Un humain malade
sur une planète malade
Écopsychologie
En 1964 déjà, l’organe du gouvernement français chargé de la planification tirait la sonnette d’alarme en s’inquiétant des troubles psychiques liés notamment à la perte de contact avec la nature. En cette année où la santé mentale a été promue cause nationale dans l’Hexagone, le journal désormais bimestriel La Décroissance a consacré un riche et passionnant dossier à cette question dans le premier numéro de l’année. Au sommaire, une interview sur les apports de l’écopsychologie.

L’écologie a besoin de la psychologie, et la psychologie a besoin de l’écologie: c’est sur ce postulat que se fonde le courant de l’écopsychologie, qui fait le lien entre psyché et nature. Michel Maxime Egger en est un des principaux représentants dans le monde francophone. Il est notamment l’auteur de Soigner l’esprit, guérir la Terre. Introduction à l’écopsychologie (Labor et Fides, 2015), Se libérer du consumérisme (Jouvence, 2020) et Reliance. Manuel de transition intérieure (Actes Sud, 2023).
Burn out systémique
Il y a un demi-siècle, un rapport du Commissariat général du Plan remarquait le «caractère pathogène des agglomérations organisées trop exclusivement en fonction de critères d’efficience technique ou de rentabilité financière, au détriment de la croissance mentale et affective de ceux qui les habitent » [1]. Une société urbaine, hors-sol, où chacun est entouré d’écrans dans un environnement artificiel, est-elle fondamentalement « pathogène »?
Mettre en relief la perte de contact de l’individu avec la nature et la dégradation de la santé mentale, c’est l’une des clés de l’écopsychologie qui n’a cessé de se poser cette question: une espèce qui s’obstine à dégrader le milieu naturel dont elle a besoin pour vivre dans la quête de chimères matérialistes et dans le déni de ce qu’elle fait, n’est-elle pas «malade»? Une amie psychothérapeute, qui vient de publier un ouvrage sur ce sujet [2], estime qu’on peut parler aujourd’hui d’une forme de «burn-out systémique».
Le burn-out est une maladie de civilisation, une des manifestations emblématiques du mal-être dans notre société. Traditionnellement, on le lie au monde du travail, aux contraintes professionnelles, avec le sentiment d’être constamment sous pression et dépassé, de manquer de temps et de considération, de ne plus avoir d’énergie disponible pour vivre, faire face à ses obligations ou nourrir des relations. Cette forme d’épuisement, dans un contexte de stress permanent, touche aujourd’hui des secteurs de plus en plus larges de la population, y compris les parents, le monde de la militance…
On peut cependant aller plus loin. En effet, il y a un lien circulaire entre, d’un côté, ce burn-out qui touche un nombre croissant d’individus – cela ne concerne pas que des personnes isolées, c’est un phénomène sociétal –, et, de l’autre côté, une forme de burn-out de la Terre, qui elle aussi est dans un état d’épuisement et de stress intense: climatique, hydrique, etc. Ce burn-out global est fondamentalement lié à la démesure productiviste et consumériste, à une société du «toujours plus, toujours plus vite», obsédée par la croissance matérielle et la performance. Elle conduit à une hyperfatigue de notre corps – via une surchauffe du mental qui doit et veut tout contrôler, et finit par se consumer et ne contrôler plus rien – ainsi qu’à un épuisement du corps de la Terre. Autrement dit, le burn-out brûle non seulement les ressources physiologiques, émotionnelles, cognitives, sensibles et relationnelles de la personne, mais aussi celles de la planète.
Mal à la Terre
Ce que les écopsychologues ont dès le départ mis en évidence, c’est qu’un lien pouvait être établi entre la santé mentale et les maux de la terre, en allant au-delà des approches classiques de la psychothérapie sur les causes intrapsychiques, familiales ou encore transgénérationnelles. Quand ils reçoivent des patients qui leur parlent de leur dépression, mal-être, stress, souffrance psychique ou détresse, et qu’ils ouvrent un espace pour faire le lien avec l’état de la planète, beaucoup de gens s’y engouffrent. Parfois de manière inconsciente, ils sont affectés par les dévastations écologiques et, plus globalement, par les guerres et les menaces d’effondrement. Tout cela génère des peurs, des angoisses, une grande tristesse, des formes d’abattement, mais aussi un sentiment d’impuissance et souvent beaucoup de colère. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’écoanxiété – un terme qui n’est pas très heureux mais est devenu générique pour qualifier ce «mal à la terre» – est de plus en plus répandu. Elle est une cause de consultation de plus en plus fréquente et l’un des aspects de la dégradation actuelle de la santé mentale.
Sans intimité avec la nature, l’être humain devient malade.
