme des nuages couvrent le soleil.

On essaye ensuite de demeurer un temps dans cet état intérieur, mais la vie nous en éloigne peu à peu. Il reste cependant comme une nostalgie de cet instant. On choisit alors de se mettre en route, car on se dit qu’il existe des voies et des pratiques pour se reconnecter et faire en sorte que cela ne soit pas juste une expérience momentanée, mais quelque chose qui participe de notre mode d’être et qui s’inscrive peu à peu dans la durée. La théologie des énergies incréées – propre à la tradition chrétienne orthodoxe – nous permet de comprendre qu’au fond, nous baignons tout le temps dans cette lumière, mais que du fait de nos opacités, nous n’avons pas la transparence ni l’ouverture nécessaires pour qu’elle puisse se manifester dans notre être à chaque instant. C’est là que réside tout le travail. C’est d’une grande simplicité. Cela ne vient pas de l’extérieur. Ces énergies sont là en permanence, mais nous avons à travailler sur notre ego, nos passions désorientées, nos opacités qui voilent la lumière comme des nuages couvrent le soleil.

Pourquoi ces opacités, par lesquelles nous semblons devoir passer, quoiqu’il en soit sur cette Terre?

Nous avons un potentiel à réaliser. Nous avons un chemin de croissance à accomplir et, comme le dit Annick de Souzenelle, le petit enfant que nous sommes doit grandir et devenir le fruit de la connaissance avant de le manger. Mais nous avons la liberté d’user de nos facultés créatrices et de nos capacités rationnelles pour le faire ou non. Nous avons la liberté de nous ouvrir ou de ne pas nous ouvrir. C’est un peu là le mystère. J’ai reçu une grande grâce durant cette expérience spirituelle, mais j’aurais aussi pu ne rien en faire. Nous sommes accompagnés dans ces étapes – l’Esprit, auquel nous pouvons être absents, est toujours là. Je suis convaincu que, pour moi qui ai grandi dans l’Eglise catholique et qui allais à la messe (en latin) tous les dimanches – même si j’ai tout envoyé balader à l’adolescence – quelque chose m’a été transmis d’une sensibilité au sacré. Cela a construit mon être, quasi à mon insu. Cela a créé un terrain. Quand je suis entré dans la liturgie orthodoxe, celle-ci m’a touché au plus profond, car elle a réveillé en moi une part d’enfance. Je retournais d'une certaine manière à «la maison», non plus par obligation mais par choix.

De même, la nature – j’ai vécu à la campagne jusqu’à l’âge de onze ans – est pour moi liée à la figure de mon grand-père avec qui je faisais de grandes balades et allais cueillir des champignons, ainsi qu’à la sensation de ma petite main dans ses grosses pognes de menuisier. Cette sensation de ma main dans la sienne me donnait l’impression que rien ne pouvait m’arriver. Elle ne m’a jamais quittée. A chaque fois que je débarquais à l’aéroport de Bombay ou de Madras, je me demandais ce que je faisais là au milieu de la nuit, dans un non-sens apparent. Mais, installé au fond d’un taxi à 4h du matin, traversant un bidonville, je me sentais le plus souvent enveloppé d’une présence – la présence de la «Mère» divine, comme disent les Indiens –, avec la même sensation de ma petite main dans celle de mon grand-père. Je ressens cela aussi très fort dans la nature. Avec ma compagne, nous sommes récemment allés dans une forêt en Suisse, où se trouve un ancien site celte. En entrant dans l’espace de cette forêt, j’ai ressenti cet enveloppement quasi maternel et le sentiment d’être connecté à une autre dimension de la nature. Je travaille actuellement à un livre sur l’écopsychologie américaine2 – encore peu connue dans le monde francophone – évoquant notamment ce genre d’expériences d’unité entre la psyché humaine et la psyché de la nature.

Un dialogue entre l'écojournaliste Christine Kristof-Lardet et Michel Maxime Egger, 12 mai 2022.

Réhabiliter les traditions premières

Justement, comment permettre au christianisme de s’ouvrir aux apports de l’écopsychologie? C’est un gros défi aujourd’hui.

Les deux sont complémentaires. L’écospiritualité chrétienne redonne une dimension sacrée à la nature en fondant théologiquement la présence du divin en elle. L’écopsychologie montre que le monde naturel non humain a une profondeur psychique: il parle, il écoute, il sent, il rêve même. Les deux affirment que non seulement nous faisons partie de la nature, mais que la nature est en nous. Elle constitue une part essentielle de notre identité. Les écopsychologues expliquent que nous possédons, en plus de l’inconscient individuel (tel que défini par Sigmund Freud) et de l’inconscient collectif (tel que défini par Carl Gustav Jung), un inconscient cosmique ou écologique. Cette dimension n’est pour l’instant pas prise en compte dans nos cultures. Les écopsychologues disent que, pour sortir du dualisme à l’origine de la destruction humaine de la nature, il convient absolument de traverser la frontière entre le «moi» et le «non-moi», d’ouvrir les notions de «moi» et de «soi» pour y intégrer la dimension du cosmos et de la nature.

