Bloc-notes 2024

Bloc-notes

Des chroniques à temps et à contretemps. Un lieu de partages, de réflexions personnelles, de «mémoires intérieurs» et d’échos à des événements, des lectures, des rencontres, des rêveries et des découvertes de tous ordres. À chaud ou à froid, en lien – irrégulier, discontinu, décalé, souple et détendu – avec l’actualité. Avec des zigzags et des chemins de traverse, des hauts et des bas, des présences et des absences. Un peu comme la vie quand on tâtonne ou la conversation quand on réfléchit à haute voix… Au risque de se perdre pour mieux se (re)trouver.

Au nom de la Nature

J’ai rencontré Pascale Smeesters et son compagnon Bao Dang le 28 juin 2017 à Lausanne pour un entretien filmé. Ces deux nomades philosophes, photographes, vidéastes et amoureux de la nature arrivaient gentiment au bout d’un tour du monde de treize mois avec une idée un peu folle: réaliser un cycle de documentaires sur la philosophie de l’écologie. Avec cette question: pour quelles autres raisons que la survie de l’espèce humaine devrions-nous protéger la nature? Pour tenter d’y répondre, le couple de jeunes Belges a rencontré des penseurs, artistes et autres activistes aux quatre coins de la planète, qui leur ont expliqué au nom de quoi elles s’engageaient.

En août 2017, ils m’avaient envoyé un compte-rendu substantiel de notre rencontre, publié sur leur blog. Sans nouvelles de leur part, je pensai que le projet n’avait pas abouti. Quand, le 28 octobre dernier, j’ai eu l’heureuse surprise de recevoir un mail de Pascale, avec un lien vers la série documentaire intitulée Au nom de la Nature, en particulier le deuxième volet du deuxième épisode, consacré au christianisme et à l’islam dans leur rapport au sacré et à la nature. J’y interviens aux côtés de Martin Palmer et Fazlun Khalid.

Depuis leur périple, Pascale et Bao ne sont pas restés les bras croisés. Ils ont notamment fait une exposition et un livre: Natures. Un voyage photographique et philosophique (Le Livre en papier). Le projet de documentaires, réalisé dans le temps libre et sans financement à partir de centaines d’heures d’interviews, est immense. Il est cependant en bonne voie. Il comprendra sept épisodes. Les premiers sont déjà en ligne, d’autres suivront.

Décoiffant spectacle décolonial

[30 septembre 2024] Tout est en train de s’effondrer, nous disent les collapsologues. Qu’est-ce que cela signifie pour une femme afro-descendante d’aujourd’hui? Car si «nous sommes toutes et tous dans la même tempête, nous ne sommes pas dans le même bateau». Vues du Sud, la démesure consumériste et les incantations du Nord pour le développement durable ne sont-elles pas l’expression, sous des atours vertueux, d’une forme néocoloniale de domination systémique? Voilà ce que l’artiste sud-africaine Ntando Cele explore dans Wasted Land à travers l’exemple de la filière textile. Un spectacle multimédia et musical, chanté et dansé, où la rage s’allie au désir de vie, la poésie à l’ironie mordante. Une invitation à nous décentrer pour écouter une autre voix. Politiquement incorrecte et puissamment interpellante.

Au début du spectacle, des paysages de désolation. Les dérèglements climatiques et une guerre raciale ont dévasté la Terre. Il n’y a plus que des déserts. Le chaos et la mort règnent. L’humanité a disparu, sauf… Une femme noire qui marche dans le crépuscule, un gros ballot d’habits sur la tête. Une mélopée bouleversante, jaillie des profondeurs de la Terre ou descendue du ciel, accompagne ses soupirs et ses gémissements. Elle s’arrête au milieu d’immenses tas de vêtements… Lire la suite

L'âme brûlante des sorcières

[10 septembre 2024] L’intérêt pour les sorcières et le combat pour leur réhabilitation ne faiblissent pas. Un signe des temps et une manifestation de la «puissance invaincue des femmes» (Mona Chollet), indissociable de leur lien profond avec le vivant célébré par une partie de l’écoféminisme. Pour preuve, le remarquable spectacle musical Sorcière, porté par le duo pop Aliose et mis en scène par Sophie Pasquet Racine. Une œuvre habitée qui à la fois nous touche au cœur, nous enchante et nous fait réfléchir sur hier et aujourd’hui.

