Anne Sibran: Le premier rêve du monde
«Le chaman traverse les mondes, il est le pont, il va discuter de l’autre côté du rideau de l’invisible», déclarait l’écrivaine Anne Sibran à propos de son envoûtant ouvrage, né de son vécu avec les peuples amazoniens: Enfance d’un chaman (Gallimard, 2017). On pourrait dire la même chose du peintre Paul Cézanne qu’elle met en scène dans Le premier rêve du monde (Gallimard, 2022). Transfigurée par une écriture poétique finement ciselée, une quête initiatique de la beauté de la Terre où nous vivons, d’un «inespéré» surgissant de «l’éternel présent», «au-delà du temps des hommes et de ce qu’ils voient».
Le nouveau roman d’Anne Sibran raconte l’amitié entre trois personnages qui partagent la même recherche de l’absolu, dont ils représentent trois incarnations à travers le sens de la vue. Le peintre Paul Cézanne se cogne au monde, car ses yeux – fatigués et rougis – ne voient plus les objets qui l’entourent. L’ophtalmologue Barthélémy Racine découvre que l’œil est une porte vers l’infini, un instrument d’accès au divin pour qui sait en jouer. Quant à l’épouse de ce dernier, la jeune Indienne Kitsidano, qui est aveugle de naissance, elle vit sa cécité comme un espace de fusion avec le monde à partir de l’intériorité.
Tous, dans leur solitude et altérité, sont réunis par la même aspiration à la beauté, au contact et dialogue avec le vivant et tous les êtres qui l’habitent, dans la simplicité et la magie de la première fois. «Regardez, mon ami, ce qui coule à chaque instant sous toute cette transparence étalée sous nos yeux», dit Cézanne à Barthélémy… Leur amitié les nourrit, les soutient et leur permet de grandir en s’enrichissant de leurs différences, car ils se comprennent, se reconnaissent et se rencontrent de cœur à cœur, dans une même vibration d’âme.
Lors du dernier festival d’Avignon, à l’invitation de La Société des auteurs (SACD) et de France-Culture, Anne Sibran a lu Cézanne, chaman, un texte inédit enrichi d’extraits de Enfance d’un chaman et de Le premier rêve du monde. «Et si nos peintres, nos poètes, tenaient le rôle dévolu ailleurs aux guérisseurs et aux chamans, à garder le fil d’une attention éperdue au vivant pour livrer passage à ces moments de fusion, de rencontres? Des toiles, des poésies, ou les gestes simples du jardinier, du paysan, posés devant le désastre sans autre but que de témoigner indéfectiblement de ce que la terre continue de fourbir, de beautés, de surprises, quoi qu’il advienne. Et si Paul Cézanne était chaman? S’il prenait sa part de vigilance et de transmission, posté aux lisières de l’invisible avec un regard béant?»