Traditionnellement, on a interprété le plaisir de l’enfant à toucher la fourrure d’un animal ou à prendre un bain chaud comme la nostalgie du ventre maternel. C’est vrai, mais en même temps, cela exprime aussi la recherche de la Terre-mère. Les petits enfants portent en eux, par cet inconscient cosmique, la mémoire de la Terre et des eaux primordiales d’où nous venons tous. Pour passer à l’âge adulte, il faut certes couper le cordon ombilical avec la mère et s’ouvrir au monde, s’éduquer («ex-ducere» : aller hors de), mais en Occident, cette coupure est vécue aussi comme une séparation sans retour d’avec la nature. Tout notre développement fondé sur la rationalité analytique, l’urbanisation, l’explosion des technologies… nous a coupés de la relation avec la Terre-mère. Nous sommes appelés à revisiter la psychologie de l’enfance et à repenser l’éducation en soulignant l’importance de ne pas couper ce cordon-là avec la nature.

D’où vient cette peur quasi viscérale de certains chrétiens face à la «l’écologie profonde», voire même face à l’écologie tout court, ou face à la nature?

La lutte contre le paganisme, contre les cultes païens, contre les forces de la nature est constitutive de l’histoire des monothéismes juif et chrétien, y compris lors des colonisations de l’Amérique latine ou de l’Afrique où le christianisme a cherché à imposer le «vrai Dieu» face aux croyances locales. Il y a également une raison théologique qui réside dans la distinction entre le créé et l’incréé. Cette distinction entre le Dieu créateur et sa création est clé pour les chrétiens, mais elle a malheureusement souvent été comprise et vécue comme une séparation. D’où une méfiance, voire un rejet de tout ce qui pourrait s’apparenter à des formes de panthéisme identifiant Dieu et la nature.

C’est notamment ce qui s’est passé avec l’ «écologie profonde» (Deep Ecology) que l’on a perçue d’une part comme un monolithe – dans l’ignorance des divers courants qui la traversent – et d’autre part comme un nouveau culte de la nature. Le danger d’une idolâtrie de la nature est bien là, certes, mais ne nous trompons pas de cible. La Deep Ecology a précisément la grande vertu de nous rappeler que la nature est inscrite au plus «profond» de notre être, qu’il y a donc une unité fondamentale entre la nature, l’être humain et – c’est moi qui l’ajoute – Dieu. Il n’y a pas de séparation entre le créé et l’incréé, seulement une distinction. La frontière est ténue. Le Christ a lutté tout sa vie contre les idoles qui aliènent l’être humain, en particulier l’argent. Son enseignement nous donne des critères pour faire attention à ne rien idolâtrer, y compris la tradition chrétienne elle-même.

Il n’y a pas de séparation entre le créé et l’incréé, seulement une distinction. La frontière est ténue.

Je sais que je risque de prendre des tuiles à dire cela, mais j’appelle à réévaluer les traditions premières et à les réhabiliter. Nous les avons trop longtemps considérées de manière négative et caricaturale. Cette relecture est indispensable. Nous devons changer notre regard et cesser d’avoir peur du paganisme. Le paganisme est devenu un grand «fourre-tout». Dans mon livre La Terre comme soi-même, je cite des expériences bouleversantes de missionnaires qui, en Alaska ou en Sibérie, ont été au contact de populations chamaniques. Lorsque nous sortons des discours et de la théologie écrite, nous voyons les convergences étonnantes entre les croyances de ces populations et la foi chrétienne, en particulier dans la perception de l’Esprit qui emplit tout. Revenons à ces témoignages-là! Nous pouvons vivre le paganisme «comme la conscience de l’invisible à travers le visible», comme le dit le philosophie religieux russe Serge Boulgakov (1871-1944). Il y a le paganisme comme culte de la nature, mais il y a aussi le paganisme comme langage poétique d’une nature habitée. Pour moi, le changement passe par cette distinction. Nous devons faire l’examen critique de toute notre théologie qui a accentué la séparation entre le créé et l’incréé et prôné une vision dualiste laissant Dieu et la nature à l’extérieur de nous.

Besoin d'une connaissance mystique

Comment cheminer de cette vision dualiste vers une vision plus unitaire?

