Sorcière – spectacle musical
L’intérêt pour les sorcières et le combat pour leur réhabilitation ne faiblissent pas. Un signe des temps et une manifestation de la «puissance invaincue des femmes» (Mona Chollet), indissociable de leur lien profond avec le vivant célébré par une partie de l’écoféminisme. Pour preuve, le remarquable spectacle musical Sorcière, porté par le duo pop Aliose et mis en scène par Sophie Pasquet Racine. Une œuvre habitée qui à la fois nous touche au cœur, nous enchante et nous fait réfléchir sur hier et aujourd’hui.
La chasse aux sorcières a fait, selon les estimations, quelque 60’000 morts en Europe entre le XVe et le XVIIIe siècle. La Suisse, on l’ignore souvent, a joué un rôle majeur dans ce carnage. Elle détient la palme de la persécution avec quelque 6000 personnes – quatre cinquième de femmes, mais aussi des hommes et des enfants – condamnées au bûcher.
Sorcière nous rappelle cette page funeste souvent oubliée de notre histoire, où le canton de Vaud s’est illustré avec plus de 2000 victimes. Ce puissant spectacle musical nous ramène au début du XVIIe siècle et nous plonge dans le procès de Louise, figure fictive construite à partir de nombreux cas bien réels et documentés. Cette jeune femme est accusée du décès d’un enfant qu’elle aurait infesté de démons, d’une grêle dévastatrice, de la mort d’animaux de ferme, d’adultère et d’orgie avec le diable. Une marque sous le sein attesterait de sa possession par le Satan.
La force de cette création collective réside dans plusieurs choses. D’abord, la qualité des chants et de la musique, qui touchent le cœur. Animés d’un vrai souffle, ils génèrent un bel équilibre entre l’intelligence et l’émotion. La gravité du propos, la violence, le caractère ténébreux et mortifère de ce qui est évoqué, n’empêchent pas une forme de légèreté, le rayonnement d’une lumière et d’un élan de vie plus fort que la mort au travail. Alizé Oswald, qui interprète Louise, le dit justement: «Je pense qu’à travers la musique, on peut dire des choses très dures avec beaucoup de douceur». Si le corps est réduit en cendres, l’âme brûle d’un autre feu que celui des bourreaux. Un refrain bouleversant envahit le chœur et la nef de l’église: «Que les siècles dansent, dansent sur nos cendres. Que nos braisent volent, volent et se répandent. Une étoile dans la nuit, grand incendie. Une femme qui brille.»
L'intransigeance et le doute
Ensuite, la cohérence entre l’histoire et le lieu de la représentation. En l’occurrence, le magnifique temple Saint-Vincent (Montreux), qui date du XVe siècle, c’est-à-dire de l’époque où se situe l’action. La scénographie utilise de manière judicieuse l’espace en respectant l’architecture. Le décor en bois, sur trois niveaux, symbolise par sa simplicité l’exécution hâtive des procès. La circulation du son, qui semble venir de tous côtés, suscite une expérience d’immersion intime et par moment quasi hypnotique.
Enfin, l’approche nuancée du sujet. Si effets sonores et de lumière il y a, ils restent modérés. La violence, la torture, les humiliations et la souffrance sont palpables, explicites par la parole, suggérées par l’évolution des costumes et exacerbées par les stridences convulsives d’un violoncelle. Sur le fond, pas de manichéisme caricatural ou facile. Le juge, invoquant la volonté de Dieu et brandissant le Malleus Maleficarum – traité de démonologie et sommet de misogynie – incarne certes l’intransigeance dogmatique et bornée de la justice et d’une partie du monde ecclésial de l’époque.
D’autres figures cependant, comme le médecin chargé d’authentifier la marque du diable sur le corps de Louise, ne cachent pas leurs tiraillements intérieurs. Ainsi le châtelain qui accueille le procès dans son domaine: «Tous mes repères volent en éclats. Est-ce le mal ou le bien?» En même temps, la pression sociale est énorme, qui nourrissent la trouille et la lâcheté: «Le silence comme un vautour dans ma gorge et partout autour. Tenir ma langue quoiqu’il en coûte, malgré mes doutes.»
Résonances actuelles
Last but not least, on mentionnera encore les résonances entre hier et aujourd’hui. Le spectacle n’éclaire pas seulement le passé en déterrant et libérant les mémoires, il interroge le présent. La possession est en réalité celle des rumeurs, des croyances et des préjugés. Mais aussi la crédulité, la jalousie, la haine et la peur. Si, comme elle le chante, Louise est prête à «défendre son innocence», la menace d’une extension de l’enquête à sa famille la contraint aux aveux qu’on essaie de lui extorquer.
Le conformisme, les mécanismes grégaires, discriminatoires et destructeurs de l’époque ne sont pas sans rappeler ceux d’aujourd’hui sur les réseaux sociaux, où des réputations, des êtres et des vies sont ravagées à coups de racontars et de potins. Les mensonges et faux témoignages qui accablent Louise rappellent les fake news, les harcèlements et lynchages numériques et médiatiques. Les jets lumineux braqués en tous sens sur la scène et au milieu du public par les choristes comédiens évoquent autant des torches que des smartphones. Du coup, nous ne sommes pas seulement spectateurs et spectatrices, mais aussi juges et parties.
Vu au Temple Saint-Vincent (Montreux) le 7 septembre 2024.