La chasse aux sorcières a fait, selon les estimations, quelque 60’000 morts en Europe entre le XVe et le XVIIIe siècle. La Suisse, on l’ignore souvent, a joué un rôle majeur dans ce carnage. Elle détient la palme de la persécution avec quelque 6000 personnes – quatre cinquième de femmes, mais aussi des hommes et des enfants – condamnées au bûcher… Lire la suite

Mémoire éternelle pour Annick de Souzenelle

[11 août 2024] En naissant au ciel, Annick de Souzenelle, comme elle le disait dans une récente Méditation sur la mort, a vécu l’ultime «visite de l’Amant divin» dont elle a déchiffré les voies tout au long de sa vie. En guise d’hommage, quelques échos d’une rencontre il y a quelques mois, où la flamme de l’Esprit continuait à l’animer malgré son grand âge et la maladie. Il a été question de la mort, mais aussi du «grand retournement» nécessaire à la mutation à opérer pour répondre en profondeur aux effondrements en cours et à venir.

Ce dimanche 11 août 2024, Annick de Souzenelle est née au ciel. En paix, après une traversée des ombres caractéristique de la matrice du crâne où les ténèbres deviennent source de la lumière. Préparée et prête depuis longtemps à ce grand passage. Entourée de ses proches, plus particulièrement de sa fille Marie Anne qui s’est occupée d’elle et l’a accompagnée pendant des mois avec un dévouement infini et admirable. En reliance avec ses ami.e.s de cœur, toutes celles et ceux qu’elle a initiées aux arcanes de la vie spirituelle et orientées sur les chemins du «Va vers toi». Elle avait 101 ans… Lire la suite

Antigone en Amazonie

[25 juin 2024] A travers une relecture de la figure d’Antigone, le metteur en scène bernois Milo Rau efface les frontières entre le mythe antique grec et la réalité actuelle au Brésil pour dénoncer la destruction de l’Amazonie, les violences systémiques envers la Terre, les populations indigènes, les femmes et les minorités sexuelles. Une œuvre bouleversante qui mêle avec brio théâtre et cinéma, fiction et documentaire. Une puissante leçon d’humanité et d’engagement politique de l’art.

«Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme», chante le chœur au début de l’Antigone de Sophocle. C’est cette parole qui, sur des accords de guitare mélancoliques et envoûtants, ouvre la pièce de Milo Rau. La monstruosité renvoie en l’occurrence au massacre du 17 avril 1996, perpétré par la police militaire lors d’une marche pacifique du Mouvement des sans-terre (MST) sur une autoroute de l’Etat du Para. Une vingtaine de personnes exécutées d’une balle dans le cou ou dans la tête et quelque 70 blessés, dont une quinzaine resteront invalides, parce qu’ils revendiquaient leur droit à la terre et protestaient contre la déforestation de l’Amazonie… Lire la suite

Raconte-toi ou meurs!

[7 mai 2024] Une vraie réflexion sur une problématique contemporaine essentielle à travers une chorégraphie époustouflante. Voilà ce qu’offrent le jeune Danois Alan Lucien Øyen et sa compagnie Winter Guests avec Story, story die. Une pièce de théâtre dansé qui prend à bras-le corps le rôle du storytelling dans nos vies et notre époque. Avec ses promesses et ses désillusions, ses vérités et ses mensonges.

Story, story, die était au programme du récent festival de danse STEP, qui a tourné dans toute la Suisse. Le titre est éloquent. Story renvoie à la place croissante de la narration – en particulier de soi – dans le monde actuel. Le mouvement de la transition en a fait, comme composante clé de l’imaginaire, l’un des moteurs de la transformation individuelle et sociétale à opérer. «Changer d’histoire pour changer l’Histoire», disait Cyril Dion, auteur du film DemainLire la suite

L'humanité avant les idées

[20 février 2024] Invitée par Ariane Mnouchkine, la pièce de Richard Nelson nous immerge dans la tournée américaine du Théâtre d’Art de Moscou dirigé par Constantin Stanislavski. Entre moments de fêtes, drames quotidiens et inquiétudes pour l’avenir, une journée de 1923 dans la tension entre les pressions politiques de la Russie bolchevique et les lois économiques de l’Amérique capitaliste. Que peut la création théâtrale face au «bruit» et à la «fureur» du monde?