On ne peut pas regarder le soleil, il nous aveugle, mais on peut se laisser pénétrer par ses rayons qui sont de même nature que le soleil. Cela nous donne la vie, nous réchauffe… Il en va de même avec Dieu. On ne peut pas connaître Dieu dans son être et dans son essence, mais en revanche Dieu se communique, se manifeste, se laisse voir, communique sa vie, son amour, à travers ses énergies qui sont de nature divine. Toute la création vit et respire par ces énergies. Dans le panenthéisme, à la différence du panthéisme, on ne dira pas «cet arbre est Dieu», mais «Dieu vit dans cet arbre à travers ses énergies divines». La communion avec l’arbre se fait à travers cette présence.

Dieu est aussi présent d’une autre manière, par ses logoi – pluriel du grec logos. Les logoi sont les «idées volontés» de Dieu par rapport à toutes les créatures. Chaque créature a une empreinte du divin en elle, qui renvoie à l’archétype selon lequel Dieu l’a créée et qui la définit dans son principe d’être, son identité unique (espèce et individu au sein de l’espèce), son devenir et sa finalité qui est d’être transfigurée. Le logos, c’est l’empreinte du Logos créateur, du Verbe divin dans chaque être; c’est une information, un potentiel que chaque être est appelé à réaliser. Cette réalisation va se faire par la transparence aux énergies divines.

Connaître et respecter la nature, ce n’est donc pas seulement la respecter dans ses limites et son intégrité, c’est aussi honorer la raison d’être profonde de chaque créature et aider à la réalisation de son dessein divin, parce que j’ai appris – par la vie spirituelle qui me rend moi-même transparent aux énergies divines – à connaître la nature par les logoi qui sont en elles. Je ne peux arriver à cette connaissance que par une connaissance mystique, dans une communion au divin et à la nature. C’est à cet endroit que nous pouvons faire un pont avec les connaissances des chamanes, par exemple. Il y a là des espaces de rencontre entre les traditions premières et la tradition chrétienne.

Dans ce contexte, quelle vous semble être votre mission, la mission de l’être humain, la mission du chrétien?

Nous sommes actuellement en train d‘œuvrer à un changement de paradigme qui va vers une réintégration de Dieu et de la nature d’une façon plus mature et plus responsable. Nous ne sommes plus dans une position de roi au-dessus des choses, mais dans la position du médiateur qui va porter la terre et les cieux en lui-même pour les réconcilier. J’espère qu’il en sera ainsi. Mais nous n’avons pas de garanties. Comme le déclarait le philosophe catholique Jean Guitton: «Nous avons à faire un choix radical entre la métastrophe et la catastrophe, la mutation des consciences et le suicide cosmique.» Quel choix allons-nous faire?

En ce qui me concerne personnellement, ma mission première est de rester connecté à cette Source dont je parlais tout à l’heure et de continuer à cultiver ce lien quotidiennement. Chaque matin, je me réveille, j’ouvre les yeux et je rends grâce. Je rends grâce pour le bonheur d’être en vie, pour la femme que j’aime qui est à côté de moi, pour les merles qui chantent avec entrain. Je porte cette conscience que nous sommes à un carrefour de l’humanité, un moment «apocalyptique», et en même temps je me lève chaque matin dans l’espérance et je pars travailler dans mon ONG sur les questions Nord-Sud. Quelque chose en moi dit que j’ai ma part à accomplir. J’ai confiance dans le fait qu’il existe une force plus grande que la destruction en cours. Je crois en la force de la synergie entre les humains et l’Esprit.

J’ai confiance dans le fait qu’il existe une force plus grande que la destruction en cours. Je crois en la force de la synergie entre les humains et l’Esprit.

Durant un séjour au Cambodge en 1993, quelques années après la fin de la guerre, j’ai appris une chose importante en discutant avec le responsable d’un programme de reconstruction du pays. Je venais de lui sortir la phrase classique de «la petite goutte d’eau dans l’océan». Il s’est mis dans une colère noire en disant que cette image était complètement décourageante et inappropriée. Je lui ai demandé ce qu’il proposait, lui qui était confronté à une tâche énorme dans une société profondément meurtrie et déstructurée. Il m’a répondu: «Imaginons que nous sommes dans une pièce obscure. Tout ce que nous faisons, c’est allumer une bougie. Cela ne change encore rien à la réalité de la chambre obscure, mais cela amène de la lumière qui permet d’entrevoir un certain nombre de choses autour de nous pour nous permettre d’agir.» Cette image pour moi est très parlante. On entre dans l’idée qu’il s’agit avant tout d’un travail de conscience. On change de perspective. Nous ne sommes pas dans «du faire» ajouté à «du faire», mais dans une responsabilité de conscience, individuelle et collective.

La voie de la personne méditante-militante

Comment entrer dans la lucidité sans perdre l’espérance?