En même temps, les thérapeutes sont frappés de voir à quel point leurs patients sont souvent coupés de la nature, comme déracinés: les liens avec le vivant, le sauvage, n’existent plus. Les pionniers de l’écopsychologie ont, comme Robert Greenway, montré que «sans intimité avec la nature, l’être humain devient malade». Car la nature – avec tous ses règnes et ses cycles – est inscrite dans notre être, et nous sommes – jusqu’à la dernière de nos cellules et les tréfonds de notre psyché – des créatures conçues pour vivre en symbiose, en interdépendance avec le vivant. Or, nous sommes dans des sociétés où les écrans envahissent tous les domaines, s’interposent partout dans nos relations avec les autres et avec le monde. Dans cette hyperconnexion technologique, l’être humain est non seulement déconnecté de la nature, mais aussi coupé de lui-même, de son corps, de ses sens et même de ses émotions. De plus, avec les réseaux sociaux – source supplémentaire de stress – on peut s’enfermer dans des bulles cognitives qui alimentent par exemple l’éco-anxiété.
Troubles de déficit de nature
C’est particulièrement frappant chez les jeunes. Des rapports le disent, statistiques à l’appui: les enfants sont de plus en plus enfermés, sédentaires, perdent des capacités physiques par rapport aux générations précédentes, et le contact avec la nature devient inexistant. Quelles sont les conséquences d’un tel mode de vie sur notre psyché?
Par rapport aux enfants, des recherches ont documenté depuis longtemps ce que Richard Louv a appelé le «trouble de déficit de nature» : le manque de contact avec le vivant se manifeste par des symptômes comme l’hyperactivité, l’incapacité à avoir une attention soutenue, des difficultés relationnelles ou encore des perturbations du sommeil. Les écopsychologues ont montré l’importance du lien à la terre dans ce qu’ils appellent l’ontogenèse, la croissance de l’être pendant les vingt premières années de sa vie. Les interrelations avec la nature sont essentielles pour le développement de toute une série de facultés, de capacités cognitives, émotionnelles et relationnelles de l’être humain.
Or, quand l’enfant est coupé de la terre, que ce lien est absent ou extrêmement dégradé, des dimensions essentielles à son développement vont manquer. Son potentiel créatif, ses aptitudes relationnelles, son langage, son imaginaire se trouvent appauvris. Pour certains écopsychologues, le manque de contact avec le vivant conduit à des formes d’immaturité avec, comme caractéristiques, une forte volonté de puissance et de contrôle, une incapacité à supporter la frustration, un manque d’empathie. Autant de dispositions intérieures qui vont nourrir l’individualisme, le consumérisme et la compétition, avec toutes les addictions qui peuvent en résulter.
Point aveugle de la psychologie
Pourtant, le lien avec le milieu naturel est peu abordé par la psychiatrie: celle-ci a plutôt tendance à s’intéresser à l’histoire de la personne, sa famille, ses relations sociales, et moins à l’environnement au sens large dans lequel elle vit. En quoi l’écopsychologie, un courant largement ignoré du grand public mais aussi des spécialistes en santé mentale, vient-elle ouvrir une autre perspective, en liant les questions psychologiques et écologiques?
La prise en compte des dimensions écologiques dans les approches psychothérapeutiques s’est développée à partir des années 1990, en particulier dans le monde anglo-saxon. Dans la sphère francophone, cela demeure embryonnaire. Toute une tradition psychologique y est restée fermée. Je pense par exemple à la conception du moi chez Freud, très atomisé et défini par rapport à ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire la nature. Des écopsychologues ont opéré une critique importante de la tradition psychologique, en considérant qu’elle avait une responsabilité dans cette vision de l’être humain coupé de la nature.
L’un d’eux est le psychiatre et psychanalyste Harold Searles. Dans un livre pionnier et de référence, L’Environnement non humain (1970), il dénonce les œillères de la pensée psychologique dominante, qui ne prend en considération que les processus intra- ou interpersonnels, et traite tout ce qui n’est pas humain comme étranger au développement de la personnalité, comme n’ayant aucun impact sur les souffrances ou les troubles psychiques. Searles montre au contraire à quel point la nature a une influence déterminante sur la construction de la psyché, sur la santé mentale; il parle de «parenté intime» entre l’être humain et son milieu.
Les courants jungiens se sont montrés beaucoup plus ouverts à cette analyse. Mais c’est vraiment l’écopsychologie qui l’a développée. Elle prend sa source dans la contre-culture des années 1960 et se cristallise comme mouvance ou mouvement à partir des années 1990, notamment avec la sortie d’un ouvrage fondateur de Theodore Roszak en 1992, The Voice of the Earth.
Mise en question profonde
Roszak, qui a aussi écrit un livre de référence sur la contre-culture [3]…
Cet ancrage dans la contre-culture est déterminant. La première génération des écopsychologues avait une position très critique par rapport à la société de consommation. Elle regroupait des psys bien sûr, mais aussi des philosophes, éthologues, écologistes, militants, artistes ou des historiens comme Theodore Roszak. On se trouve donc, avec l’écopsychologie, dans une approche clairement transdisciplinaire, un champ de recherche qui se veut résolument novateur, pluriel et engagé. Cela n’a pas facilité sa reconnaissance et intégration dans le monde académique, en particulier en France, à mon sens plutôt fermée à la réflexion holistique et transdisciplinaire.
L’écologie et la psychologie ont besoin l’une de l’autre.
