Femme, Vie, Liberté
A l’heure où l’on commémore les deux ans de la mort tragique de Mahsa Amini en Iran, il est temps de (re)lire le roman graphique Femme, Vie, Liberté (Editions L’Iconoclaste, 2023). Un ensemble remarquable de textes et de bandes dessinées, qui – avec humour, engagement critique et recul historique – permet de comprendre les tenants et aboutissants du premier mouvement féministe d’envergure en Iran et dans le monde musulman, mené au premier chef par les femmes et suivi par des jeunes et aussi des hommes. Une ode à la libération.
C’était il y a deux ans. Le 16 septembre 2022, Mahsa Aminin est tuée par la police des mœurs iranienne parce qu’une mèche dépasse de son voile. Instantanément, par la puissance des réseaux sociaux, une vague de protestations s’élève et se déverse dans l’ensemble du pays. Partout, dans la rue, des femmes arrachent et brûlent leur voile. Un mouvement féministe sans précédent vient de naître, soutenu par d’innombrables personnalités et groupes dans le monde entier.
Il a pour nom ou slogan «Femme, Vie, Liberté». Femme pour le refus du système d’inégalités, de domination et d’oppression fondé sur le genre et dont le voile est le symbole. Vie pour le droit de tous et toutes à une existence dans la dignité et la justice ainsi que l’abolition de la peine de mort. Liberté pour l’instauration d’une démocratie laïque et égalitaire où le pluralisme des opinions serait respecté et les privilèges mis en cause.
Décryptages
Pour comprendre cette dynamique dans sa complexité, dynamiter des clichés encore très répandus dans le monde occidental, briser l’indifférence et le silence, soutenir la révolte et nourrir la solidarité avec le peuple iranien, Marjane Satrapi, auteure notamment de la magnifique autobiographie Persépolis, a réuni trois experts et dix-sept bédéastes. Il en résulte un ouvrage collectif et copieux qui se déploie en trois moments.
D’abord, un rappel des événements avec un portrait de la victime, le décryptage de l’hymne de la révolte (Barâyeh) composé par le jeune chanteur Shervin Hajipour à partir de tweets de contestation et illustré par l’artiste iranienne Shabnam Adiban.
On y découvre aussi la naissance et le rayonnement du slogan «Femme, Vie, Liberté», la révolte de la jeune génération qui n’hésite pas à braver la tyrannie cruelle du régime, les manifs et les techniques pour échapper à la police. Mais aussi, revers de la médaille, la terrible répression et le climat de peur instaurés par les autorités à travers des empoisonnements au gaz de milliers d’écolières, une surveillance digne de Big Brother, des conditions de détention infernales, l’usage de la torture et du viol pour extorquer des aveux conduisant aux coups de fouet ou à la pendaison.
Ensuite, un zoom arrière sur le contexte historique, politique et social. L’ouvrage explique les trois révolutions au siècle dernier, les structures dirigeantes avec le guide suprême – représentant de Dieu sur terre – soutenu par différentes polices, en particulier les sanguinaires et corrompus Gardiens de la Révolution. Sont également évoquées la folie de la censure, l’hypocrisie des oligarques dont les mœurs sont contraires aux lois du régime, les tensions qui traversent une famille à l’occasion de la fête nationale.
Enfin, la troisième partie nous plonge dans la résistance du peuple à la dictature à travers des manifestations tous azimuts, le rôle de la diaspora et les questionnements qui l’animent, l’histoire et les combats exemplaires de très courageuses avocates militantes, les stratégies des femmes au quotidien pour braver les interdits, ne pas porter le voile, faire du sport, aller au stade, se maquiller, chater, flirter. Autant de petits gestes, dangereux, mais qui, selon un proverbe persan, sont les «gouttes qui font l’océan».
Lueurs d'espoir
Deux ans après, où en est-on ? Le combat des femmes pour l’égalité, la liberté, la dignité et leurs droits fondamentaux continue. Le mouvement a échoué politiquement – l’Etat théocratique islamique n’a pas été renversé – mais il a réussi culturellement. Les manifestations de rue ont cessé, mais la résistance et la désobéissance civile se poursuivent un peu partout, notamment dans les urnes et les prisons. Surtout, un grand tabou et verrou a sauté : la peur généralisée des femmes d’enlever le voile a clairement diminué. Elles ont une conscience accrue de leur liberté et le désir de se réapproprier leur corps. Malgré l’escalade dans la violence et la répression qualifiée par l’ONU de «possible crime contre l’humanité» – les condamnations à mort ont explosé, selon un rapport d’Amnesty International –, le pouvoir n’arrive plus à imposer le voile.
Les jeunes, très sécularisés et connectés, aspirent à une culture et à une existence libres de tout interdit religieux. Auteur du puissant Les graines du figuier sauvage, le cinéaste Mohammad Rasoulof le dit bien: «Auparavant, la République islamique gérait le pays en disant: “Soyez qui vous êtes, mais vivez tel qu’on vous l’impose.” Le mouvement leur répond: “Maintenant, on va vivre comme on l’entend.” Le régime iranien finira par être enseveli par les problèmes qu’il a lui-même créés. C’est ce que j’ai voulu donner à voir dans la séquence finale de mon film.»
L’avenir est incertain, imprévisible. En même temps, le seul possible est celui vers lequel conduit «Femme, Vie, Liberté». Un retour en arrière semble exclu. C’est la conviction de l’actrice Golshifteh Farahani, contrainte à l’exil il y a seize ans, qui est devenue l’une des porte-parole de la contestation iranienne en Occident: «Oui, cette jeunesse a une force incroyable, elle est comme une graine qui est plantée. Même si c’est dans un environnement sale et hostile, elle va grandir, car c’est dans sa nature de pousser. C’est la graine du figuier sauvage. Ce n’est pas un espoir, c’est un fait. On sait que ça va arriver.»