Je perçois effectivement souvent un grand sentiment d’impuissance chez les personnes autour de moi, quand elles réalisent combien la tâche est immense et combien la dimension du problème est planétaire et complexe. Face à ce constat, nous choisissons souvent des dérivatifs: «Je ne suis pas un expert de la question» ou «les scientifiques trouveront une solution», ou bien encore: «Les technologies viendront à notre secours»… Mais démissionner de l’espace de responsabilité où nous sommes c’est, comme le disent les psaumes, «laisser le monde aux mains des méchants». Spirituellement, ce n’est pas juste.

Ensuite, s’en remettre aux seuls experts représente un affaiblissement et une mise en péril de la démocratie. Enfin, il faut considérer que la «Lumière» avec un grand «L», la lumière de l’Esprit, ne peut s’éteindre. J’ai le sentiment que – et je vois souvent cela chez les militants gagnés par le «burn out» – lorsque je ne vis que sur mon énergie personnelle, elle s’épuise, alors que lorsque je suis relié à la Source, je me nourris. J’ai besoin d’une nourriture autre que celle de l’engagement militant. Je me nourris de l’amour de ma compagne, de l’amour de mes beqaux-enfants, de mes temps de méditation et de ma fréquentation de la nature… Si je n’étais que dans la militance, je ne tiendrais pas.

C’est là tout le travail de la personne «méditante-militante» – expression que j’emprunte en l'adaptant un peu à mon regretté ami Thierry Verhelst – que nous avons à devenir: entrer dans une forme de conjugaison entre l’action et la contemplation. Il convient de laisser un espace au «non agir», c’est-à-dire à une action expurgée de la volonté toute puissante de l’ego, dans un mouvement de synergie entre notre propre énergie et une énergie qui vient d’ailleurs. Pour moi, la personne méditante-militante est comme les Pères du désert : elle avance en tombant et en se relevant, non par sa propre force, mais par celle des autres. Le chemin spirituel consiste non pas à ne plus tomber, mais à faire en sorte que le temps entre deux chutes se raccourcisse. Le chemin de croissance, c’est aussi accepter notre fragilité, nos faiblesses, notre humanité. Ce n’est pas une histoire de morale, c’est une histoire de vie et de mort, une histoire d’ontologie. Pour moi, le christianisme est aussi existentiel.

Pourquoi la morale ou même l’éthique ne suffisent-elles pas?

Une des critiques que je fais à l’approche occidentale (catholique et protestante) de la «sauvegarde de la création», c’est que l’on reste souvent sur le plan de l’éthique. L’éthique, c’est: «Comment agir pour bien faire écologiquement?» Avec quels critères, quelles normes, quels repères? Cette approche est utile, bien sûr, mais elle est incomplète, car nous restons dans une forme d’extériorité. Nous continuons à concevoir l’être humain et la nature comme deux choses séparées. Nous voyons un problème dans la relation entre la nature et l’homme et nous définissons des critères pour la réguler. La Terre ne change pas pour autant de statut, elle peut très bien rester un stock de ressources matérielles à «utiliser».

L’éthique peut aussi prendre une connotation morale en disant: «Ceci est bien ou ne l’est pas.» Dans l’écospiritualité, il n’y a pas d’extériorité, pas de séparation entre l’être humain et la nature, car il y a une compénétration, une unité ontologique – ce que je fais à la nature, je le fais à moi-même et inversement. Ce que je vise n’est pas un idéal qui m’est extérieur, mais un accomplissement qui va croître organiquement à partir de l’expérience intérieure de cette unité. Nous sommes sur un autre registre que celui du bien ou du mal. C’est ce qui est demandé dans le Deutéronome: «Je mets devant toi la vie et la mort, choisis la vie!» (Dt 30,15-20). En tant qu’homme et que chrétien, ma mission est de réaffirmer le primat de la vie sur la mort, avec cette foi et cette confiance qu’il existe une force de vie dont le Christ a témoigné à travers sa mort et sa résurrection. L’enjeu est de passer de la vie (avec un petit «v») à la «Vie» (avec un grande «V»). Cela passe par une mort – au sens de transmutation – à ce qui en nous est complice et participe à des forces de mort. C’est cela notre travail, c’est cela l’ascèse du chrétien.


1Lynn White est un historien médiéviste et théologien protestant américain. Son article paru dans la revue Science en 1967, où il rend la tradition chrétienne responsable de la crise écologique par son arrogance anthropocentrique fondée sur certains versets bibliques (Gn 1,26-28), a été considéré par beaucoup comme le point de départ d’un plaidoyer écologique antichrétien.

2Cet ouvrage paraîtra en 2015 sous le titre: Soigner l'esprit, guérir la Terre (Labor et Fides).

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