Entre deux rangées de gradins, une grande table dans une pension. Autour d’elle, onze actrices et acteurs du légendaire Théâtre d’Art de Moscou vont aller et venir, discuter et se disputer, se raconter des histoires s’embrasser et se taquiner, porter des toasts, boire, manger, blaguer, rire, chanter, jouer… Il y a parmi eux Olga Knipper, la veuve de Tchékhov qui vient de mourir, omniprésent par son esprit. Mais aussi le fondateur et directeur Constantin Stanislavski (1863-1938)… Lire la suite

Comment mesurer une vie?

[10 février 2024] Quand l’art et la politique se conjuguent et se magnifient mutuellement. Telle est l’expérience puissante que j’ai vécue en découvrant récemment l’œuvre de Carrie Mae Weems au Luma à Arles. La plus grande exposition jamais consacrée en Europe à cette grande artiste et activiste afro-américaine. Une réflexion décoiffante sur les dominations systématiques et la démocratie.

Photographe renommée âgée aujourd’hui de 70 ans, Carrie Mae Weems questionne depuis près de quatre décennies les dominations systémiques en explorant l’image de la femme noire, le racisme, le sexisme, les relations de pouvoir dans la société et au sein de la famille. Elle puise pour cela son inspiration dans l’histoire des communautés afro-américaines. Une mémoire tissée de blessures et de traumatismes, mais aussi de révoltes et d’espoirs. «La violence dirigée contre le corps noir est une réalité qui doit être soigneusement comprise, analysée, et ce, de manière continuelle et non ponctuelle, explique-t-elle. L’histoire se répète. On revient toujours sur le même terrain, mais sous une autre forme. C’est l’une des raisons pour lesquelles les problématiques liées à la race, à l’identité, à la politique et à la violence continuent de s’imposer à nous, et à moi.»… Lire la suite

A travers les miroirs

[31 janvier 2024] Pour célébrer le centenaire de sa naissance, LUMA Arles a consacré à Diane Arbus (1923-1971), monument légendaire de la photographie, l’exposition la plus complète sur son œuvre. Une «constellation» de 454 tirages uniques sous la forme d’un palais des glaces. Une immersion dont on ne sort pas indemne. Un voyage bouleversant à travers les miroirs du monde, de l’artiste et de nous-mêmes. Une œuvre d’une actualité renouvelée à l’heure où croissent la conscience des dominations systémiques et le besoin de rendre visibles les invisibles.

La forme de cette rétrospective est non seulement puissante, mais profondément pertinente. A trois titres. Primo, comme dispositif. Pas de chronologie, de sens de la visite ou de notices. Pour Doon Arbus, réfractaire au «déferlement de théories et d’interprétations» dont l’œuvre de sa mère a fait l’objet, les photos sont «assez éloquentes pour n’avoir besoin d’aucune explication, d’aucun manuel d’instruction pour les regarder, d’aucun détail de biographie pour les étayer»… Lire la suite

Saisir l’essentiel dans l’éphémère

Nul mieux que François Mauriac, dans son célèbre Bloc-notes, a su développer un art de la chronique comme forme de dialogue avec soi-même et avec autrui. A l’écoute de l’esprit du temps, des mutations en cours et à venir, des heurs et malheurs du monde, de ce qui travaille la Terre et l’humanité en profondeur. Autrement dit, une façon constante d’aller vers le monde et autrui en passant par soi-même. Et inversement… Dans la tension entre l'immanence et la transcendance, la lucidité et la foi, la contemplation et l'action.

J’ai longtemps hésité, mais – tant pis ou tant mieux – je me lance. En écrivant les premières lignes de ce journal de bord à temps et à contre-temps, je pense inévitablement à François Mauriac et à son célèbre Bloc-notes. Référence géante, éblouissante et écrasante, mais incontournable. Pas que j’ambitionne de l’imiter, quelle prétention! Non, mais – au-delà de sa verve polémique et ferrailleuse qui n’est pas mon genre – il y a chez lui plusieurs choses qui me touchent et qui ont, pour moi, valeur d’exemple… Lire la suite

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