Au fond, les écopsychologues nous disent que si on veut répondre de manière durable et profonde aux enjeux écologiques, l’écologie et la psychologie ont besoin l’une de l’autre. Il y a une interdépendance tellement profonde entre l’être humain et le vivant qu’on ne pourra pas restaurer la santé de la terre sans restaurer la santé de l’être humain, et inversement. L’écologie a besoin de la psychologie, notamment pour comprendre les ressorts profonds de nos relations avec la nature et de nos comportements anti-écologiques. Et la psychologie, qui traite de l’âme humaine, a besoin de l’écologie pour replacer toute une série de souffrances, de pathologies, de mal-être humain, dans leur contexte écosystémique, et pour intégrer le vivant dans les approches thérapeutiques.
Lier la crise psychique à la crise écologique semble subversif: y répondre, cela suppose une remise en cause profonde de notre modèle de société…
Pour être concret, on peut prendre comme exemple le consumérisme. Pour moi, l’ADN du système qui épuise la Terre et les humains, c’est l’hubris, la démesure. L’une de ses expressions, c’est le consumérisme, la surconsommation. Je suis un adepte de la sobriété joyeuse – car la sobriété, ce n’est pas triste, punitif, privatif –, mais force est de constater que la décroissance ne touche qu’une minorité de la population. Il y a énormément de résistances conscientes et inconscientes.
Pourquoi? Parce que ce système croissanciste-productiviste-consumériste n’est pas seulement à l’extérieur de nous, mais il vit à l’intérieur de nous. Il capte, capture et instrumentalise nos ressorts intimes les plus profonds, comme la peur du manque, derrière laquelle se cache la peur de la mort; la quête d’identité et de reconnaissance – dans une société liquide où on n’a plus vraiment de repères pour se construire, «je consomme donc je suis» –; ou encore la puissance de désir que nous avons en nous, mais que le marketing désoriente, rabat sur des objets, dégrade en envies qu’il fait passer pour des besoins, générant des processus addictifs. Je pense d’ailleurs qu’un des problèmes majeurs de santé mentale aujourd’hui, c’est celui de l’addiction, pas seulement aux drogues, mais à la consommation de manière générale, aux écrans et à la technologie.
Le système croissanciste-productiviste-consumériste vit à l’intérieur de nous.
Se libérer du consumérisme suppose de travailler sur toutes les dimensions: collectives et individuelles, intérieures et extérieures. La grande faiblesse des politiques et de la plupart des écologistes, c’est qu’ils ont une façon parcellisée et compartimentée d’aborder les problèmes, en restant surtout sur des approches extérieures. Des mesures économiques, des technologies vertes, des lois ou encore des incitations individuelles comme les écogestes sont nécessaires, bien sûr, mais elles ne suffisent pas. On aborde peu les questions d’intériorité, qui ont aussi une dimension collective. Car nous sommes dans une culture.
Vers la sobriété joyeuse
Remettre en cause le consumérisme, cela suppose d’opérer un profond changement culturel. On pointe souvent du doigt la «nature humaine», qui serait fondamentalement avide. Mais ma conviction, c’est que les comportements de surconsommation sont le produit des structures socio-économiques dans lesquelles nous vivons et qui vivent en nous, à travers tout un environnement qui ne cesse de nous stimuler, d’électriser nos pulsions à la fois grégaires (être comme les autres) et narcissiques (être différents), et dans lequel nous baignons en permanence. A travers aussi des constructions sociales, comme une certaine conception du bonheur, alimentée par des flux massifs d’images, la publicité, les réseaux sociaux, pour nous amener à consommer toujours plus.
Ces processus sont extrêmement profonds, complexes, et on ne pourra amener des réponses à la hauteur des enjeux que si on arrive à articuler toutes ces dimensions. Cela suppose un travail sur soi, un changement de regard sur la nature (qui n’est pas qu’un stock de ressources), une redéfinition de notre idéal d’accomplissement humain, mais aussi des mesures politiques et économiques, une éducation…
Pour les écopsychologues, l’une des voies vers la sobriété joyeuse est de passer de sources secondaires de satisfaction – les biens extérieurs, l’avoir, la technologie – à des sources primaires. Celles-ci, fondamentalement, ont à voir avec des relations profondes et de qualité : à soi-même, aux autres, au vivant et, pour certaines personnes, au mystère du plus grand que soi qui ouvre à la spiritualité. Je pense qu’avec ce retissage, on a une vraie clé pour répondre en profondeur aux enjeux de santé mentale.
Notes
[1] Commissariat général du Plan, Plan et prospectives, 1985, la France face au choc du futur, Armand Colin et Documentation française, 1972.
[2] Emmanuelle Delrieu, Comment garder les pieds sur Terre quand tout fout le camp, Le Souffle d’Or, 2024.
[3] The Making of a counter culture, paru en 1968, dont la traduction française a été publiée dès 1970 (Vers une contre-culture. Réflexions sur la société technocratique et l'opposition de la jeunesse, éditions Stock). Les éditions La Lenteur l'ont ressorti sous le titre Naissance d'une contre-culture (2021).